Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 29 janvier 1786

du bignon le 29e jr 1786

mon bon amy, je ne puis enfin m'empècher de céder à mon
inquietude qui est deja ancienne, et que j'ay scu contenir. ma
derniere lettre, à vous adressée est du 9e xbre, et elle demandoit
ou valoit reponce tout comme une autre; depuis ce temps est
venu celuy de la bonne annee, et tout le roulis de lettres que
comporte cette saison. j'ay donné de la marge pour cela, comme
aussy pour votre transplantation et emménagement à berne
que je scais être aussy pour ce temps lâ. comme j'ay icy troix
courriers par semaîne, et que trois adesso font au moins une
impatience, j'ay eu le temps d'user à cet égard de mon regime
habituel; mais enfin misericorde se perd, et j'ay tout de bon pris
de l'inquietude sur votre santé ou sur celle de quelqu'un qui vous
est cher. écrivés moy je vous en prie ou me faites dire de vos
nouvelles. vous m'aimés assés pour ne pas trouver etrange que
je vous écrive seulement pour vous dire ces choses; en tout cas
si c'est paresse et oubly, il est juste que vous en portiés votre part
de la paix, et je seray fort aise si je n'ay qu'a vous gronder. adieu
je vous embrasse et offre mes Respects à vos dames

Mirabeau

<2r> du bignon le 9e xbre 1785 

J'ai reçu votre lettre du 25. 9bre. mon cher ami, et ne soyés pas
surpris de voir que je vous réponds un peu promptement.
Plus le temps diminue le nombre de nos liens volontaires,
plus nous y tenons, surtout quand on est d'un caractere
aimant; et peu d'hommes sont plus que moi nés avec ce
caractere là. vous êtes mon plus ancien et estimable ami; et,
n'etoit Me de pailly et mon frere, je pourrois dire comme le
gascon, que j'ai là tout mon fait, ainsi je vous remercie tout de
bon de la promesse que vous me faites de ne point abuser de
votre bon tempérament par trop de confiance.

Je suis autant au moins que jamais dans le margouillis des
affaires. on croit toujours toucher au terme, mais j'en suis
désabusé; et indépendamment des longueurs naturelles de la
justice, ou des justiciers et des formes dont on se plaignoit il y a
4 siecles autant et plus peutêtre qu'aujourd'huy, qu'on se
desabuse de tout. La dépravation et le desordre, à cet égard, sont
devenus tels que personne ne veut plus de fonds dans le ressort de ces messieurs,
et que toutes les terres sont à vendre. Débarassé de tout souci de mes fols, qui
sont actuellement quatre dans paris, dont un seul mettroit le désordre dans 3
royaumes; debarassé, dis je quant à l'interieur par un desapprouvement
volontaire et consenti, je tiens aux éclaboussures; et il me faut, je vous assure
une patience d'ane exposé aux mouches, pour tenir ferme et n'avoir au fond
d'autre inquiétude rongeante que la marche du temps, que je sais avoir son
terme, dont je m'approche trop pour ce qui me resteroit à faire pour finir en homme de bien.

je gagnerois beaucoup néanmoins à en employer une partie à aller respirer
l'air pur dela maison de mon ami, au sein de son aimable et estimable famille.
Je vous assure que quoi que me sentant très impropre à la société de Rolle, telle que
me de pailly mel'a dépeinte; comme je l'ai été presque toute ma vie et à plus
forte raison aujourd'hui, l'amphitrion du pays tel que je l'ai vû, ne m'auroit pas
disconvenu du tout. C'est un de ces hommes à toutes mains sur lequel le misantrope
n'auroit pas dit: l'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. il m'a paru
essentiel dans ses complaisances, et débarassé par un grand fond de bonté. je
crains plus les spèculateurs dont vous avès bon nombre, moi qui fus demailloté
toute ma vie, comme au moment où je suis né.

à propos de ces derniers, me de pailly m'a donne un livre de reflexions philosophiques
politiques et morales, que je lis puis qu'il a été fait pour cela, mais qui ne m'édifie pas.
L'auteur paroit avoir beaucoup lu et vu, et savoir bien peu. je les croyois plus
mûr que cela. Toutefois comme cet homme n'ouvre jamais son coeur, et que je
suis dans le cas absolument contraire, je ne le veux pas juger. mais je vous
juge, vous autres, sur le ton d'indifference religieuse qu'on lui a laissé imprimer.
<2v> Je trouve ce genre bien plus dangereux que le blaspheme, voltaire n'est corrupteur
que par l'exemple et l'impudence; soit historique et soit philosophique pour
des ècoliers, le reste pour des cochers. mais ce ton froid de supériorité
philosophique, des traits tels que de noter en passant qu'il est à noter que les
fondateurs des trois religions qui occupent le monde, moyse le christ et mahomet,
naquirent dans le même canton, sont de ces traits qu'un sage sénat ne permet
pas, par ce qu'il ne les sauroit pardonner. cet éxact geographe, qui met
l'Egypte la judée et l'arabie sous son même bonnet, et qui auroit fait
naître le Roi de prusse et le pape en même contree, n'eut pas osé risquer
de telles découvertes en Suisse dans d'autres temps, un ciniscisme outré
qu'on est toujours sur de trouver partout chez nos esprits forts, et
cette judiciaire profonde qui attribue à la facilité copulative du
pays allemand comparée à la sévérité en ce genre du pays roman, les
différences qui se rencontrent entre le caractere de nos mèridionaux
et celui de nos septentriaux, quoi qu'assurément l'amour et tout son
train soyent tout autrement fêtés chez les premiers que chez les
derniers. Oh! combien de bavards séculaires!

mon cher ami, je n'entendrois certainement rien à toutes vos constitutions.
Je m'en aperçus fort bien quand vous causiés scrutin et balote avec
mon frere, vrai caton de republique. C'étoit pour moi du haut
allemand, attendu que mon attrait n'y est pas, ains au contraire.
mais si je croyois un jour, et quand j'aurai vêcu encore 40 ans,
qu'on put proposer quelque chose de sensé à une assemblée,
je proposerois: 1°. un secret pour les plans, comme pour les
élections. 2°. la création d'un office de contradicteur dont la charge
seroit, une fois qu'un projet seroit tiré du secret et jugé digne,
d'être baloté, de bien exposer toutes les raisons contre et le dèbat
des raisons alleguées pour, qu'on seroit tenu de mettre au bas du
projet. Cela fait, on donneroit un terme au bout duquel il seroit
procédé par voye de balottes à l'admission ou rèpulsion d'icelui. or
cela une fois passé, je proposerois par cette voye, une loi qui exclueroit
pour jamais du concours à entrer dans les charges publiques, tout
homme qui auroit fait un livre. La raison en est 1° qu'on sait
ce qu'il tient, et qu'on n'a que faire de sa présence qui ne vaudra
jamais son livre. 2° que c'est trop pour la tache utile d'un seul,
que de vouloir instruire et gouverner. Si la nature a fait des
talens superieurs entre les hommes, c'est pour qu'ils attendent leur
moment, et non pas pour qu'ils le fassent naitre. Sans cela
tout étant èchange dans la vie, toute égalité dans les besoins
pris ensemble, tout èchange devant être au pair ou cesser
faute d'aliment, ce qui seroit extinction de société, tous les
<3r> besoins ayant un droit égal à ce qui peut y satisfaire, toute
supériorité seroit tyrannie, et toute èmulation prèlude d'hostilitè.
3° qu'on gouverne par l'expèrience, et qu'on instruit par la
sienne, qui sont deux et qui ne sauroient jamais être un, mais
seulement se réunir pour faire force ensemble, comme l'aubin et
le bois. 4° La science s'acquiert par la vie sèdentaire ou, comme
dit cet autre, par des voyages où l'on voit ce qu'on a dans la tête
et rien en deca. Elle n'eprouve et ne rencontre ni contradictions, ni
exceptions, ni dèceptions. L'expèrience, loin de prèsumer de sa
base, se murit même en croyant se dègouter. 5° Tout homme qui
s'est donné au public et ses idées, qu'il a cru bonnes tout au moins
s'il n'est un fol, doit s'être promis de ne pas livrer son physique
à l'envie, puis qu'il y a abandonné son moral; et s'il ne l'ètoit, il
le deviendroit en voyant le crèdit et la puissance grossir son
arsenal de superiorité. Mais la nature y met bon ordre, car il
donne du nès en terre sitôt qu'il veut paroitre dans les affaires
grimpé sur son pied d'estal: Ciceron, Bacon, et Daguesseaux, furent
tous les trois de parfaitemant beaux génies, très rares et très
supèrieurs. Tous les trois bronchèrent selon leur temps, et
ternirent ainsi leur haute rèputation acquise et meritée.
Combien de milliers d'exemples en trouveroit on en sous ordre de ceux là?

Et qu'on en dise plus qu'un tel decret nous eut privé des ècrits
de Cesarmarc aurele, monluc, henry de Rohan, la noue bras de fer,
mont cuculli, et tant d'autres. Rien n'est plus prétieux que les
écrits des grands hommes qui ont opèré, fruits de leurs loisirs,
heureux et nobles délassemens d'un esprit actif et uniquement
propre aux grandes choses. Mais le rhèteur qui énonça
devant annibal les regles de l'art de la guerre, parut du dernier
méprisable à ce grand homme, tandis que la tourbe des auditeurs
admiroit.

Tel que vous me voyés, mon cher ami, j'ai pensè cela, je lai
imprimé, et je puis vous le dire; moi cepandant qui avoit 42
ans quand on me fit auteur, et qui ne fus que malgrè moi
d'abord. à ce propos mandès moi où je pourrois faire remettre
un petit présent que je pourrois dans peu vous faire en ce
genre, afin qu'il vous parvint assès tôt

mais je me suis furieusement ècarté. Rien donc ne me
rit tant que l'idée de me trouver chez mon ami à faire la
causette paresseuse autant que pleine, et voir le bien être
<3v> et la paix au dessous. Au bout du conte il faudra bien que les
affaires me laissent ou bien je les laisserai, mais ce qui est pis
c'est qu'il s'y est joint quelque chose du genre qui vous a
tourmenté, avec la difference que chez vous c'étoit
nephretique et gravelle; et quant à ce point, l'uva ursi
ou raisins d'ours est un spècifique souverain: au lieu que
chez moi, c'est strangurie qu'ils attribuent à des
hemoroides internes qui se portent sur les glandes de
l'urhetre. Tant y a qu'ayant la jambe encore très
bonne et la même ardeur pour marcher, pour peu que
j'aille pas d'homme, le sang y vient et des ardeurs: bétise
que je n'ai point la nuit, ni aucune strangurie. or comme
ces procès de la nature sont plus longs encore que ceux du
palais, je crains que cela ne devienne un remora de plus,
quoi que la voiture ne m'incommode pas encore.

oh! ouy certainement me de Pailly vous chérit bien tous
et avec connoissance de cause. Elle aime bien aussi à ètre
sentie et connue; et ce contentement en elle est l'effet
d'un sentiment de justice, plutôt que de l'amour propre; car
elle avoueroit et grossiroit même des imputations, si le fond en
est vrai. mais l'injustice la révolte et l'effraie; et le ressort
en est grand chez les corrompus et les fols. Elle est encore
ici quoi qu'elle aille nous quitter dans peu, pour vaquer
à ses affaires dans la ville. Autant elle est èxacte à
tout ce qui est ordre et èxècution, d'autant plus
malheureuse de s'interesser à quelqu'un qui est voué
à la patience. Elle me charge de mille tendres complimens
et amitiès pour vous et pour les votres. joignès y mes
Respects, mon cher ami et pardonnès moi mon long
bavardage, que je n'employerois pourtant qu'avec
vous; adieu je vous embrasse.


Enveloppe

à monsieur

Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 29 janvier 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/662/, version du 15.11.2024.
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