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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 février 1781
de paris le 6e fr 1781
je ne scaurois vous dire mon cher amy combien je suis ravi que
vous ayiés saisy et gouté mon bon travailleur butré, et saisy sa
besogne, qui quelques talents naturels et acquis que vous ayiés pour les
calculs agricoles, certainement vous donnera encor de lencouragement et
des lumieres. le principal avantage est sans doute pour ce digne garçon
qui communément et toujours est sans trouver à qui parler. à la vérité
il questionne et s'instruit sans cesse des détails agricoles de chaque canton
mais cest sur son travail 1 mot biffure personnel qu'il est solitaire au milieu
des vivans qui ont des yeux et ne voyent point, des oreilles et n'entendent
point. quelle consolation pour luy de se trouver entendu et conçu par un homme
intelligent et en mème temps fort aimable; mais surtout quel avantage
de se trouver soux la sauvegarde d'un homme aussy sage doucement et
compatissant sans apareil.
je vous disois dans une dernière, que vous aurés reçue peu après m'avoir
écrit celle cy, que je craignois que ce digne garçon ne branlat au manche.
ce n'est point la transmutation des métaux qui est son nez de verre, mais
plus fol que cela quoyque plus analogue à sa belle ame et désintéressée.
mais oublions cet article indépendemment duquel il me paroissoit dé=
couragé et me disoit qu'il finiroit par s'enfoncer dans vos montagnes
pour ne plus voir les humains. quoyqu'il ne soit pas question d'impots
chex vous. ses calculs n'en paroitront pas moins utiles à vos propriétaires
éclairés, pour diriger leurs propres dépenses; vous l'entendés, vous luy en atti=
rerés d'autres et il vivra; mais surtout vous l'encouragerés à retourner
dans la saison parfaire son ouvrage chex le margrave, ouvrage dont il est
fort dégouté parcequ'il ne voit rien avancer et que dailleurs le faste et l'inu=
tilité des moeurs auliques luy est fort antipathique. il scaura où trouver
en hyver une retraite douce et fort analogue à ses gouts, et peutêtre par=
viendrés vous à luy faire des éleves; quelle joye! j'en vivrois dix ans de plus.
<1v> vous avés bien raison, ce n'est que par de tels coopérateurs, que la doctrine
de la science peut prendre de vrayes racines. nous l'avons toujours dit, les
calculs du pot au feu sont les élèments essentiels et indispensables de la science
de l'ordre social et de l'ordre politique conformes à l'ordre naturel. je n'ay
cessé de présenter le tableau comme la base de tout et le palladium des états
et qu'est il autre chose que le barrème des calculs de butré. obligé de sonner
les cloches et d'aller à la procession il a fallu embrasser et enceindre toutes
nos ramifications sociales et entrer dans l'arène des érudits; mon imagination
et mon abondance m'y portoient assés, mon courage dailleurs et la nécessité
car personne n'auroit osé ce que j'osay, et 1 mot biffure qu'à tout prendre ils m'me l'ont
bien fait payer. quand je craignois mème de trop m'étendre en ces dilucida=
tions, le vénérable me dit luy mème il faut que tout soit enregistré par les
maîtres. toutefois j'ay plus travaillé encor à des méthodes, sorte d'ouvrage
au petit point, qu'à des ouvrages de dévelopement. nos élèves n'ont traité
que des branches pour la plupart; mais j'ay toujours pensé et le docteur
a toujours dit que c'étoit des hommes comme butré qu'il falloit, et puisqu'on
n'a pas voulu l'employer icy, sitost que j'y ay pu trouver jour, je l'ay placé
ailleurs.
soutenés le donc mon cher amy et surtout faites luy trouver de jeunes élèves
cest selon moy le plus grand bien qu'on puisse faire à l'humanité.
vos adversaires auront le plaisir de perdre leur procès troix fois; mais vous
ètes bien heureux d'etre dans un paÿs où les procès finissent; j'en connois tels
autres où sauf les détails de lintrigue toute laction sociale se réduit à peu
près à plaider, payer, juger et ne point finir.
je ne puis encor rien vous dire sur Mr honoré, (ainsy j'apele mon fils) sinon
qu'il se conduit bien, avec zèle, obeissance et ce singulier talent qu'il a pour
tout scavoir et tout attaquer. deux fois par jour il rend conte au sr garçon
et reçoit mes nottes et mes ordres, mais il commence par une rude affaire
sa 1ere initiation. au reste je ne pourray rien vous dire de cet homme, que
par les faits.
legalité civique et l'inégalité absolue des fortunes sont un problème d'al=
chimie politique dont on ne viendra jamais à bout, attendu qu'il est contre
l'ordre de la nature et que tout ce qui est marqué de cette empreinte ne
scauroit durer, jonglés de là sur genève et si quelque chose vous choque
dans ma décision je vous l'énonceray mieux.
je suis ravy que votre santé soit parfaitement rétablie, jespère aussy
<2r> quitter dans peu le fer. notre amie a des fluxions dans la tète qui la
fatiguent, elle vous dit bien des choses tendres, et moy j'offre mes Respects à
toute votre digne maison. adieu mon cher amy je vous embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur De Saconai à Berne
Par Pontarlier
Berne