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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 21 octobre 1785
du bignon le 21e 8bre 1785
j'ay apris en même temps que par vous mon cher ami, par la dame
elle même, le plaisir qu'elle avoit eu de se retrouver au cher bursinel, et
qu'elle y retournoit &c. elle m'avoit dabord mandé qu'elle partoit le 17;
un compagnon de voyage luy a manqué; vous savés mieux que moy
tout cela, et j'ay fait partir le dernier courrier une lettre pour elle, qu'elle
demande encore, ce qui n'est pas du tout de bon augure. n'allés pas me la
marier là bas; ny elle ny moy n'avons eu l'étoile de la conjugalité.
elle m'a mandé sa satisfaction d'avoir tout fini; j'en avois eu une bien
sensible de luy scavoir un conseil donné de votre main; j'apris bientost
qu'elle n'avoit pu en user; il auroit été fort content de sa perspicacité
en affaires, chose rare dans quelquun qui à son age n'en eut jamais de
ce genre. elle a certainement eu les miennes fort présentes; mais elle
ny pouvoit que ronger son frein, et cepandant quelque distantes du bon
sens que soyent devenues nos femmes par abus et complication, son bon sens
démèsle tout et je luy ay souvent vu deviner la raison aux choses, en ce genre les plus
absurdes, et donner des expédients naturels et simples et qui ne venoient point
aux plus versés. mais quand à ses affaires à elles, dèsqu'il s'agit d'intérest
il faut que tout soit fait dans le quard d'heure et elle en est à impatienter
quoy qu'elle calcule fort clair et juste; mais je n'ay vu qu'elle au monde qui
ait trouvé à ce point la pistole volante dans le talent d'assujettir l'argent
et de n'en jamais dépendre.
elle m'a sans doute bien fait venir l'eau au souvenir quand dans une de ses
lettres elle m'a dit qu'elle ne retourneroit pas de sitost à moins que je ne
voulusse quelque jour aller vous voir: et puis cette idée m'avoit attendri,
ensuitte attristé en songeant au jour où je vous dirois adieu à mon age.
je me disois quitte pour aller à genève ne pas parler d'adieu et partir dela
pour lion; votre lettre m'a relevé de ce dernier sentiment en me disant
content de mes petits arrangements et de ce qui m'entoure. je me suis
dit en effet que ce seroit une vraye acquisition pour mon coeur de con=
noitre Mes vos dignes filles et votre famille et de pouvoir à cet égard poser
mon idée sur le réel. cela compenseroit et de beaucoup ce que j'y perdrois
moy qu'ils ne connoissent que sur les raports de l'amitié tendre.
<1v> ce n'est pas qu'on aime à se divertir que je trouve étrange, je n'ay vu que
klioy et moy qui n'ayions jamais connu cela; j'ay toujours mis de linterèst à
tout, où tout m'a paru fade, mais l'homme n'est point fait comme cela. si vous
aviés lû mon mémoire envoyé à la société de berne sur son prospectus en
1758, petit ouvrage imprimé à la suitte de l'ami des hommes, et qui en vaut
assés la peine, vous auriés vu que je recomande fort qu'on divertisse les gens
de la campagne, et cest ce qu'observèrent fort sagement les anciens instructeurs
et instituteurs; mais cest comme relache, comme variété que le plaisir est
necessaire pour les rendre après au travail avec plus de fraischeur et même
de gaÿté. ce que je déplore dans le gout moderne que l'argent et la philosophie
nous ont aporté, cest cette erreur aveugle et barbare de faire du plaisir de
choix et de recherche son principal, et toute l'affaire de sa vie; non seulement
cette propension machinale et qui est purement l'instinck de l'homme, est
choyée et servie, mais elle est raisonnée, et devient l'objet de tout l'essort de
notre intelligence dépravée. on disserte sur les vices comme sur les piverts de
la vie; l'un préfère l'avarice comme fidèle jusques au bout à celuy que tout
le reste, a4 caractères écritureonne l'autre vante la gourmandise comme le plaisir qui revient le
plus souvent. si en corrompant les autres ou les dédaignant, ils en
devenoient plus heureux, passe encore, l'homme icy bas est fait pour soy
