Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 31 mars 1786

de paris le 31e mars 1786

il y a deja quelques jours mon cher ami que j'ay reçu votre
lettre du 13 du courant, mais mon retour à paris, quoyque
tardif, et ayant dépassé de beaucoup l'automne qui dordinaire
paroissoit etre ma saison climaterique, ayant meme presque
franchi lhyver, n'a pas laissé de me faire son effet ordinaire, et
malgré precautions de régime, la vie sédentaire, accrue par une
bourasque de mauvaise saison, m'a éprouvé. au reste mes déran=
gements ne sont jamais des maladies, mais les incommodités
font effet d'abattement passager, dans un tempéremment tout
alkalin, et, disent ils, tout libre.

je suis fort aise que du chesne ait retardé sa commission, puisque
cela vous a mis à même de revenir sur un morceau dont vous
gouties le fonds et la forme, et de rendre participantes de votre
opinion à cet egard quelques bonnes tetes de votre capitale; je
fus de tout temps persuadé, je suis maintenant convaincu, que
s'il en reste de vraiment telles en europe, cest là qu'il faudroit les
chercher; non que j'en croye la manufacture exclusive; la nature
est au principal la même partout, mais les accessoires la dévelopent
ou l'étoufent, et ils sont touts en votre faveur. 1° très reellement
l'homme est un animal grimpant. le createur plaça son berceau
dans une contrée ouverte, presque spontanéement fertile, il le
falloit, avoitavant qu'il eut acquis les moyens de fertiliser la montagne,
mais à cela pres, l'espèce montagnarde est, dans touts les genres, la
plus forte, et nul entre nous ne gravit, qui ne sente l'air sépurer, et
son ame s'etendre avec calme et contrepoids. 2° lexemple que ce
repos, n'est point apathie et des soucy, surtout en politique, la plus
pretieuse et salutaire des sciences, comme aussy la plus vitiée, est
parlant chex vous par les faits et par le fait. 3° partout ailleurs
le ferment interieur s'évapore, le clinquant des sciences des arts, et de touts
<1v> petits prestiges de création humaine, qui amusent egarent et anni=
hilent la tourbe qui suit le petit nombre d'hommes gratifiés des
talents des grandes découvertes, attire, amuse, et institue la dissipation
loin d'en etre exempt chex vous, on l'accueuille, elle y grimace, et le
peu d'attention que votre sage sénat semble faire à l'altération des
moeurs et à la jactance des opinions légères, sembleroit lexposer a
l'inculpation de tendre insensiblement vers la politique vénitienne
dont l'aristocratie s'échafaude sur un peuple la corruption populaire
je suis bien éloigné d'en juger ainsy, ny de croire qu'il soit possible de
trancher entièrement avec son siècle, ny même sage de le tenter. je
vois trop que le grand ressort manque, qu'il est impossible de main=
tenir un peuple morose, s'il n'est rèligieux, et de conserver religieux
aux tables de la loy, la tourbe à laquelle le veau d'or se presente,
les vertus ne sont que des moyens de raports utiles, la monoye les
represente touts, et lhomme, qui par loy de nature 1 mot biffure ira toujours
au plus court, laissera les vertus pour courir à la monnoye, partout ou
elle se presentera. l'évangile ne se reprend point soux oeuvre; les moeurs
sont le meilleur des cactéchismes. la gravité locale des viellards, la
subordination locale des ages inférieurs, voila la seule clef politique des
moeurs, et le plébiscisme littéraire qui tend à émanciper touts les
esprits, à corrompre touts les ages est précisément l'antagoniste de ce 1er
moyen de l'ordre, dont dieu daigna faire un de ses 1ers commandements.
le torrent a parfaitement percé vos barrières naturelles, mais il ne
les renversera pas. tout passe, l'europe aveuglée, payera dans peu
bien cher cesnos propres folies et les erreurs de nos pères; mais votre aristo=
cratie, qui ne scauroit avoir que des convenances locales, a du moins
le grand avantage de faire prédominer 1 mots biffure la maturité. 4°
il résulte de là sans doute et de l'ambition des aspirants que lesprit
méthodique et réfléchy, doit nécessairement s'y nourrir de la communi=
cation des idées nobles fortes et élevées; ailleurs on ne scauroit s'occuper
de politique que pour fronder, oposer, disputer, agacer, ce qui 1 mot biffure reduit
en fumée et ridicule de nouvelliste, toute conversation politique, et a
plus forte raison tout ce qui tend à considérer dans sa base pratique
et usuelle le grand art dengager et contenir les hommes dans la voye
de se rendre utiles et heureux. ils ont voulu etablir icy des clubs
des sallons des licées, tout autant d'apeaux à entreprises, on y court
dabord, on s'y fait balotter &c &c, on sy porte, on y écoute, on sy
<2r> dispute, on s'y ennuye, et tout cela tombe et renait sans cesse
comme les modes et, les écrits. au milieu de ce tabut néanmoins qui
aboutit enfin à cette sublime question, encor vivante depuis
césar, quelles nouvelles; un bon esprit, en ce sens, demeure solitaire
et se trouve luy même deplacé, le zèle s'endort et se traite luy mème
interieurement de manie, le courage tombe, et la seconde nature
l'habitude le premier besoin le secours, manquent totalement à son
ressort. 5° l'intrigue sérieuse et continue, dont l'objet est la persuasion
et non pas la prostitution, comme dans les cours et ce qui en dérive,
aiguise les esprits aprend à connoitre les hommes, et habitue a
mettre, comme le bélier, sa force dans son front. de tout cela je conclus
qu'une bonne tete bernoise doit être foncierement la meilleure de
l'europe.

je n'ay point eu de lettre de vous où vous me demandiés de quel
volume est le livre que j'ay à vous envoyer, cest un paquet de 4 volumes
in 12, mais ce ce qui m'etonne mon ami, cest de ne recevoir de vous
reponce aucune à mes deux dernieres lettres, ce qui fait une interruption notable.
après un long silence vous m'avés écrit n'en avoir point reçu de moy
je vous ay répondu le 29 janvier que je n'ete j'étois fort surpris
que vous n'eussiés point reçu la mienne du 9e xbre qui valoit
réponce, et je vous en envoyois en meme temps la copie; en
voila donc deux dont vous ne me parlés aucunement; elles
ont eté mises à l'adresse, de tout temps usitée, à berne par pontarte
et si vous ne les avés pas reçues, cela me mettra fort en peine.

adieu mon cher et digne amy, que dieu maintienne et conserve
votre repos, autant qu'il plait à la sainte providence de prolonger mes
tribulations, et puisse ma santé et mes affaires me permettre
d'accomplir le voeu que votre amitié fait pour moy, de me voir
toucher et benir ces mèmes murailles, qui me reçurent autrefois
avec tant de bonté, d'hospitalité et de tendresse. j'offre mes
plus sincères repspects à vos dames, et vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur

Monsieur de Saconai
à Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 31 mars 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/660/, version du 31.10.2024.
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