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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 09 décembre 1785
du bignon le 9e xbre 1785
j'ay reçu votre lettre du 25 9bre mon cher ami, et ne soyiés pas
surpris de voir que je vous reponde un peu promptement; 1 mot biffure
plus le temps diminue le nombre de nos liens volontaires, plus nous y
tenons, surtout quand on est né d'un caractère aimant, et peu d'hommes
sont plus que moy nés avec ce caractère lâ. vous êtes mon plus ancien
et estimable ami et n'etoit Me de pailly et mon frere, je pourrois dire
comme le gascon, que j'ay là tout mon fait; ainsy je vous remercie tout
de bon, de la promesse que vous me faites de ne point abuser de votre
bon tempéremment, par trop de confiance.
je suis, autant au moins que jamais, dans le margouillis des affaires; on
croit toujours toucher au terme, mais jen suis desabusé, et independem=
ment des longueurs naturelles de la justice ou des justiciers et des formes,
dont on se plaignoit il y a 4 siecles autant et plus peutêtre qu'aujourd'huy
qu'on se dessoucie de tout, la depravation et le desordre à cet egard sont deve=
nus tels que personne ne veut plus de fonds dans le ressort de ces Mrs et que
toutes les terres sont à vendre. débarassé de tout soucy de mes fols, qui
sont actuellement quatre dans paris, dont un seul mettroit le desordre
dans trois royaumes, débarassé dis je quand à l'interieur par un desapropr=
iement volontaire et consenti je tiens aux eclaboussures, et il me faut
je vous assure une patience d'ane exposé aux mouches, pour tenir ferme,
et n'avoir au fonds d'autre inquietude rongeante que la marche du temps
que je scais avoir son terme dont je m'aproche trop pour ce qui me resteroit
à faire pour finir en homme de bien.
je gagnerois beaucoup neanmoins à en employer une pause à aller respirer
l'air pur de la maison de mon ami au sein de son aimable et estimable
famille; je vous assure que quoyque me sentant très impropre à la société
de Rolle, telle que Me de pailly me l'a depeinte, comme je l'ay été presque
toute ma vie, et à plus forte raison aujourd'huy, jen l'amphitrion du paÿs
<1v> tel que je l'ay vu ne m'auroit pas disconvenu du tout; cest un de ces hommes
à toutes mains sur lequel le misantrope n'auroit pas dit l'ami du genre
humain n'est point du tout mon fait; il m'a paru essentiel dans ses
complaisances, et debarassé par un grand fonds de bonté. je crains plus
les spéculateurs, dont vous avés bon nombre, moy qui fus demaillotté toute
ma vie, comme au moment où je suis né.
à propos de ces derniers Me de pailly m'a baillé un livre de reflexions
philosophiques, politiques et morales, que je lis puisqu'il a été fait pour cela,
mais qui ne m'edifie pas. l'autheur paroit avoir beaucoup vu et lû et sca=
voir bien peu. je les croyois plus murs que cela; toutefois comme cet
homme n'ouvre jamais son coeur et que je suis dans le cas absolument
contraire, je ne le veux pas juger; mais je vous juge vous autres, sur le ton
d'indefference religieuse qu'on luy a laissé imprimer. je trouve ce genre
bien plus dangereux que le blasphème: voltaire n'est corrupteur
que par lexemple et l'impudence; son historique et son philosophique
que pour des ecoliers, le reste pour des cochers; mais ce ton froit de
superiorité philosophique, des traits tels que de1 mot biffure noter en passant
quil est à noter que les fondateurs des 3 religions qui occupent le
monde, moise le christ et mahomet naquirent dans le même canton
sont de ces traits qu'un sage sénat ne permet pas, parcequ'il ne les
scauroit pardonner. cet exact geographe qui met légipte la judée et
l'arabie sous son même bonnet et qui auroit fait naitre le roy de prusse
et le pape en même contree, n'eut pas osé risquer de telles découvertes en
suisse dans d'autre temps; un cinicisme outré qu'on est toujours sûr
de trouver partout chex nos esprits forts; et cette judiciaire profonde
qui attribue à la facilité copulative du paÿs allemand comparée à la sevé=
rité en ce genre du paÿs roman, les differences qui se rencontrent entre
le caractere de nos meridionaux et celuy de nos septentrionaux, quoyque
assurement l'amour et tout son train soyent tout autrement fetes chex
les premiers que chex les derniers. o combien de bavards séculaires.
