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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 11 novembre 1785
du bignon le 11e 9bre 1785
votre lettre du 29 8bre mon bon et digne amy, et lexactitude
avec laquelle vous avés eu la bonté de me repondre, m'ont fait
d'autant plus de plaisir, que Me de pailly m'avoit mandé le cour=
rier d'auparavant vous avoir trouvé comme accablé d'un coup
de transpiration repercutee, et quoy qu'elle y ajoutat que vous avies
été relevé aussitost, on seroit pourtant en peine à moins, attendu les
distances. craignés mon ami ces regains de facultes, qui trompent les
temperemments qui eurent toujours la volonté. il y a bien des exemples
d'attaques mortelles de surprises de froit. le grand cam-hy empereur
de la chine, presque de nos jours, chassoit le tigre et la tête de ses tartares
sur les neges et les glaçons à 65 ans comme dans sa jeunesse. le climat
est si rude et si nitreux à pekin qu'ils sont bien fourres. il s'opiniatre
un jour contre un coup de vent de nord; il est frapé, fait tourner court, mais
touts secours furent inutiles, et il mourut douze heures apres, avec touts
son sens. je vous cite un très noble exemple, parceque les plus promps
secours ny manqueront pas, mais je nay connu de plus bourgeois, entrau=
tres un chanoine dans mon paÿs, et les tares portent toujours la velu
fourée par dessus à constantinople, même en eté, parceque les coups
de vent de nord subit y sont frequents, et ils se boutonnent et envelopent
aussitost avec soin. j'ay un traversier aujourdhuy dans une sorte de stran=
gurie, ou iskurie (car j'aprends les termes) qui va jusques au sang quand
je veux marcher un peu ferme. ayant la jambe bonne, accoutumé à etre
toujours debout, si je n'ecris, et vif de ma nature, il m'es dûr de me sentir
averty, sitost que je veux aller; mais je me le tiens pour dit de mon mieux
et je vais le pas d'un de vos seizeniers, quoyque ma gravité n'ait rien du
tout à faire à moy ny aux autres.
quelque envie que j'eusse de vous répondre sur le champs, comme j'apris en
<1v> même temps que Me de pailly étoit en chemin, et devoit arriver
dans peu, je differay pour pouvoir vous dire en même temps de ses nou=
velles. elle m'a toujours exprimé, avec sa maniere forte et expressive
tant d'amitié pour vous, d'enchantement de touts les votres, d'attrait de
coeur; de tète et de sentiments, pour votre maison, et pour l'air touchant
et vivifiant qu'on y respire, quil est impossible qu'on ne l'y aime beau=
coup aussy, outre que vos manières et vos lettres en font foy. j'ay donc
cru que je vous ferois plaisir en vous aprenant qu'elle est arrivée en
bonne santé avant hyer après quelques retards de voyage. elle vous
dit le plus heureux des hommes dans votre maison, et l'on ne l'est pour
soy que lâ. vous sentés à cet egard votre bonheur, et il est bien à vous
mon cher ami qcar il est loeuvre de votre coeur, et de cette sorte de
sagesse qui tient à des principes immuables et a son propre talent
mis à interest comme le bon serviteur de lévangile. vous nous
l'avés renvoyée au reste bien portante et gaye, cest à cela que tient la
satisfaction et lexistence de ses amis.
si je demeure en état de faire un voyage quelconque, certainement
celuy de bursinel deviendra une sorte d'acte de culte pour moy. non
que je ne craigne d'être comme une charge dans un paÿs aussy
vivant et aussy animé. jy voudrois être à demeure, persuadé que les
gens de bon sens et même ceux de bon coeur, m'y trouveroient tout aussy
bon qu'un autre, car cela se sent à la longue, mais non pas d'abord; et
votre paÿs est si fort celuy des voyageurs et autres porteballe de
l'amour propre, qu'on croit qu'un homme qui fut celebre il y a trente
ans, vient chercher un relais de curiosité, et se mettre en frais pour
faire son propre étalage. l'engouement jadis ne fit que me rendre plus
sauvage, il a rancy depuis et je n'en suis par consequent pas rendudevenu
plus manieré. ces gens là ont besoin d'aimer cest leur tiq, disoit on
jadis de mon frère et de moy. ces gens la ne sont communement pas
aimables pour le monde et au passage; et vous n'etes qu'une exception
à la règle commune à cet égard. peu leur importe au reste d'etre
aimés à la volée, mais surtout ils ne veulent pas choquer. au reste
<2r> toutes ces reflexions mon cher sont de pur remplissage, et je vous le
repete, si les affaires et la santé me permettent un campo, je ne connois
que ce canton lâ sur la terre que me fit faire un agréable deplacement.
on a voulu me mener voir les belles cultures du paÿs de caux, les belles
fermes de flandres, cela est à ma porte, et je porte la marque et fais la charge
de sindic des laboureurs; cest mon elément, et au fait et au prendre, je nay
pu trouver le temps; mais bursinel est toute autre chose, et seroit tout
pour moy.
ce que vous me dites de l'union intime du corps foedératif et de la sagesse
de la politique nationale, est bien satisfaisant; nous en causerions bien
sans doute par les détails, mais j'irois aprendre et non juger; car je suis
de l'age où lon aprend vrayment. je ne retiens plus gueres ce que je lis
surtout eu égard à ma memoire d'autrefois, et dailleurs on s'aperçoit
qu'on a tant oublié que cela emousse le courage d'aprendre; mais on
s'instruit toujours. je ne lis gueres que des livres historiques et pourtant je
trouve matiere à de profondes réflections relatives à mon genre
d'etude et de travail.
adieu mon cher amy; Me de pailly me recomande à toute les
pas, de vous bien dire combien elle vous aime touts; je vous
pris d'offrir tout mon Respect à votre maison entiere, sans
oublier lenfant favori; et puis je vous dis de la part des miens, et vous
embrasse de tout mon coeur
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier