Transcription

du bignon le 6^e 7^bre 1781

j'étois en peine mon cher et digne amy de n'avoir pas de vos
nouvelles parceque j'en voulois scavoir de la santé de M^e de vatte=
ville; je répétois presque touts les jours ce desir à M^e de pailly, tant
qu'à la fin elle me demanda si je n'en avois pas été amoureux dans le
temps; à quoy je répondis; j'eusse alors été un amoureux fort jeune
et M^e de watteville pouvoit etre tout hors d'etre amante; elle la recon=
nut fort bien à cette définition. vous voyés que j'avois raison puisque
la voila sobre; avec un bon esprit et une ame forte, on prend sur soy
tout ce qu'on veut, d'autant que vivre est se convaincre qu'il ny a rien à
prendre sur les autres, et quil faut les prendre ou les laisser tels quils
sont. quoyquil en soit me voila tiré de peine et j'en ay joye pour touts, et
pour moy; faites luy en mon compliment je vous en prie, y joint
l'assurance de mon tendre Respect. au reste les relachants et les purga=
tifs défont lestomac, et l'affoiblissement de celuy cy nous jette dans les
vapeurs; d'où suit que passé le traitement accidentel, il faut que le régime
tienne lieu de ces sortes de cures, auxquelles il faut revenir le plus rarement
qu'on peut.

quand à nous icy ma petite fille est bien aprésent; cet accident et le
régime que luy fait tenir une mère qui n'est que mie, lont seulement
déréglée; cela reviendra aparemment quand on la remettra dans son couvent.
cest dailleurs un fort bon sujet et fort bien né. le climat ou la température
etrange de cette année cest l'abondance de fruits a donné une quantité
de fièvres presque inflammatoires ou qui le deviennent aisément. j'avois
retiré icy deux viellards qui m'avoient demandé d'y venir mourir, je
ne contois pas que ce fut si tost, l'une plus qu'octogénaire et fille pleine
de mérite est partie, et l'autre n'en vaut guères mieux. le bon homme la
jeunesse que vous avés vu à M^e de pailly, vient d'y mourir aussy. tout
cela n'a pas égayé ma maison qui depuis plus de 40 ans que je l'ay
n'avoit pas vu pareille danse.

M^e de pailly que toute sorte d'incidents ont fatiguée et contrariée dans
<1v> ses plans et qui n'en étoit pas plus contente, vient de partir aujourdhuy
pour retourner à paris; elle y a quelques affaires encor et des arrangements
en l'air, après quoy elle vous arrivera j'espère avant les vendanges.
il y a longtemps qu'on a dit qu'elle etoit du caractère le plus heureux
pour les autres et le plus malheureux pour elle. ses insignes qualités
sont hors de la portée de la plupart des gens, et d'autre part elle n'est
jamais contente d'elle même. cest un caractère qui mord sur luy même
faute d'avoir lemploy de ses forces: elle se croit donc en quelque sorte
chargée de la viellesse de ces bonnes gens, elle fera quelques arrangements
relatifs à ce soin, et comme elle a le coeur le plus facile et aimant, je vous
réponds que ce sera sur elle que la parenté jettera quelques grapins.
certainement le plaisir de vous voir sera dans ce voyage sa plus grande joie
nous y pouvons bien conter.

vous allés donc voir une nouvelle terre à vous apartenante, et avec
votre intelligence cest un vray plaisir; ma foy comme M^elle marianne
n'est point mariée encor, et que son mary sera toujours un bon party
et que les héritières ne sont jamais heureuses, je ne scais ce qui me tient
de desirer que vous fassiés un petit saconay à l'age où en fit M^r votre
père; ces pupilles là ne laissent pas de reussir. adieu mon cher amy
que dieu vous conserve en santé et sérénité, mes Respects chex vous
et aimés toujours votre amy

Mirabeau

à monsieur

Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Role
en Suisse
Par Pontarlier