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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 20 septembre 1785
de paris le 20 7bre 1785
votre lettre du 26 du mois passé mon bon ami, etoit moins
faite que toute autre pour séjourner sur mon bureau; et jamais,
vous le scaves, les votres ny demeurent; mais mes misères habituelles
et mon exercice ordinaire de donner des coups d'épee dans l'eau, ont
encore redoublé dans ses derniers temps, et je n'ay rien ecrit que
pour mes plus pressantes affaires. il est dit, je le mandois tout à lheure,
que votre ami passera le temps de sa vie, que les hommes destinent d'or=
dinaire au repos que demande la nature, semblable à un malheureux
insecte enfermé dans une enceinte de charbons ardents, cherchant
partout vainement une issue, et partout repoussé, par le redoublement
des traits qui le déchirent. dieu le veut; cest tout ce que peut et doit dire
un homme qui ne perd point de vue que son courage il ne le tient que de
la même main qui pese nos destins à touts, qui permet tout le mal qu'on
luy fait et qu'on luy veut faire, et qui peut se rendre témoignage quil ne
recoeuille que le fruit de ses betises et non celuy de ses forfaits. mais laissons
ce paysagecet abime ténèbreux et portons nos regards sur un tout autre paÿsage.
vous avés raison et j'avois grand tort de vouloir porter mes principes
sur le jubilé de moise à berne. quand le cultivateur emprunte pour
mettre sur la terre et paye regulierement les interèts, cest de tous les emplois
d'argent, le plus profitable à la société et par conséquent à l'humanité
entière. cest ainsy que firent les premiers planteurs des colonies angloises
et leurs successeurs, avec un prodigieux succès et tant de bonne foy, que
dans les desordres et les fureurs d'une guerre, proprement civile et par
conséquent atroce, ils ne se sont jamais cru dispenses de manquervaquer à la
régularité de leurs engagements. la meilleure des cultures sans doute et celle
qui seroit l'infaillible effet de l'ordre social conforme à l'ordre naturel, cest
celle où les colons deviennent et demeurent proprietaires; où les hommes
se substituent à profit; par des cultures privilégiées aux animaux de secours
jusqu'à la fin de la ligne reliure
<1v> contribuable à terme et quotité fixe et connue, ou fermier dépendant du
calcul ignare et souvent avide d'un proprietaire expatrié. c'est encore lâ, la
meilleure des méthodes pour une aristocratie, car cest un lien entre le peuple
et l'ordre magistrat; cest ce que montesquieu, qui manque partout les bases,
n'a pas scu remarquer, et toutefois lacédémone eut pu le mettre sur la voye,
surtout mise en oposition avec l'instabilité continuelle d'athènes. par la
même raison cette methode ne convenoit point à moïse qui ne vouloit qu'une
même famille, qui la vouloit toute agricole et militaire, deux états chex lesquels
les distinctions entre créancier et débiteurs ne vont plus. soux les drapeaux
vous ne prendres point un billet de votre camarade; entre colons qui s'entre=
prêtent, une taille de bois tout au plus suffit. il y a longtemps mon ami
que je l'ay écrit, prenons en tout les usages et les prejugés à la racine,
nous trouverons partout qu'ils eurent raison.
quand à l'article de la fureur actuelle pour l'agio &c, je voulois vous
copier ce que j'en mandois à mon frère tout à l'heure, parcequ'il
m'a paru renfermer quelques idées, je l'ay trouvé un peu long, et puisque
vous aimés mes radotages, vous voudrés bien le recevoir copié de la
main de mon vieu compagnon.