mon cher amy je n'entendrois certainement rien à toutes vos constitutions
je m'en aperçus fort bien, quand vous causiés scrutin et balotte avec mon
frère, vray caton de république; c'etoit pour moy du haut allemand, attendu
que mon attrait ny est pas, ainsy au contraire; mais si je croyois un jour et
quand j'auray vecu encore 40 ans qu'on put proposer quelque chose de sensé
a une assemblee; je proposerois 1 mot biffure1° un secret pour les plans, comme pour
les elections. 2° la creation d'un office de contradicteur dont la charge seroit
<2r> une fois qu'un projet seroit tiré du secret et jugé digne d'être balotté, de bien
exposer toutes les raisons contre, et le debat de ces raisons alléguées pour
qu'on seroit tenu demettre au bas du projet, cela fait on donneroit un terme
au bout duquel il seroit procedé par voye de balotte à l'admission ou
répulsion diceluy. or cela une fois passé je proposerois par cette voye
une loy qui excluroit pour jamais du concours à entrer dans les charges
publiques tout homme qui auroit fait un livre. la raison en est 1° qu'on
scait ce quil tient et qu'on n'a que faire de sa présence qui ne vaudra ja=
mais son livre: 2° que cest trop pour la tâche utile d'un seul que de
vouloir instruire et gouverner; si la nature a fait des talents superieurs
entre les hommes, cest pour qu'ils attendent leur moment et non pas pour
quils le fassent naitre; sans cela tout etant èchange dans la vie, toute
égalité dans les besoins pris ensemble, tout échange devant être au pair
ou cesser faute d'aliment, ce qui seroit extinction de société; touts les bes=
oins ayant un droit egal à ce qui peut y satisfaire, toute superiorité
seroit tirannie, et toute émulation, prélude d'hostilité. 3° qu'on gouverne
par lexperience, et qu'on instruit par la science, qui sont deux, et qui ne
scauroient jamais être un, mais seulement se reunir pour faire force ensem=
ble comme l'aubin et le bois. 4° la science s'acquiert par la vie sedentaire
ou comme dit cet autre par des voyages, où l'on voit ce qu'on a dans la tête
et rien en deça; elle n'eprouve et ne rencontre ny contradictions ny
exceptions ny deceptions; lexpérience, loin de présumer, desabuse, et se
mûrit même en croyant se degouter 5° tout homme qui s'est donné au public et ses ides
quil a cru bonnes, tout au moins, s'il n'est un fou doit s'être promis de ne pas
livrer son phisique à l'envie puisquil y a abandonné son moral; et
s'il ne l'etoit, il le deviendroit en voyant le crédit et la puissance grossir
son arsenal de superiorité. mais la nature y met bon ordre, car il donne
du nez en terre sitost qu'il veut paroitre dans les affaires grimpé sur
son piédestal: ciceron, bacon, et daguesseaux, furent touts les troix
de parfaitemant beaux genies très rares et très superieurs; touts les
troix broncherent selon leur temps, et ternirent ainsy leur haute
réputation, acquise et meritée. combien de milliers dexemples en trou=
veroit on en soux ordre de ceux lâ.
et qu'on ne dise plus quun tel décret nous eut privés des écrits de césar
marc auréle, monluc, henry de rohan, la noue bras de fer, montécuculli
et tant d'autres. rien n'est plus pretieux que les ecrits des grands hommes
qui ont operé, fruit de leurs loisirs, heureux et nobles delassements d'un
esprit actif et uniquement propre aux grandes choses; mais le Rheteur
qui énonça devant annibal les règles de lart de la guerre, parut du dernier
mèprisable à ce grand homme, tandis que la tourbe des auditeurs admiroit
<2v> tel que vous me voyés mon cher ami, jay pensé cela, je l'ay imprimé
et je puis vous le dire; moy cepandant qui avoit 42 ans quand on me fit
autheur et qui ne fus que malgré moy dabord. à ce propos mandés moy
où je pourois faire remettre un petit present que je pourrois dans peu
vous faire en ce genre, afin quil vous parvint assès tost.
mais je me suis furieusement ecarté. rien donc ne me rit autant que l'idee
de me trouver chex mon ami à faire la causette paresseuse autant que
pleine, et voir le bienêtre et la paix au dessous. au bout du conte il faudra
bien que les affaires me laissent, ou bien je les laisseray; mais ce qui est pis
c'est qu'il s'y est joint quelque chose du genre qui vous a tourmenté; avec
la différence que chex vous c'etoit nephretique et gravelle, et quand à ce
point l'uva ursi ou raisins d'ours est un specifique souverain, au lieu
que chex moy cest strangurie qu'ils attribuent à des hemorroides internes
qui se portent 1 mot biffure sur les glandes de l'urètre; tant y a qu'ayant la
jambe encor tres bonne et la même ardeur pour marcher, pour peu
que j'aille pas d'homme, le sang y vient, et des ardeurs; bétise que je n'ay
point la nuit ny aucune strangurie. or comme ces procès de la nature
sont plus longs encore que ceux du palais, je crains que cela ne devienne un
rémora de plus, quoyque la voiture ne m'incommode pas encore.
oh ouy certainement Me de pailly vous cherit bien touts et avec connois=
sance de cause. elle aime bien aussy à être sentie et connue, plutost et ce
contentement en elle est l'effet d'un sentiment de justice, plutost que de
l'amour propre; car elle avoueroit et grossiroit même des imputations si
le fonds en est vray, mais linjustice la revolte et leffraye, et le ressort
en est grand chex les corrompus et les fols. elle est encore icy quoy qu'elle
aille nous quitter dans peu, pour vaquer à ses affaires, dans la ville
des fols; autant elle est noble dans les affaires, et dans les détails du courent
autant elle est exacte à tout ce qui est ordre et exécution; d'autant plus
malheureuse de s'interesser à quelqu'un qui est voué à la patience; elle
me charge de mille tendres compliments et amitiés pour vous et pour les
votres. joignés y mes respects mon cher amy et pardonnés moy mon
long bavardage, que je n'employerois pourtant qu'avec vous; adieu
je vous embrasse
Mirabeau