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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 24 mai 1781
de paris le 24e may 1781
je suis bien aise mon cher amy de voir votre derniere lettre
dattée de bursinel; je devrois certainement moy même être à
la campagne, mais les circonstances m'en empèchent et me rendent
à peu près tel que la statue de la femme de lot.
le 18 de ce mois après avoir été bien chapitré à l'audiance, ces Mrs
prononcèrent la séparation de corps qui entraine celle de biens, dissolu=
tion de la communauté, restitution des aliénations, dépends et toute
la sausse.
quand je dis que je demeure pétrifié ce n'est pas que le bon sens ne
m'eut dit que dans touts cas décisifs il faut se faire un plan sur les
deux alternatives. je l'avois tout fait l'autre fois sans en avoir parlé;
toute cette famille etoit dispersée et égarée, la seule partie saine étoit
en bonnes mains, je laissois ma procuration à du saillant et me retirois
avec 3000 lb de pension, somme plus que suffisante pour moy suposé seul;
mes mesures etoient prises, promesse du grand duc que nul de ma famille
n'aprocheroit de ses états que mandé par moy, et je trouvois enfin le repos.
maintenant les circonstances sont toutes changées, j'ay tiré mon fils de
prison, il a besoin de mon secours ou de mon existence, ses affaires et les
miennes sont entravées de manière à me trouver garotté depuis là cha=
cun jusques aux doits des pieds, et toutefois j'ay 4 ans de plus, un dégout
invincible pour tout ce qui s'apele juges, ministres, pour le monde enfin
dont la progression vers sa pente actuelle a fait depuis ces 4 ans; le
chemin que les moeurs feroient ailleurs en un siècle; et cette disposition
naturelle aidée encor de mes circonstances personelles que des cabales
enragées ont défiguré à un point méconoissable, me donneroit touts
les désavantages possibles, si je voulois combattre, chose que je ne veux
ny ne puis.
l'autrefois il y avoit 20 ou 30 années à juger, mais la carte pouvoit
être plus brouillée, mais je fus jugé au raport et cette fois je n'ay pu
obtenir de l'être. il ne s'agissoit que de huit jours le 12 may 1777 elle
est déboutée de sa demande. le même jour où elle me chargeoit encor d'injures
<1v> et de elle arrive accompagnée de records et de gens infames dont l'un
qu'elle apeloit son neveu et qui etoit son solliciteur est actuellement laquais
à paris, et l'autre une femme perdue; est ce la forme d'un raprochement?
d'autre part jévite une scène préparée et de rentrer dans ma maison; mais
elle est reçue traitée, logée dans une maison d'honneur jusques au moment
de la lettre de cachet dont je ne puis être chargé puisque cest le fait du prince
lequel des deux a le mieux obei et respecté l'arrest qui ne peut dire autre
chose sinon que cette querelle publique finisse car quand à l'union ils ne
peuvent penser que cela dépende des arrèts.
je n'ay donc fait que ce qu'ils font eux mêmes dans les cas pareils, car ils
ordonnent 18 mois ou 2 ans de couvent pour donner le temps aux
esprits de se raprocher, au ils ne firent point cette disposition parcequ'ils
vouloient me tendre une piece, vous nous rendrés conte de la premiere nuit
disoient ils alors en plaisantant; alors j'etois la victime de leur émoy
contre turgot, et (chose bien digne de mon étoile) maintenant on les
avoit détachés après Neker, avec qui certes je ne devois rien avoir
de commun, à l'occasion des administrations provinciales et d'un mém=
oire secret donné au roy à l'apuy de cet établissement, mémoire dans
lequel il étoit dit traité de l'insufisance des compagnies pour traiter
et représenter pour le peuple, et du vice constitutionel quil y a à leur
laisser cette jurisdiction. on a dit que cette idée d'administrations provin=
ciales étoit tirée de mon mémoire sur les états provinciaux inséré dans
l'amy des hommes, et que toute la partie de celuy de neker qui traite des in=
tendants &c etoit copié du mien. à tout cela néanmoins la cabale l'intri=
gue, le cry des femmes et le choc des moeurs y ont plus fait que tout le
reste.
