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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 22 février 1782
du bignon le 22 fr 1782
tout a été examiné mon bon amy, dans mon conseil intérieur qui
commence à être ancien. mes amis, de paris surtout, n'entendent rien
aux affaires; de protecteurs je n'en eus jamais ny ne m'en souciay. si quel=
que chose peut avoir l'air du crédit, hors de la garde robe, aujourd'huy qu'il
ny en a point, dans une monarchie ce sont les ministres; or je ne vou=
lus onc attendre dans une antichambre, et aujourd'huy sans avoir l'air
d'etre faché des sottises qu'ils ont faites à mon égard, j'ay pourtant décl=
aré à des plats qui me demandoient des mémoires &c que ces gens là
ne verroient jamais de requêtes de moy. vous me dirés qu'il y paroit
à mes affaires; cela peut etre, mais ces gens là n'ont 1 mot écriture ny ma femme
ny mes enfants et ce fut là tout mon mal. ce mal au reste n'aporte ny sur
la considération ny sur l'amitié, il est donc peu de chose.
à légard de mes graves affaires elles sont dans les mains de gens d'affaires et
conseils, mais je la talonne et sur faits et articles, mieux dicy que je ne ferois
là bas, où je participe comme les autres à ce bruit et tracas deriens qui dévorent
le temps et évaporent l'attention. du reste ce pavé me brule et le principal et le
tout est de ne pas tomber dans le desordre pécuniaire, où tout et touts me poussent
depuis tant de temps. ces affaires ne marchant pas comme je voudrois, mais
où sont celles qui vont de la sorte?
au reste mon fils accompagné d'un bon et habile homme d'affaires, etoit dès le
mardy gras remis dans les prisons de pontarlier, jour où il a subi son premier
interrogatoire, où, me mande t'on, il les a battus à platte couture. jamais hom=
me n'a été plus audacieux que celuy là; il tomboit au terme de sa contumace
il aura tout à l'heure 33 ans; j'ay préparé de mon mieux la voye et fait
consulter le tout; mais comme il doit avoir bien des ennemis et par ses faits
<1v> et par la terreur qu'on a de ses talents; je n'ay pu exiger toute la marche de la
prudence à un homme soux les pas duquel, tout terrein doit être spongieux. il
vient donc de faire un pas décisif qu'on dit de tout temps qu'un homme sage
ne doit jamais faire; mais je n'en suis guères en peine, attendu que toute audace
reussit dans le siècle de la peur. ce ne sera quun pas de sa réintégration et
il luy reste assés et trop de rudes affaires, mais c'etoit le premier pas à faire.
au reste je vous avertiray mon digne amy, à mesure que mes affaires mar=
cheront, vous qui voulés bien y prendre tant d'intérest.
je ne vous ay jamais donné butré pour un homme à marche régulière.
s'il n'etoit pas fou, seroit il apôtre, et les homme au fonds valent ils la pei=
ne qu'on le soit, quand on a quelqu'autre chose à faire? or quiconque songe
à son fait et à son bien etre à cette affaire, et quiconque ny songe pas, est
surement fol. celuy là l'est par bien des bouts, je vous en avois prévenu. mais
il y a à gagner toujours quelque chose à gagner avec ces foux là pour un
homme sage. aussy ne luy recomandois je pas à luy de vous voir, mais à vous
de le voir et d'en tirer pied ou aile. vous futes ravy de sa besogne à la premiere
vue, et puis vous l'avés laissé là parcequil est l'antipode de l'urbanité. cest
bien là le grain de la parabole, semé par les chemins, ou soux les buissons.
au reste j'etois bien loin de penser qu'il vous aprit à mener vos do=
maines, nous l'avons comme nous l'avons disoit une dame d'un bon esprit
à un petit Mr qui luy faisoit des excuses sur certaines disproportions es=
centielles; qui scait mieux que moy que les projets et revirements d'agriculture
sont ruine quand cest tout de bon, et qu'un notable ne doit donner là dedans
que comme morlac quand il tenoit les palissades des retranchements de bou=
logne, faisant semblant de vouloir monter pour y pousser les autres, dont
advint qu'un officieux le prenant par la ceinture des culottes le jetta dedans
et me fit dit il plus brave que je ne voulois.
à légard de votre fribourg; cest pourtant une chose très interessante pour
des constitutions comme les votres; il faut des hérésies a dit notre seigneur
cela aiguise lesprit de tout le monde, cela attache à l'opinion par l'opiniatreté.
<2r> le siecle philosophique, où l'on veut rendre l'homme conséquent et son maitre
tout aux raisonements de la personalité isolée, est aussy dangereux et fatal
aux républiques qu'à la religion, et par la même raison; car le bien public est
aussy un être methaphisique qui sert de lien par la reunion des opi=
nions; personne n'y tient que par son intérest personnel au fonds, et
vous scavés qu'otés les biens d'opinion, l'intérest personnel deviendra
bien sordide et bien court, toujours matiere de discorde; tout au plus
objet de ligue et jamais lien de société. d'après ce raisonement qui n'est
pas fort clair, et que j'entends sans doute mieux que je ne lénonce; il est
à propos que vous ayiés quelquefois de fortes tracasseries dans votre 1 mot écriture
pour rechauffer cet ancien jugeoir helvétique, qui a fait un chef doeuvre
de paix et de concorde, de l'instrument politique le plus discord qui fut
jamais, comme aussy un paradis terrestre de la plus vigoureuse contrée
de l'europe.
adieu mon cher amy, adressés moy toujours vos lettres à paris
assurés de mes Respects bien sincères vos dames. je vous embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier
à Berne