dabord, et toujours; mais la satiété les vapeurs et l'ennuy vangent bien=
tost la bienfaisante nature dédaignée, le coeur fletry par le désabusement
absolu, en perdant le fantasmes de son affection, perd jusques à cette faculté
même; lache déserteur de la vie il végète le délaissement et l'abandon, et
imprime à tout ce qui dépend de luy et de ses dépenses cette allure de
l'erreur momentanée et de l'absurdité finale qui ne scait d'où elle vient
ny où elle va. le peuple en effet moins malheureux de tout lespace qu'em=
brassent les jouissances auxquelles il ne peut atteindre, à lexemple des riches
abdique tout émulation; la fidelité n'est plus rien, la réputation n'im=
porte à personne: les fantaisies inquietes et promptes commandent
les services rapides et séducteurs; ilsceuxsy se font payer comme la prostitution
soudoyée, ils servent comme elle, abjectement en aparence, frauduleu=
sement en réalité: les saisons, les semaines, les journées, les heures s'abrè=
gent; l'assoupissement et la débauche, énervent la génération présente
engloutissent la génération future, parceque le travail, aliment,
soutient et instituteur de l'homme a cessé d'autant, a perdu son attrait
véritable, l'émulation.
cette progression effrayante de la décadence ne se fait pas sentir chex
vous mon digne amy, parceque vos villes sont encore de doux aziles, où
les chefs des propriétés, se réunissent se connoissent et s'entendent, et que
<2r> vous êtes loin des grandes villes, ces gouffres dévorrants où chacun prend
le masque qui luy convient, où règne l'impudence; où l'imitation servile
et niaise, n'a de ps principes et de règle que lexemple, et 1 mot biffure pour
exemple que des surfaces qui n'ont ny prise ny réalité; où chacun court
après le hazard, la fortune ou ce qui luy ressemble, mais toujours par
la voye de l'astuce et de la corruption.
mais peu à peu cecy ressembleroit à un traité de morale; vous scavés
aussy bien que moy mon bon ami qu'il n'en est point qui ne tienne à la
politique, et point de saine politique, qui n'ait sa base dans la morale.
disons seulement, heureuses les contrées où les moeurs des villes se rapro=
chent de celles des campagnes; malheureuses au contraire celles où les
campagnes ont une tendence forcée vers les villes, forcée dis je par la
servitude et par la corruption.
ce que vous me dites de lemploy que fait votre gouvernement de ses épar=
gnes, me donne un vray Respect pour luy. je passe ou pour mieux dire
accroit encore celuy que j'ay depuis longtemps. je passeray pour un
hérétique en fait de république, et j'ay toujours pensé et soutenu 1 mot dommage
n'etoit qu'un gouvernement d'interim pour de grands etats, mais
jay toujours excepté, à cet égard, les paÿs séparés par des bar=
rières naturelles, et déffendus ainsy contre la cupidité de leurs
voisins et leurs propres ambition. la république fédérative que vous
tenés des anciens peuples barbares, (car nul ne l'est en tout) et nos dev=
anciers, est la seule forme encore qui puisse la maintenir. vous avés été
frapés de scandale en ce genre, et montesquieu vous a comme dénoncés
sur cet article dans son stile couvert mais précis. le dernier traité en effet
après la victoire de Mr votre respectable père, a de notre temps même, donné
prise de ce coté lâ. cest ce préjugé de méfiance qu'il importe surtout
deffacer des esprits prévenus, comme aussy d'en déraciner le principe
1 mot biffure de manière que l'esprit contraire soit l'ame de votre immuable
politique. nec plus ultra doit être votre devise pour vous et pour les
autres; cest par lâ, c'est par lesprit de modération que vous serés durable
et même fameux, quoyqu'etant dailleurs la plus vaillante nation de la
terre.
adieu mon cher amy, je reçois encore une lettre de la dame amie du 15 qui
me marque comment et combien on perd le respect à sa viduité, mais ne me
dis encore rien de son retour, qui est la preuve de son bon coeur la plus sensible.
adieu, mes respects à touts les votres et je vous embrasse tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier