Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 25 avril 1786

de paris le 25 avril 1786

je réponds, trop tost peutêtre mon cher amy à votre lettre
du 11e mais je suis mon attrait.

ce n'est pas quand on voit et qu'on observe qu'on peut causer per=
tinemment; il faut questionner alors et écouter. sully cette
tete unique pour les affaires, si subit à la pensée et à lexécution
sully, démontré toujours infaillible par le fait, demandoit néan=
moins 24 heures pour opiner dans les cas majeurs. le fameux
duc de guise, au contraire disoit, ce que je n'ay pas pensé en un
quard d'heure, je ne le scaurois penser en un an
, sauf le scandale
de comparer un fat à des héros, j'aurois été plus du caractere des=
prit du second que de celuy de l'autre; mais ayant parcouru le
circuit d'annees qui amène à peu près touts les hommes pensants
et sentants, au vanitas vanitatum de salomon, j'ay eu sur le
vulgaire des autres l'avantage escentiel d'être mis sur la voye des
principes de l'ordre, celuy de les etudier longuement et constamment,
toujours les raportant aux faits passes, mis en chair, pour ainsy
dire par la vue et les détails des faits présents. cette nourriture m'a
arreté sur les bords du précipice ou le desabusement conduit le
plus grand nombre des spéculateurs, et où salomon se trouvoit
peutêtre luy même; cest de penser que tout est bien, que tout est mal
que le mal tient au bien, et que l'un et l'autre ne sont que divers
périodes de maturité succedant à la vèrdeur, et précedant la putréfac=
tion, comme celle cy l'acte qui réduit tout en cendre plus ou moins
végétale; que le tout ensemble ne scauroit être ny prévenu, ny re=
gretté, et que ces diverses contorsions d'une chose vaine en soy, et
qui n'a qu'une existence passagère et sans substance reelle, n'est
matière à penser et agir serieusement, que pour la mouche du coche.

je ne vous répeteray point icy, comment je me suis retrouvé, et a
quoy je me suis arreté, ce seroit vous entretenir de ce que vous scaves
<1v> mais il en a résulté, pour moy du moins, un avantage, sest de
présumer moins et de priser la reflexion. celle cy m'a dit par exem=
ple sur les deux acteurs cités cy dessus, que l'un a vécu et fini en
homme de bien et en homme sage qu'il a longtemps prospéré, et
cest soutenu dans l'age et les circonstances de la déffensive, et que
l'autre le heros, vécut en conspirateur et mourut en homme très
imprudent. ainsy donc mon cher j'aurois beaucoup à sentir et peu
à raisonner chex vous. quand a

quand à ce que j'ay dit sur vos tetes nationales, de plus habiles que
moy l'ont pensé il y a longtemps; lises cecy, il est tiré des oecono=
mies royales
de sully, ouvrage dont je me suis nourris des ma
jeunesse "au retour duquel voyage (il parle du Mal de biron) du Mal
"le roy par une debonnaireté sans pareille, continuant à le
"vouloir sauver en luy faisant passer ses folles fantaisies de
"presomption; par une continuation de faveurs, honneurs et
"bienfaits, il l'envoya encore ambassadeur extraordinaire
"en suisse, pour jurer le renouvellement d'alliance avec cette
"nation espèrant que les enseignements et exemples de la
"grande et saine politique luy donneroient envie de le devenir
et de régler son esprit et ses desirs" ce temoignage destime de la
part des premieres tetes du siècle le plus exercé et de bien d'autres,
pour la sagesse et pèritie de vos pères, dit tout.

ce que vous me dites que le renouvellement subit de plus du tiers
des membres de votre senat, loin d'alterer les anciens principes, et
surtout les règles (car tout n'est pas loy, souvenés vous en, et les hommes
ne sont menes au courant que par les usages) semble en renforcer
l'amalgame, est un avantage pretieux et rare, qui pare au vice
radical par lequel perissent toutes les societes. je ne puis jongler
sur la cause de cet avantage qu'en aveugle, ne connoissant pas les
details, mais j'ay souvent été heureux à deviner en ce genre, et si
josois j'attribuerois celuy cy a la sagesse de n'avoir pas mètropolisé
je ne scais si je m'explique. toutes les républiques ont péri par la partia=
lité pour la capitale. le germe en etoit chex vous comme ailleurs, pour
le droit de bourgeoisie &c; mais à cela pres, il faut des magistrats, et d'entre
les prééminences indispensables, plus on en peut attribuer à la nature
au sort, plus on évite d'inconvénients et de cabales et de corruption. le tout
<2r> est après de raporter au dehors ses propres avantages; plus vous
sérrerés de grains, moins vous en récolteres. au lieu de cela le citoyen
d'athènes de rome de carthage de venise, de gènes &c, raporta tout
a la ville capitale: de là deux inconvenients destructifs. le premier
est l'esprit d'injustice qui a deux poids et deux mesures, le second la
prospérité insolente et ses effets. les villes s'agrandissent, s'embellissent,
de là les metiers, de servitude, les arts, de corruption, les beaux arts
d'oisiveté impertinente, voluptueuse, avide, mendiante, flateuse
corruptrice &c. la jeunesse si propre aux illusions aspire des prestiges
et respire la suffisance; et quand il faut ensuitte la faire assoir parmy
des hommes murs et desabuses, mais roulés par 1 mot biffure lexpérience
et fixes par la reflexion, elle tranche avec les idées autant qu'avec les
moeurs les manières et les opinions. j'ay ouy parler de la propreté solidité
et commodité des edifices tant publics que particuliers de berne, mais
non pas de leur magnificience, des spectacles, des fetes publiques et
autres agencements serviles des grandes cites. si ce que je pense de votre
moderation en ce genre est vray, regardes la comme le principal pivot
de votre heureux etat, et l'arcboutant de sa duree. l'homme, surtout
dans la jeunesse mord aisément à lémulation si des objets serieux de
distinction se montrent en perspective; les nivelleries et objets futiles se
presentent ils entre deux on court au plus aisé, et l'heureux essor de l'amour
propre s'évapore en pretentions; or quand à celles cy il en est de tout genre
et l'odieux et le ridicule est souvent le plus piquant.

quand à ce que vous me marqués des principes de moderation
et de vèritable oéconomie politique que professent vos nouveaux
opinants, cela flatte vrayment le coeur et console l'oreille. partout
jeunesse non corrompue vaut mieux que la viellesse de qui n'est pas deci=
dement et de tout temps eminemment homme de bien. icy même s'il reste
quelque flamesche civique, ou etincelle tant soit peu énergique dans
les tribunaux, cest des enquetes qu'elle part, et les choses en sont au point
que quoyqu'elles jugent infiniment plus mal, on fait tout dans le ressort
de cette vaste juridiction pour n'être pas porté à la grand chambre
ruineuse à lexcès et qui a perdu toute confiance. chex vous la gravité
demeure, icy il ny en a pas trace, ce qui fait qu'il ne reste rien aux doyens.

j'ay impatience que ce que je vous destine vous arrive; vous y trouveres
bien des choses, et peutêtre à bien des egards en seres vous content.
adieu mon cher et digne ami offres touts mes Respects à Me de
vatteville, et luy dites qu'en ma qualité de grand politique, j'oserois
répondre que l'envie de se faire roy de corse, ne prendra pas à son mary
adieu je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur

Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel
près Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 25 avril 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/659/, version du 31.10.2024.
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