Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 juin 1786

de paris le 26 juin 1786

votre silence mon cher et digne amy, m'avoit donné de
l'inquietude sur votre santé, et quoyque j'aye été contenu long=
temps par l'experience que les mauvaises nouvelles ne demeurent
gueres en arriere, cepandant je commençois à prier Me de
pailly de s'en informer dans le paÿs. craignes mon cher les
transpirations arretées, ce sont elles qui font les rhumes, surtout
quand on ne fait plus d'excès de table ny de fatigue; et puis il faut
que la nature calme la sédition, et se defasse de toute la masse
répercutée, ce qui est penible et finit par être dangereux

pendant cet interim j'ay scu par Me de pailly une occasion dont
j'ay profité pour vous faire passer les volumes que je vous avois
destinés, jespere qu'ils vous seront parvenus; ils furent faits à bon
escent, et vous sont offerts de même; il 1 mot biffure le tout est bien defiguré
de fautes d'impression; si pourtant vous etes content du fonds, faites que les libr=
aires de genéve et de berne en tirent de chex moutard, libraire
imprimeur de la reine
, et que vos amis le connoissent, sans
parler de l'autheur. quelque defectueux même qu'il puisse ètre
il est des sèrrures pour toute clef, et le principal et tout ce que
nous y pouvons faire en gens de bien, cest de faire entrer quelques
parcelles de ce que nous croyons escentiel, bon et vray, dans quel
quelques têtes.

vous y verres en un trait, vers la fin, une maniere particuliere
d'envisager vos avantages nationaux, et de les faire connoitre du
moins par leur resultat. l'estime à cet égard est à peu près géné=
rale, mais tout le monde ne voit pas du même sens. turgot qui n'avoit
pas le génie, sans lequel la droiture même ne peut être que borgne ou
du moins miope dans les grandes vues prises dans le simple qui est
leur véritable terroir, n'avoit fait entrer pour rien dans ses
spéculations, la base principale de toutes les constitutions d'état
possibles, je veux dire la dépencedance où doivent être les arrangements
<1v> sociaux des loix de la nature et par conséquent des conditions territoriales
de notre sèjour. faute de partir de là son chateau en espagne de
civilisation permanente etoit d'amener les nations éclairees à se
gouverner et maintenir en petites républiques confederees; 2 mots biffure &c.
c'etoit d'après cette divergence qu'il disoit, on me dit enciclopé=
diste, et je ne le suis pas, car je crois en dieu; on me dit oécono=
miste, et je ne le suis pas, car je n'aime pas les roix
. vous êtes
trop versé dans ce genre d'etude, pour douter que de même qu'il seroit
fol de vouloir qu'on vécut 1 mot biffure de lait à mayorque ou dans l'isle de
terre neuve; qu'on s'y occupat des soins des peuples pasteurs, qu'on
eut les memes usages, les mèmes moyens, il n'est pas sage de vouloir
forger dans sa tete un genre de gouvernement quelconque pour luy
donner la preference également partout, et dans 1 mot biffure l'adminis=
tration les mèmes gestes. c'est néanmoins d'apres cela qu'il faut juger
l'opinion de ceux qui voudroient géneralité de langage populaire
de poids de mesures &c dans tout un grand etat: cette erreur à
pour elle de grandes authorites, mais je scais mieux qu'un autre que
cest la foiblesse d'esprit qui imagine beaucoup, et que ceux qui sont
doués ou organisés de la sorte, sont fort sujets à dominer par
lopinion sur la paresse du plus grand nombre. quoy qu'il en soit
la constitution de la suisse en general, indiquée dabord par la
nature et ses localités, ranimée ensuitte par des tetes fortes et
rurales, laisse le gouvernement aux mains de la nature, l'administra=
tion à la république, et suprime, ou peu s'en faut; la subministration
si désolante et abusive partout ailleurs; cest là le maximum de
la bonne constitution locale; qu'elle s'y tienne et tout est dit.

le suisse se vend pour la guerre dit le pdnt de montesquieu; ouy
et le savoyard pour ramoner les cheminées, et l'auvergnae pour
scier de long &c &c. partout où le site ardu et montagneux, re=
pousse la grande culture, lhomme devient outil d'une culture
à bras, et la population surabondante, va porter ailleurs des
secours indipensables et qu'elle ne surenchérit pas; mais jamais
suisse s'est il vendu? partout ce nom s'est fait estimer, aimer ou
craindre. certes il luy est souvent arrivé comme à tout peuple
ameuté, de n'entendre la raison qu'après la fougue; mais jamais
aucun ne fut moins enclin à ce qu'on apèle proprement l'insolence
<2r> et ne prouva mieux par ses moeurs, que combien ce vice est
inherent à la bassesse.

au reste cher ami, tout ce que je vous dis là bien en long, est ren=
férmé en élixir dans une seule phrase de votre lettre, cest un grand
point lorsque la constitution d'un gouvernement se trouve en propor=
tion de son etendue, et analogue à son climat et à sa position poli=
tique
. telle est vous le voyés (et peutêtre vous le lisés en ce moment
meme) ma manière d'envisager les choses, toujours dans le vague; et quand
aux details, et à l'aplication des principes aux inconvénients de la routine
je me rapele fort bien qu'un jour que vous parliés avec mon frère des
précautions du scrutin à berne et à malthes très agacés tous les deux
comme bons et francs républicains, jécoutois là comme le frere coupechou
qui entendoit disputer despreaux et racine, et sentois l'ébètement me
couvrir de son voile de désinterest, comme si l'on eut parlé phisique ou
géometrie. quand à la gravité et aux bases des moeurs domestiques
j'entendrois des yeux le langage de mes maitres, mais soyes surs qu'ils
me trouveroient bien bete au prix de mes écrits, quelques foibles qu'ils ayent
pu paroitre au bon sens exercé et experimenté.

si donc mes pauvres affaires et une incommodé qui me rend
la voiture pénible, me permettoient d'aller embrasser mon
ami dans son manoir, la satisfaction de lame et lépanouis=
sement de mon coeur, seroient tout lobjet et le vray frait de mon
voyage. Me de pailly pretend que c'est en automne qu'il faudroit le faire,
et moy dont les moeurs sérieuses de tout temps, sont encore concentrees
par l'age et l'affoiblissement des organes communicatifs, je soutiens
que c'est en cette saison cy; à moins qu'on ne voulut passer l'hyver
à berne, où je sens bien qu'alors on pourroit profiter à converser
librement avec les bonnes tetes, qui ne pensent pas que le mistere, soit
une dependance de la capacité;

mais voyés vous mon cher; ce qui me touche vrayment et quelquefois
jusques à tenter ma resignation à la dependance, cest lidée de voir
votre delicieuse famille, de la voir animée d'un même esprit, touchee
d'un même sentiment, et le tout se raportant à sa source, au bonheur
de mon ami. cette idée seule desormais est capable de me faire voir
de nouveau les grands chemins. en attendant j'offre mes Respects a
vos dames, je me recomande à vous auprès de Mr de vatteville, je vous
prie de n'être plus malade, et je vous embrasse tendrement

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel
près Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 juin 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/658/, version du 05.12.2024.
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