Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 juin 1781

de paris le 16 juin 1781

je connois votre amitié mon cher saconay et je n'en doutois pas. dès mes
premiers accidents publics, je veux dire le 1er éclat de cette folle en 1773, lidée
me vint 100 fois daller à vous, quoyque vous fussiés à berne et dans les
nèges et moy foible et convalescent. j'ay été bien éprouvé depuis et je le suis
encore et de toutes les façons; combien il faut de choses pour purger le coeur
humain, même celuy qui paroit le plus net à son écorce?

vous me demandés comment il se fait qu'on gagne un procès qu'on avoit
perdu; et mon amy j'avois tant dit pour apuyer la nécessité de l'instruction
à leffet de maintenir lopinion générale, seule constitution d'etat réelle, possible
et durable, que les loix tiennent aux usages, les usages aux moeurs, les moeurs
aux modes, et qu'il ne faut qu'un changement de mode pour suranner, ridicu=
liser, 1 mot biffure les loix que si j'avois eu en pratique la moitié de mon scavoir
en théorie, je n'aurois conté sur rien en un paÿs qui est un comble de la
corruption, que je fais consister dans l'acception des usages entièrement
attentatoires aux loix. mon premier procès fut apointé c'est à dire
qu'il avoit un raporteur, celuy cy a malgré moy et à dessein, eté clabaudé
et jugé à l'audiance, alors ce sont des avocats qui plaident, et ensuitte l'avocat gal et des
buses prévenues décident. la cabale, l'intrigue, les cris, et plus que tout je crois
l'authorité elle même qui relachée de touts points, s'est rebutée de tenir
contre les mémoires, requêtes et tout le bruit de ces puantes femmes, ont décidé.
il y eut dit on bien de l'intrigue et de l'envie de détruire un homme qui n'a
d'autre vice que de n'avoir pas de goâtre; je ne crois de cela que ce qui en
est par comparaison avec ma gaucherie et mon droit chemin. quoyquil
en soit, le 1er arrest jugeoit 30 ans de conduitte, icy il ne s'agissoit que
de huit jours, le reste s'étant passé au couvent; ils ont dit on motivé leur
arrest, seulement de l'incompatibilité avérée, quand à moy je m'en suis
consolé en me promettant de nevoir de ma vie ny juges ny ministres, et
c'est quelque chose, cest beaucoup que cela.

la séparation de corps entraine celle de biens; vous me demandés comment cela
peut impliquer les miens, cest qu'elle peut prétendre des aliénations, dégradation
&c, j'ay fait tout le contraire, et j'ay dequoy répondre à tout, mais cest
<1v> de la chicanne, ce sont des procès verbaux contradictoires et tout le train
de la playdoyerie; comme elle est folle, change de gens d'affaires à toute heure
et ne scauroit etre pis que dans sa propre peau et conduitte, c'est peu pour elle
ce sera de la persécution et des frais pour moy.

j'ai vous me demandés comment les enfants ne sont pas à la charge commune
jay été 28 ans sans dot, pendant ce temps j'ay tout élevé, entretenu, étably
ce n'est pas cela dont il peut être question et cest pourtant quelque chose; mais
dans ces établissements elle est pour moitié pour ceux où elle a voulu signer
je m'en suis passé pour les autres, bien assuré que j'etois de ne donner jamais
motif à séparation; or ceux pour qui elle n'a pas signé elle ne leur doit rien
et ils restent à ma charge.

vous me demandés comment elle demeure maitresse de manger son bien
et celuy de ses enfants? en renonçant à la communauté elle est maitresse de
tout. elle ne peut ny vendre ny engager sans mon authorisation, ny contracter
d'engagements valables, mais elle peut devoir à des fournisseurs, elle peut dilapi=
der et ruiner des fonds de terre, vendre les bestiaux, fourages, titres &c, et ne
laisser que le desert, et le jour que j'auray fermé loeil, elle peut tout vendre
or j'ay dix ans de plus quelle qui a un corps de fer.

au reste mon amy je résisterois encore et je tiendrois si mes autres assortiments
ne m'envelopoient entièrement de ruines. mes enfants et autres amis profi=
tèrent de cette occasion pour me ramener Mr honoré et je crus devoir le sauver
de cette déroute; mais mon amy il est dit que je n'auray toute ma vie que de
la peine, et de la plus rude, prise en vain tout au moins, et toujours tournant
contre moy; votre parente notre digne amie vous contera tout cela et les vérités
mais pourtant ne prenés pas ses idées noires et ne les apuyés pas, et espérés
encor comme moy, que la providence me tirera de partout.

je vous félicite bien vrayment du bien que vous avés fait à fribourg; les aris=
tocraties doivent être fort sages et fort peu entreprenantes, et se souvenir toujours
de mon principe que les hommes ne suportent à la longue que ce qui leur
coute moins quil ne leur vaut, attendu que la nature le veut ainsy; vos généraux
sont des montagnes il faut que vos juges et magistrats soyent aussy stables qu'elles.

à légard de genève cest autre chose, on ne l'accoisera tout de bon qu'en détruis=
ant la distinction des ordres, natifs, habiteurs, citoyens que diable veut dire
tout cela? frères lais frères coupechons frères chapeau pères et prètres cest
là ce qui fait que les moines rebattent. les encor là y a til un général, les
<2r> ordres sont bons pour la monarchie où tout doit etre par échelons; dans
les républiques les sages ou les riches voila toutes les distinctions

si l'on ne fausse vos privilèges qu'en vous demandant la réciprocité je ne vois
pas que ce soit attenter à une équitable alliance. au reste les hommes sébran=
lent
 et se troublent pour peu de chose, se racoisent aussy pour peu, et l'ordre
des choses marchant d'un pas lent mais progressif et assuré à travers les
variations aparantes de détail, décide finalement de l'assiette présente et
future et respective des sociétés.

adieu mon amy, mon bon et digne amy, je suis plus que jamais au milieu
du tourbillon et des orages domestiques; mon ame en a souvent eté troublée
et affaissée beaucoup, car cest un pauvre etat que d'etre au fonds d'un puids
sans corde ny échelle; mais dieu est sur tout. je vais quitter notre amie
la laissant icy et gagnant finalement la campagne; elle ira dans peu vous
voir, je n'ay pas à vous recomander de vous souvenir ensemble de votre amy
mais au contraire de conter sur luy et sur sa constance. je baise la main
à Mes vos soeurs en leur assurant de mon tendre Respect, et à vos enfants
et vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur

Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 juin 1781, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/684/, version du 04.11.2024.
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