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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 août 1785
de paris le 16 aoust 1785
non mon cher ami, ce n'est pas précisément l'opinion qui égare
les hommes, et qui les trompe sur la connoissance des vrayes riches=
ses; quoyque le vulgaire soit très nombreux, et le peuple imitateur
encore davantage, et que ceux qui par attrait et par réflexion s'atta=
chent à connoitre la nature des choses soyent très rares en comparaison
(car la vogue même de raisonner et déraisonner oéconomie politique
est une mode) cepandant le bon sens commun est une maniere d'ins=
tinct qui apartient à touts les hommes, et leur fait souvent désaprou=
ver presque à touts ce qu'ils suivent et ce qu'ils pratiquent: c'est la paresse
c'est le desir de se prévaloir, de recoeuillir sans semer, d'éluder en tout
les loix constantes et mesurées de la nature, qui leur fait, sciemment
et seulement en aparence, prendre l'ombre pour le corps. considérés
dailleurs mon cher, vous que la nature doua d'une tête pensante, de com=
bien de conditions dependent à cet egard les calculs personnels et indi=
viduels et même ceux de famille; la nature du gouvernement auquel
les possessions sont plus ou moins assujetties en raison de ce qu'elles sont
plus ou moins visibles, sa stabilité, sa justice dans les détails: l'état des
moeurs dépandant non seulement de cette manoeuvre majeure, mais encore
d'une qui luy est supérieure, je veux dire la vétusté des loix: je m'explique.
les loix de la nature sont toujours les mêmes, elles veulent la rotation con=
tinuelle, outre la consommation et la reproduction, et par elle la perpétuité
mais les loix sociales calquées dabord sur ce grand modèle dans l'origine
des sociétés, s'en écartent bientost, entrainées pour ainsy dire par la marche
progressive des choses. l'homme à qui sa liberté est nécessaire, ne l'a jamais
cherchée 1 mot biffure ou seulement elle peut être, je veux dire dans la loy qui luy
en impose, mais seulement dans celle qui le préserve d'autruy; il usa touj=
ours de la loy comme du régime, cest à dire considérée comme remède
et jamais comme préservatif. le tissu premier du régime politique de
toute societé quelconque est fort simple et aplicable aux cas majeurs et
fondamentaux. par le laps de temps et la marche des choses, les inconvenients
surviennent avec l'abondance, fruit des travaux précédents: chaque accident
avertit d'une précaution, apèle une loy prétendue; le canevas ainsy se brode, et
se charge d'une multitude d'ornements et d'adjonctions hétérogènes qui
enfin emportent le fonds, et chacun est comme averti par l'instinct, de mettre
<1v> son fait dans sa poche, de prendre son baton et de manger debout afin
d'etre prêt à tout événement, si la maison croule, si la place est assiégée. pre=
nés garde que je ne vous donne tout cecy que comme des nuances, car il
entre un peu de tout dans les chances de l'illusion. ajoutés à cecy mon ami
une réflexion sur la nature des liens sociaux pris d'après leur racine.