vous me dites une bien bonne chose, pourquoy les vendeurs ont ils tou=
jours les faveurs et les acheteurs jamais? cest mon amy que les vendeurs
sont tout le monde, volontiers, et les acheteurs (payeurs s'entend) tout
le monde malgré luy. les magistrats réglementent les grains parcequ'ils
ils ont des fermiers et qu'ils ne voyent que le pain qu'ils achetent et non
pas le grain que vendent lesleurs fermiers; mais comme on n'afferme pas
les vignes ils scavent qu'ils sont vendeurs de vin et font arracher les
vignes de leurs voisins. on protege nos marchands parcequ'on croit qu'ils
en payent plus cher nos boutiques &c. en somme, dans l'aveuglement et
lignorance, l'envie ayant pris la place de la charité, ordonnee comme
lien social escentiel et régulier, après avoir envié son prochain, on envie
son voisin, et à raison de ce que ce genre de lumiere peut s'etendre, il s'accroit
comme la flame et l'on envie encore plus l'etranger. qui est ce qui scait dail=
leurs qu'acheter c'est vendre, et vendre c'est acheter. il ny a rien de si
simple, on se regarde quand nous disons, qu'acheter un cheval cest vendre
50 pistoles, ou 25 setiers de bled, nul n'ose n'ose le nier, et l'on rentre
ensuitte dans l'ornière des idées habituelles, reléguant celle cy dans la
classe des cogitations métaphisiques. il s'ensuivroit en effet necessairement
que toute la politique des prohibitions n'a d'autre manoeuvre que de
juguler des deux parts l'humanité en interceptant les raports qui font la
vie de la société qui seule fait la vie de l'homme, or avant dentreprendre
<2r> la supression des charlatans de cour, de sénats et de ville, attendés de
trouver un village où l'on se plaigne de n'en point avoir: Mr je ne suis
point sorcier vous dit comus quand on le serre de trop pres; et un vieux
balais de cour le plus bête et le plus méprisé toute sa vie et qui pourtant a
fait de nos jours la plus grande des fortunes éclesiastiques, radotoit ces
mots en parlant d'un jeune homme d'esperance il ne fera jamais
fortune, il ne scait pas se payer de mauvaises raisons. or le public veut
faire fortune, il tourne le dos aux bonnes raisons, et en croit les gens
qui sont en place; or les gens en place peuvent faire payer le monopole
qui est sollicitude pour le vendeur, et ne scauroient faire payer la liberté
en laquelle seule consiste la sollicitude pour les acheteurs.
vous aurés été tout surpris de vous voir prié à déjeuner avec notre
dame amie que je vous avois mandé ne vouloir point faire le voyage
pour lequel en effet elle ne s'est décidee qu'avec une repugnance qui
m'avoir inquiété. jay bien jouy de l'idee de votre plaisir réciproque;
en géneral elle a besoin 1° de mouvement, 2° de bon traitement, et alors
elle est toute autre. 3° elle est extremement sensible aux details phisiques
des scituations et des vues, et de la plus belle surtout qui soit au monde
4° elle vous aime beaucoup et vous avés en outre un point de
ralliment reciproque de cette faculté. ce sont la des conditions
bien rares, et qui doivent l'avoir fort éloignee de l'air d'artemise,
ou de cette phisionomie plombee avec laquelle elle prévoit
presque toujours prophetiquement. vous l'avés aidée de bons conseils
et vous verrés qu'elle fera honneur à la clientelle. mon cher amy j'etois plus
vivant entre vous deux, de beaucoup, que je ne le suis aux lieux où je
suis cloué.
offrés mon digne amy, offrés mes voeux et mon Respect, jose dire bien
tendre à Mes vos filles; dites un peu à Me de vatteville ce qu'etoit
Mr de chabot quand nous étions ensemble à bursinel, ces cheveux
blonds, cet air de joye, cette vivacité, ce feu toujours brillant et jovial
cette plenitude de la satisfaction d'etre, elle ne pourra s'en faire une
idee. le temps ne m'a pas plus epargné. il est vray que jeus entre deux
une existance de maturité, sur laquelle elle a pu apuyer d'autres
idees; mais aussy depuis, avec combien d'injustice et de fausseté
et d'acharnement, ne m'a t'on pas trainé comme le cadavre d'hector
autour des murs temoins d'une pretendue gloire. l'homme devore
l'injustice comme il respire l'air des egouts en passant vite détournant
la tête et songeant que l'air pur prendra et tiendra toujours le dessus; mais
à la longue il n'en est pas moins affecté et détruit par ces exhalaisons
puantes; cest mon cas, et si jamais j'ay la liberté d'aller m'acquiter des
dettes dont vous me parlés et que j'ay bien présentes, ce sera pour ma plus
grande satisfaction et aux depends de l'idee que vos chers enfants ont sans
doute conçu de moy d'après votre amitié constante et prévenue. adieu mon
cher amy je vous embrasse tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier