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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 29 janvier 1781
de paris le 29e jr 1781
tandis que mes incommodités ordinaires me talonnoient mon cher
amy, vous étiés bien plus fortement attaqué, et cest de trop de vigueur
quil faut qu'on vous guérisse. cela n'est bon néanmoins que jusques
à un certain point, je n'aime pas les saignées à notre age et je
voudrois et je voudrois que vous usassiés au courant de santé, quelque=
fois et à temps réglés des bains, et toujours d'un peu plus de boisson et
de liquide, car je remarquay que vous ne buviés d'eau, que comme si l'on
vous l'eut ordonné par pénitence.
quand à moy mon régime de fer m'a remis sur pied aussitost et j'en
prends encor 36 grains touts les matins. toutefois dans le temps le
plus serré je n'ay pu discontinuer le travail, car les circonstances me comandent.
jen ay 3 fois par dessus la tête et quelque sentiment qui me portat à vous
écrire, je ne l'aurois pas fait sitost, si ce n'etoit l'article de butré qui sera
cy dessoux, que j'ay cru pressant.
je suis bien aise du gain de votre procès et d'après votre bonne judiciaire
et froide sur tout ce qui s'apèle intérèst je n'en doutois pas.
quand à moy mes cruelles affaires sont dans une plus forte crise que jamais
précisément les bons amis de mes prédications quelconques, gens d'une
astuce sourde et noire dit on, à laquelle je ne veux croire que quand je
la sens, avoient pris ce même temps pour me forcer à la fois mes troix
cages à fols; la providence a voulu 1° que par la marche progressive dont je
vous ay rendu conte et en vertu des soins que je prenois pour faire tater
mon homme depuis 18 mois, il ne se soit pas laissé détourner de la nou=
velle route où il venoit d'entrer, et qu'en luy donnant dabord la liberté
j'aye coupé la trame par le milieu, 2° que rongelime se soit fait des
affaires avec la supérieure, ait attiré des plaintes et tout de suite des
ordres plus sévères, précisément au temps où un petit comité sourd icy
alloit la blanchir et où l'on luy promettoit sa sortie. ce changement a
produit de nouvelles folies dont je n'ay pas le temps de vous entretenir.
<1v> 3° quand à la digne mère, on a fait signer à une longue liste de parents
vrais ou prétendus, mais plusieurs notables, tels que les noailles &c une requ=
ête au roy, en demande de sa sortie pour suivre son procès, déja entamé au
couvent et mené loin, et en arrivant on m'a affublé d'une lettre ministerielle
en vertu de laquelle l'intention de s. M. est qu'on luy ouvre les portes, si
1 mot biffure l'on ne s'accomode à l'amiable &c. cet amiable a toujours été offert
par moy et par elle rejetté mais n'importe. cette lettre ne m'a pas beaucoup
effrayé; mais voyant que Mr honoré (cest le nom de guerre du converti) se
comportoit fort bien, j'ay suivy l'avis de mon conseil qui a voulu qu'on le
laissat faire; il a été voir touts les parents ou prétendus signants, vu touts
les ministres &c &c toujours faisant sa profession de foy de crime et de repen=
tir, toujours tirant le désavoeu de la plainte, l'aveu d'un accomodement
et dans une régénération naturellement si escarpée que la sienne, cela
l'a fort avancé, car touts généralement ont été fort contents de luy qui a
de lesprit comme un diable et une intrigue et une activité qui n'a pas de
pareille: mais pour le coup il a pris la vache par les cornes, et troix fois
la paix générale de leurope ne seroit pas si difficile que la besogne qu'il a
entrepris et dont il désespère tout au moins
cependant il n'endurera jamais qu'on nous braille au palais, et il ne scauroit
l'empècher, et tout cela est meslé d'incidents et de tourmante qui ont failly
le tuer de coup de sang, et de débordement debile, car il en prend bien plus
de fatigue et n'y est pas fait comme moy. cepandant il va bien; rend deux
fois par jour conte par écrit à garçon, et soux dictée je le soutiens et l'endoc=
trine, mais ce surplus n'est pas repos pour moy, et pour le coup je me crois
voué au sort de romulus, d'être deifié et mis en pièces dans une tempête.
mais en voila beaucoup de moy, vu le peu de temps que j'ay, venons à
l'article de butré. quand je l'envoyay à carlesRuke je m'aperçus que ce bon
garçon toujours un peu extraordinaire avoit dans le loisir de la solitude
contracté de l'accointance de quelque fol, un coin d'alchimie ou Rosecroix
ou quelque lubie aprochante. je l'ignorois quand je le proposay; je me con=
tentay de le faire taire et le conjurer de ne penser qu'a loeconomie politi=
que en attendant que le royaume de niquée put advenir; il ne m'en parla
plus, et fort raisonablement dailleurs et foncièrement de sa mission vérita=
ble. j'avertis pourtant le margrave et le baron deidelsein son ministre, du
tiq nouveau de mon protégé, leur enseignant le moyen de rompre les
chiens et de le surcharger de travail, qu'il saisit avec un zèle et poursuit
avec une entente qu'on ne trouve qu'en luy. depuis sa correspondance
a toujours été énergique et excellente et pas un mot de sa folie. il a
bien eu de son extraordinaire, mais c'est là luy. or je viens de voir le
gouverneur du Mis de la feuillade, fils du victe d'aubusson que vous avés vu
<2r> chex moy, lequel m'a dit a passé plusieurs mois à carlesRuKe avec son
pupille, et m'a dit net qu'il en parloit à tout le monde et à découvert; ce
qui signifie proprement un fou. j'ay songé lors qu'ayant oublié tout cela
je vous l'avois fort recomandé; je vois bien par votre lettre que vous n'avés
pas fort chaudement mordu; j'en reçois une de luy, bien un peu extraordinaire
mais qui ne me dit rien de son nez de verre; seulement me paroit-il fort
dégouté de la cour, ce qui ne m'etonne pas, car encore un coup je n'ay pas prét=
endu que ce fut un homme fait comme un autre, mais aussy nul autre n'a til son
talent et sa pénible volonté. sur tout cela mon bon amy, je me suis cru obligé 1°
de vous avertir, 2° de vous demander un peu d'indulgence, 3° votre avis, suposé
qu'il vous demeure à portée, ne vous ennuye pas, et que votre santé vous permette
de le voir et pomper.
notre digne amie votre parente et compatriote est fort aise de vous scavoir
débarassé de votre procès, elle a été bien fachée quand je luy ay dit que vous
aviés été malade. elle fait maintenant ménage avec une ancienne amie depuis
plus de 35 ans, soeur du célèbre bougainville, qui est une des plus excellentes femmes
que j'aye connu, au moyen dequoy je puis dire avoir des gardes de choix dans
mes incommodités et que mon petit loto du soir est bien bonne
compagnie. vous n'avés pas manqué d'un pareil avantage vous
mon bon amy, graces à votre aimable et excellente famille
faites luy agréer mes tendres Respects, et m'aimer toujours
comme je vous aime
Mirabeau
à Monsieur
Monsieur de Saconai à Berne
Par Pontarlier