vous les trouverés touts de résidence, l'attachement à sa femme dont
les talents naturels sont soigneux, patients et conservateurs, les incom=
modités inherentes aux diverses fonctions auxquelles la nature les
destine, la longue débilité des enfants, la culture des terres, leur propriété
nécessaire aux avances qu'on leur destine, de là les bornes, premiere loy,
premières souveraineté; de là le mesurage, l'arpentage, les poids et mesures
la patrie enfin. les sages anciens y ajoutèrent les autels, les lares domes=
tiques, les tombeaux, le souvenir et les traces des ancêtres &c; il faut tout
cela mon cher pour arrêter l'homme volage, aventurier, toujours poussé
par la crainte ou attiré par lespérance, ou si ces mobiles luy manquent,
toujours prompt à se vouer à la paresse et à l'inertie pour peu que l'ai=
guillon des nécessités devant lequel il se resserre à l'excès le laisse vivre a
son choix. que fait la société en s'enrichissant par le succès même des travaux
successifs? elle emancipe chaque jour un plus grand nombre d'individus
et les rend ce que nous apelons disponibles et tout prêts à rentrer par la
voye de la civilisation dans celles de l'instinct paresseux des sauvages; de là
l'apast réel de l'urbanité. or remarqués je vous prie chex votre peuple
même champêtre, si l'homme une fois reuni en un concours de ses semblables
comme foire, fête votive &c y conserve les mêmes moeurs qu'il observe
et fait observer dans son domicile: si l'homme y mène sa femme soux le
bras, va du même pas qu'elle, la consulte dans ses marchés, partage avec
elle la razade de l'étrier; si la mère y fait marcher devant elle ses filles
y porte ses enfants petits &c: bien loin de là, cest une fête et chacun en veut
profiter par une sorte de licence à sa portée. or depuis feu cléopâtre
jusques aux plus petits, chacun voudroit prolonger les fêtes toute sa vie
s'il n'en croyoit que son instinck, et pour peu que cet instinck trouve de moyens
de repousser la raison de prévoyance qui le contrarie, c'est ce moyen à la
vogue et la conservera. l'argent est ce moyen, et les ventes en argent sont
ce qui perpétue et assure son empire. un calcul prolongé dit bien à touts
que quelqu'un les paye ces rentes, et que comme l'argent ne raporte rien de
luy même, ce quelqu'un y perd si un autre y gagne, d'où suit qu'un jour
ou l'autre la poule aux oeufs d'or mourra, l'hypotèque fera le plongeon.
moÿse avoit rendu ce calcul légal en ordonnant le jubilé portant la
radiation générale des dettes touts les 50 ans; mais comme aucun des
<2r> législateurs après luy n'eut la même précaution ny les memes circonstances
toutes les societés ont péri et périront par l'abus des rentes et la banqueroute,
mais cest des 1 mot biffure révolutions intermédiaires que nous traitons. voila donc
l'argent idole universelle. il relache de luy meme touts les liens, puisqu'il tient
lieu de toutes les vertus donc le profit phisique étoit la réputation, et par
elle le concours des services qui font la douceur de la vie; il est plus court d'avoir
de l'argent dont l'alloy est le même dans les mains d'un fripon que d'un honnête
homme, et il est bien plus court pour la paresse et la personalité de manquer
à tout, que de vaquer à tout, indépendemment de la corruption; à largent
donc, à l'argent; et largent non seulement excite mais nécessite la personalité
car on devient a soy même le gué, la garde, le tribunal, et la souveraineté.
mais pour attirer l'argent il faut l'emprunter et s'inscrire ainsy dans la classe
foncièrement grevée; l'objet de l'emprunteur ne scauroit donc se concilier de
fait avec l'interest du préteur il faut donc friponner c'est à dire offrir le droit
et se réserver le fait, et le crédit ce mot de ralliment de la politique moderne
et de ses trompettes n'est autre chose que l'enseigne de cette manoeuvre lâ. oh
quand on en est là, chacun se dit à par soy et avec une sorte de contagion
panique qui fait masse d'opinion, il s'agist de faire belle montre et peu deffet
et au pis aller le tout durera plus que moy; et voila l'agio, les papiers &c
et de même qu'il ne faut qu'un sifflement pour mettre en fureur deux malins
qu'on agace, parcequ'on ébranle des dispositions qui fermentent et débordent
il ne faudra que le cry d'un charlatan pour ameuter et précipiter une
nation entiere devenue populace et badaude de cupidité; d'où suit qu'il faut
les attendre au dénouement pour que raison naturelle soit entendue.
