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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 18 novembre 1781
du bignon le 18e 9bre 1781
mon cher amy je vous remercie de votre attention à me donner de vos
nouvelles. ma derniere lettre vous étoit adressée comme le sont toutes les
autres, quand vous êtes aux paÿs de vauds: le plomb de certaines pertes
reste toujours, mais le vif argent s'efface; la nature le veut, ce que la nature
veut, dieu lordonne, lobjet aimé le desire aussy. qui donc est ce qui condamne=
roit à des plans continuels son frère, son enfant, sa compagne? un souvenir
tendre et de vénération pour la mémoire, cest tout ce quil faut. je n'eleve
point les yeux vers le portrait de ma vénérable mère, qu'ils ne se mouillent
de larmes, et je la suivis au tombeau d'un oeil sec; elle etoit sérieuse et sévère
mais le souvenir de ses bienfaits et de ses vertus me la fait voir dans le sein
de dieu, où s'épure toute vertu, où s'imbibe toutte austérité.
oh mon cher amy que vous etes heureux de vivre en des régions, où
ne soit point encore éteinte cette idée consolante et seule digne de
l'homme la religion. quelque pénétré qu'on puisse etre de volonté, comme de coeur
et desprit de sa réalité et nécessité des raports entre le ciel et la terre
quelque cuirassé qu'on se présente contre les attaques du scepticisme par
la seule idee meme que ce qu'on apele la liberté de penser ne peut sarrêter
chex un homme conséquent que dans labime insensé du sceptici pirrhonisme
absolu, il est comme impossible de se préserver en totalité de la contagion
de l'air dont on est environné; ces maudits philosophistes n'ont rien gagné
par le raisonement; mais ils ont tout perdu par le plébiscisme littéraire; ou
pour mieux dire l'oisiveté introduite et multipliée par la multiplication
des rentiers ayant perdu les moeurs et les principes, toute religion tout princ=
ipes sont devenus problématiques et matiere à raisonement. oh cest une belle
chose que l'homme raisonnant ce quil doit sentir et ressentir: de là le matérialisme
de fait, et touts les desordres et les fureurs de l'homme livré sans frein à ses propres
délires; de là le consentement général au méchanisme des idées justifiant celuy
des actes, de là, laffranchissement de toute crainte, l'affranchissement de le renoncement à tout espoir.
<1v> je consentirois sans doute à devenir chou, si le père universel, celuy qui me
donna de vivre, ne me trouvoit bon à autre chose; mais pourrois je consentir
sans un frissonnement de rébellion, le pire des crimes à lanéantissement 2 mots écriture
j'aimay et révéray sur la terre; ce sistème inventé pour de vilains coeurs, ne
scauroit être vrayment adopté que par des ames froides et personelles; maisou
par des ombres végétantes que nous prenons pour des corps; mais combien
il en est sur la terre, cest le plus grand nombre et de beaucoup. quand à nous
mon bon amy qui eumes le bonheur de naitre de bon père et de bonne mère, dans le
sein d'une maison timorée, de recevoir des principes et de les conserver, quand nous
faisons des pertes sensibles, nous scavons que nous rendons à dieu ce qui est à dieu
dont le sein paternel est notre éternel héritage:
marqués moy comment vous arrangerés maintenant votre vie pour vos séjours
à berne, où je vois que vous allés retourner.
votre conseil prend je crois le bon party vis à vis de genève, les querelleurs
sont de grands extants qui crient d'autant plus fort qu'on veut les faire taire
les laisse ton libres, j'en ay vu calmer tout à coup et se retourner pour
dire, mais qu'on m'appaise donc:
à legard de fribourg c'est autre chose; on dit que cette aristocratie s'en va au
diable, il y en a bien d'autres, et je connois telles et plusieurs monarchies qui
dégénèrent en démocraties invinciblement, et de la pire espèce puisque c'est celle
des passions.
je ne conte pas quitter le bignon cet hyver, j'ay juré de ne plus voir face de juges
et jusques à ce que les liquidations résultantes de ma séparation soyent finies
je ne démareray pas, elles ne sont pas commencées: dailleurs ma sciatique dont
je vous ay parlé dure toujours, et m'empèche de pouvoir m'assoir de 1 mot écriture et par
conséquent d'aller en voiture. je suis donc icy à poste fixe où pourtant nous
travaillons de toute part, par continuation du même sujet.
notre amie n'a été icy qu'un mois, elle n'a pas du tout abandonné son projet
de voyage; mais (entre nous) elle est maintenant arrêtée à paris par une suitte
de son incomparable amitié; elle est après à obtenir pour mon fils une revision
et tournure quelconque de son affaire criminelle, où l'on est actuellement en
mesure et sollicitation; j'ay de chauds amis et en crédit mais on ne peut rien
joindre en cette ville immense, parresseuse et aujourd'huy totalement déroutée
<2r> mais il n'est rien à quoy cette bonne tete et habile femme ne reussisse à la fin.
elle doit de là passer à dijon, besançon et pontarlier où sont nos parties civiles
et nous sommes voués à son éloquence et à ses ressources de tout genre, elle veut
l'emporter. sa bonté là fait retarder pour cet objet, et la fera voyager dans les
plus durs temps de l'année; ce n'est qu'à vous mon cher amy que je confie de
telles choses. adieu et mes tendres Respects chex vous que j'embrasse de tout
mon coeur
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai enson
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
dans par Pontarlier
Bursinel