quoyqu'il en soit voila cette femme insensée, usante et jouissante de
touts ses droits et actions, déja installée et se promenant dans paris
car la lettre de cachet a été levée sans me consulter et en effet je ny
avois plus de droit. quoyquun arrest de séparation ne permette pas
à une femme d'aliéner sans l'authorisation de son mary, la voila en
état de prendre des engagements pour la valeur de son bien, du moins
à dater du jour que l'arrèst me sera signifié. bientost elle n'aura pas
de pain, car on assure qu'on ne payeroit pas pour 200'000 lb ce
quelle doit déjà. il est vray qu'elle peut payer touts ces gens là en leur
disant qu'elle étoit alors en puissance et elle en est bien capable, mais
ils prendront leurs mesures au futur. d'autre part environnée de chicaneurs
<2r> et de gens d'intrigue dont elle change à chaque jour, elle payera
touts ces gens là comme elle se paye elle même de l'apas des restitutions
que j'ay à luy faire, car vous scavès que dans son 1er procès elle disoit
que j'avois mangé 1'100'000 lb de son bien.
au lieu de cela j'ay été 28 ans sans dot, car sa mère héritière de la maison
de saulveboeuf et qui avoit épousé comme majeure et par actes de Respect
son père qui étoit un cadet, s'etoit réservé l'usufruit de tout et a vécu
85 ans. depuis sa mort j'ay toujours été plaidé ainsy je n'ay jamais
jouy. pendant ce temps et il y a 30 ans, j'ay accomodé à mes frais un
procès de substitution générale, gagné les autres principaux sur toutes
les terres; j'y ay mis, depuis que je les ay, selon ma coutume, comme sur les
miennes et plus; j'ay étably mes enfants et ne pouvant avoir sa signature
je l'ay fait sur mon propre conte, toujours sur le pied des deux héritages
reunis, bien assuré que j'étois de ne jamais en mériter la séparation. de
tout cela elle n'en doit rien. je l'ay pendant 16 ans à paris toujours en=
tretenue ayant sont carosse à elle seule, chose que bien plus riches que moy
ne font pas, et les dettes, et le jeu, et de grosses pensions en province 6000 lb
étant censée chex sa mère les ayant demandés pour ne pas revenir en
ce paÿs s'achever; et au bout de cela je ne crains pas du tout ses demandes
de remplacement, ayant dequoy les monter sur sa fortune et au dela
mais tout mon pauvre travail de 40 ans, et ma fortune grevée y de1-2 caractères dommage
rent, et si l'on la laisse libre de se livrer aux chicannes, cela sera sans fin,
dieu l'a voulu. en même temps on a profité de cette conjoncture où cefin du mot dommage
honoré s'etoit livré avec sa fougue ordinaire pour me le faire recevoir; ma
famille et ceux qui l'ont tant servy me l'ont tout à coup présenté avec
larmes &c, me voila bien, mais je ne leur puis plus être bon et je dois songer
à lêtre à la paix de mon arrière saison. mes enfants sont touts majeurs
ils ont touts chacun leur voye. l'ainé a des affaires inextricables sur la
tete, cest à luy à s'en tirer; c'est à eux desormais à se conduire.
je voulois me retirer tout de suitte au bignon, mais il faut nécessairement
assister au tour actuel que vont prendre mes affaires, donner mes ordres
et laisser ma procuration pour cette liquidation. entre nous je me suis
trouvé intérieurement menacé d'une indigestion de tête pendant peu de
jours, mais graces à dieu cela se passe et j'ay pris mon party. la provi=
dence me fait voir qu'elle n'aimoit pas mon travail décureuil. votre
incomparable compatriote qui surement a plus soufert que moy, mais
qui m'a bien soutenu, dit qu'ils m'ont condamné au pillage, parceque
les moeurs ne comportent pas la cigue, et moy je dis que dieu est sur tout
on avoit ici fort grossy le bruit de cette insurrection frigourgeoise. nous
aimons les événements, ils en auront et essuyeront. adieu mon très cher amy
je vous aime comme vous mérités de lêtre; mes tendres Respects à vos dames
et je vous embrasse
M.
à monsieur
Monsieur de Saconay en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Geneve