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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 12 décembre 1781
du bignon le 12 xbre 1781
j'ay voulu attendre le temps pour répondre à votre lettre mon cher et
digne amy, où vous devés être à berne selon ce que vous me marquiés.
dans le sein de dieu, mon cher saconay, tout prendra une nouvelle
forme, aux données de laquelle il ne nous est pas accordé d'atteindre même
par l'imagination, mais seulement d'y croire par la foy, de l'espérer par
la justice et de sen remettre à la bonté du créateur par la confiance et la
résignation. icy bas, l'ordre qui nous apela nous et les notres, leurs vertus leur
mérite et leurs agréments, l'ordre dis je nous rapele et nous entraine; et la
folie humaine sujette à se repaitre de folies flateuses etoit bien aveugle quand
elle desira trouver le secret de se soustraire à son cours. quand on nous
accorderoit le secret de leau de jouvence, ny vous ny moy qui scavons ai=
mer, ne voudrions survivre à tout ce qui nous doit etre cher; mais ceux
même qui n'aiment qu'eux, ne p songent pas qu'une telle exception ne
pourroit s'obtenir qu'au moyen du miracle entier; si je ne dois pas m'user
je ne dois rien perdre, si je ne dois déchoir je ne puis avoir rien à réparer
je renonce à la faim, la soif, et la fatigue et j'abjure touts les plaisirs en
abdiquant touts les besoins. combien n'est il pas plus court plus simple, plus
naturel et plus vray, de dire ce que j'ay tant de fois répété; il s'ouvriroit
toute à l'heure une nue pour faire place à la voix qui me diroit fais toy toy
même ton sort que je dirois en me prosternant à dieu ne plaise que je sorte
du grand cercle de l'ordre pour aller seul me perdre dans le vague océan
de mes propres volontés. ce sentiment que j'eus toujours, autant qu'on peut
se répondre de soy même loin du combat, je demande bien sincèrement de l'avoir
tel au moment de la résignation décisive. il m'a servy dans bien des occasions
il doit nous servir dans les pertes les plus douloureuses, ainsy que dans les
privations journalières qui en sont la suitte.
combien les détails que vous me faites mon cher amy m'ont intéressé: seroit
<1v> il permis à l'intime amy de 50 ans d'ancienneté de vous avertir de prendre
garde à ceux que vous faites pour le futur. il ne m'apartient pas de juger
les circonstances, les caractères, les moeurs du paÿs, toutes conditions qui
changent létat des choses; mais en général et dans les grands traits, la nature
est la même partout. je vis avec un gendre unique pour l'honnêteté et le
respect filial, et cela ne m'empèche pas de vous dire, que le plan de se borner à cela
ne scauroit qu'etre sujet à mécompte; vous en eutes un; à la seconde fois
vous ne prendrés pas un hypocondre, mais il y aura autre chose, enfin celuy
là aura sa maison passée et future et cette maison n'est point la votre; tout
est beau dans les accords, tout s'ebranle au solde. un homme enfin si longtemps
père et chef, doit être l'objet toute sa vie, et non seulement l'objet pieux, mais
lobjet réel. vous nêtes pas plus vieux que ne l'etoit feu Mr votre illustre père
quand il se remaria; et si vous voulés que votre enfant soit plus heureuse en
étant plus forte héritière, ce qui n'est assurément pas parmy nous, épousé une
femme qui ne vous donne pas d'enfant, mais ne risqués pas de vous trouver seul
avec un gendre dont dépendra tout votre sort escentiel.
ce que je vous dis là si affirmativement mon cher amy vous paroitra peut-=
être étrange; mais je scais à qui je parle; j'ay beaucoup réfléchy la vie et
connu vos propres qualités et votre coeur fait pour aimer et je vous dis ce que je
ferois moy même, si jetois comme vous libre, avec un bien très rangé et n'ayant
pour toute espérance qu'une jeune personne d'un caractère délicieux.
vous prendriés le bon party pour genève et les genevois, en les laissant faire
et traitant d'apoco leurs querelles. je suis né a pertuis, cité fameuse à deux
lieues de manosque Mirabeau; etant petit on nous contoit les assemblées de ville pour
lelection des magistrats, on s'y donnait cent coups de pied dans le ventre, et comme
pourtant il falloit élire, finalement il sortoit de là un consul, sa perruque
des dimanches dérangée et la bosse au front. à raguze de nos jours ils furent
six mois dans l'anarchie et sans magistrats ny conseil; comme il n'ont pour
voisins que les turcs, les dalmates et les poissons, à la fin ils s'arrangèrent deux
mêmes. j'avois laissé un de mes enfants de deux ans chex un mien voisin en
périgord, qui n'en avoit point et qui la gatoit à plaisir. la petite fille 1 mot écriture
<2r> dans le jardin tomba sur son ventre et tranquillement se mit à crier
papa tout es perdut. tout est perdu vous crie un citoyen de genève, mais
si vous n'allés luy tendre la main il se relèvera bien tout seul.
je n'en dis pas de même des troubles de fribourg; ils Mrs les aristocrates
quelquonques doivent les prendre en profonde considération, et certainement
s'il est de fortes têtes au monde dans lart combiné de la politique palliative
cest dans votres contrées, mais je voudrois qu'on apelat des têtes sages des
cantons démocratiques parmy les médiateurs, car on les apelera comme on
voudra, des députés conseils doivent devenir médiateurs ou cest le conseil des rats
et bien sot qui y perd son temps et sa farine.
franklin chex moy, sur quelque demande qui l'embarassoit, me conta que son paÿs
avoit été 3 mois sans gouvernement et que tout y alloit comme à l'ordinaire jusqu'à la fin de la ligne dommage
à la fin il leur dit Mrs si nous ne nous hatons de faire des loix les peuples s'aper=
cevront qu'ils n'ont besoin ny de nous ny delles. Mrs les aristocrates
heréditaires semblent touts frapés de cet avis là, qui n'est point
fait pour eux; seroient ils donc de même nature que la colique, qui
n'existe pas si elle ne se fait sentir.
je ne scais où j'ay pu vous dire que j'etois liquidé, et comment vous ne comprenés
pas qu'une folle séparée me demande 1'100'000 lb de son bien que j'ay mangé, car
les alienations sont à restituer, depuis cet été il est vray la répetition est dit on
diminuée d'un million, il faut espérer qu'elle diminuera davantage.
notre digne amie est toujours à paris et retenue par la lenteur des mêmes affaires
qui la retenoient; elle tranchera dans le vif néanmoins et va quitter paris en
janvier pour aller gagner les nèges. elle m'a bien chargé de vous faire son compli=
ment mais je crois qu'elle l'a fait elle même. adieu mon cher amy, mes Respects
chex vous et je vous embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Sacconai à Berne
Par Pontarlier