vous voyés mon amy que si l'on disoit autrefois, que je semblois écrire
pour faire des titres de livres, je parois écrire aujourd'huy pour faire un
livre sur une tête dépingle; mais cétoit là notre maniere de raisonner si
doucement il y a 55 ans tout à l'heure soux les bosquets des thuilleries, et
nous touchons à l'adolescence par l'autre bout. on ne peut dailleurs
raisonner mieux que vous ne faites sur ce chapitre; tout est plus facile au
courant par l'étourdissement la hate et les fantaisies; les valets en condition
chex un dissipateur ne sont jamais mieux qu'aux jours voisins de sa déroute
allés leur prècher l'ordre et loéconomie; il faut attendre que la mèche ait
brulé jusques au bout, le petit bonhomme vit encore et nous mourrons en
attendant. il faudroit s'établir tout à la fois, les principes, les moeurs, les usages
les volontés, et les fonds dont personne ne veut, que tout le monde effruite,
et qui ne se régenèrent pas par un acte de contrition tel qu'il puisse être; je
suis de l'avis de ceux qui pensent que le livre de jonas n'est qu'une parabole
et il n'est plus temps d'espèrer la réaliser. ny plus ny moins nous avons marqué
le coin par où l'humanité pourra recomancer son thème. graces même à un
certain nombre d'inventions et de découvertes qui ne sont pas despèce
à se perdre entièrement, lespèce humaine n'a plus à craindre de retomber
dans ce qu'on apèle proprement la barbarie; mais la fausse politique
qui n'a pas comme la barbarie la ressource de conserver de la sève qui
<2v> la fausse politique qui facilement est celle des laches, menacera toujours
les societés si l'instruction publique, générale et pérpetuelle, basée dans
le simple sur les loix de l'ordre naturel de notre subsistance, n'est établie
et maintenue, comme obligatoire pour les gouvernements et pour les
peuples, d'une génération à l'autre et sans surcis et comme tout ce qui
a besoin d'entretien est sujet à déperissement, l'acquit du devoir d'ins=
truire, pivot de toute police sociale s'engourdira et cessera, si lesclava=
ge reprend racine; or ce dernier pallié en cent manières, mais toujours
servile par le fonds est la suitte nécessaire de l'abus des rentes, abus insé=
parable de l'usage, d'où suit nécessité du jubilé de moÿse. allés prê=
cher cela à berne mon bon ami, pour voir comment cela ferra.
je vous felicite de ce que votre petit et heureux coin de terre a eu
l'abondance, et surtout de fourrages, car l'année a été bien mauvaise
partout, et elle portera sur plusieurs des suivantes, par la perte absolue
des bestiaux et des fumiers. je n'en vis jamais une telle.
notre cabinet dit on a pensé faire peur aux anglois par sa prohibition
ce n'etoit pas la maniere autrefois de s'arranger avec cette nation
capiteuse et fort susceptible de générosité; mais leur fisq excesif
est fort affamé, et ils ne sont pas les maitres de se dépêtrer. tant y a
que le bout du baton à porté sur vos manufactures; mais sa longueur
et épaisseur totale, porte sur les régnicoles qu'on oblige d'acheter du
premier enchérisseur. n'allés vous pas me rembarquer par ce bout
cy, dans un nouveau chapitre doéconomie politique? si vous n'en avés
pas assés je suis tout prêt.
Me de pailly aprit le jeudy que Mr, en visite chex des parents, avoit
eu un peu de rétention, mais que ce n'etoit rien; et le vendredy qu'il s'etoit
eteint, elle avoit ordonné des roues de hazard car sa voiture à la nouvelle
de la maladie; elle n'a pas trouvé que ce fut le cas d'accourir pour un
signal d'intérèst. vous connoissés sa noblesse sur cet article. nous n'avons
pu désaprouver un party pris pour tel motif, d'autant qu'elle attend
nouvelles et se gouvernera dit elle selon les circonstances. en attendant
elle s'est affublée, chaperonnée, et noircie elle et ses gens de manière
que son chien a bien de la peine à la reconnoitre; elle est bise de couleur
et de teint comme un marron, ne sort pas, et ne donne plus à diner à ses
amis. je luy dis moy que cela est fort auguste, mais je n'ay pas grand
crédit au reste son humeur n'en est point altérée, mais je crains que les
tatillonages de ses consorts ne l'obligent à faire le voyage auquel cas on
abusera de sa noble facilité dans tout ce qui est affaire d'interèst. je luy ay
fait votre compliment et je vous fais ses remerciments bien reels et bien confiants
et puis je me retourne vers votre belle, fraische et aimable famille pour me faire
du bien aux yeux et au coeur, et je distribue mes tendres respects dont on a
que faire; mais pourtant cest du contemporain et bon amy du papa, qu'il
embrasse bien tendrement.
Mirabeau