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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 21 juillet 1786
de paris le 21e juillet 1786
j'ay retardé mon cher et digne ami ma réponse à votre lettre
pour ne vous pas fatiguer; car depuis peu de temps, vous
avés terriblement lu de ma prose. vous avés sablé, pour ainsy
dire, le dr de mes ouvrages qui ait paru: je crois qu'il demande
une lecture suivie, cest à dire qu'on ne le perde pas de vue dans
pendant le temps de l'examen; mais je n'ay jamais prétendu, que
passé les premiers dialogues, on en put lire plus d'un par jour;
et quand j'ay voulu le lire imprimé il me fatiguoit moy même,
moy dis je, qui ay la foiblesse de préférer ma prose à toute
autre, non pas d'aprobation, car je trouve que touts écrivent mieux
que moy, mais de gout et d'habitude: et bien elle m'endormoit
dès le second volume quand j'en prenois trop. je vous prieray donc
de relire dans quelque temps d'icy, de la s
orte, mon bon ami; et alors
je vous en croiray sur ce que vous en jugerés en dernier ressort.
ce n'est pas que je n'aye eu déja quelques suffrages qui me rassurent;
dailleurs cecy n'est point moy, le fil qui m'a guidé vous est dès
longtemps connu et en a tout le mérite. j'ay seulement été faché
quand je l'ay lu imprimé, d'avoir si peu orné le fonds, tandis qu'on
pouvoit néanmoins me reprocher des longueurs et du bavardage.
le début eta du liant, et le premier volume est semé de ces choses
naturelles et vivantes qui animent la fable et qui dérobent à l'étude
son apreté; il m'eut été fort aisé d'user partout de la même adresse
et cetoit peutêtre mon vray talent; mais la marche et la profondeur
m'ont entrainé, et à la réserve du 23e dialogue dans la seconde partie
portion de bienfaisance, l'amour, et peutêtre dans le 3e de ce qui est
dit de vos compatriotes à l'occasion de l'esprit national (manière
je crois assés neuve de vous rendre justice) à la réserve de cela dis je,
tout est sec, et surtout le début des dialogues, que je pouvois si aisément
varier. cette maladresse est ce qui m'a le plus choqué, et point du tout
le Mis longo qui est de touts mes correspondants le plus habile et éveillé,
l'ayant reçu en un temps où il étoit surchargé de besogne, et n'en
ayant encore pu lire, à baton rompu, que le 1er volume, m'a écrit que
<1v> tout ce début marquoit beaucoup d'adresse, de naturel, et de connoissance
du coeur et de lesprit humain; mais qu'on chercheroit à suivre la série
des principes oéconomiques, et que tout cela détourne &c. la continuation
de la lecture, le rassurera sur ce point, et en attendant je luy ay marqué
que c'etoit précisèment le cas du cheveu gris et du cheveu noir, et
qu'icy personne ne vouloit plus des principes oéconomiques, et que je
scavois gens qui avoient dit, je passe tout ce qui est de sa science, cest son
nez de verre, mais je suis enchanté du reste. de tout cela mon cher
peu mimporte, et ne fut ce que comme diversion à mes chagrins
j'en aurois tiré un avantage personelle mais le véritable est d'avoir
voulu contribuer à quelque bien.
je vous ay dit dans ma précédente mon cher ami que j'avois une
incommodité qui pour le présent m'interdisoit un voyage.
cest une sorte de strangurie à l'urètre qui a même un inconvenient
plus considérable en ce qu'elle m'interdit le marcher, j'ay toujours
eu la jambe bonne et je contois sur la marche pour conserver une
viellesse saine; mais depuis un an surtout je ne puis marcher qu'un pas
de femme et dans les promenades encor, sitost que je double le pas
l'ardeur d'urine se fait sentir et bientost les urines deviennent bour=
beuses et sanguinolantes. heureusement j'avois icy un jeune méde=
cin habile qui me dit que c'etoit un bénéfice de la nature, et le sang
hémorrhoidal qui se porte lâ. il me dit que le raisin d'ours et autres
spécifiques contre les stranguries qui tiennent à la gravelle &c ne
me feroient rien, et je l'ay éprouvé; il me recomanda des sangsues
à l'anus et des foments laxatifs sur le bas ventre dans les cas de
suppression, mais je n'en ay point éprouvé. il me proposa le régime
de la limonade légère pour toute boisson; j'ay tenu ce régime mais
il ne m'a point paru spécifique, et ce n'est qu'en ne pas marchant que
jévite les accidents. or la voiture un peu rude me donne des ardeurs,
surtout quand jy monte dabord après avoir uriné. voila un beau
détail qui vaudroit mieux à Mr de cabanis qu'a vous: mais il faut
parler quand on parle, et surtout de choses qui ont des raports aussy
interessants que l'est le voyage que vous me proposés.
en cet état mon cher je ne pourrois prudemment lentreprendre, car
à cela près mes affaires qui veulent m'avoir à la longue, m'en
laisseroient la liberté. je n'ay point oublié, comment le cher bursinel
scait recevoir et soigner les malades de maniere à les faire se trouver
mieux que chex eux; mais ce lieu charmant et ses heureux et aimables
<2r> habitans, ne sont pas faits pour avoir un tel cadeau deux fois
dans la vie d'un homme, et j'ay fait en ma vie assés d'imprudences
involontaires, sans en faire une aujourd'huy que j'aurois prévue
et qui chagrineroit le meilleur des amis. dèsque mon fait se
mitige par des jours de tranquillité, je fais des chateaux en espagne
mais jusques aprésent les essais m'en désabusent et j'en suis lâ
en attendant parlés moy toujours de votre aimable famille
je trouve que Me de vatteville se hate un peu d'accumuler sa
postérité. ce genre d'opinion est du paÿs que j'habite; on y voit
si peu d'enfants dont on voulut être le père, que l'on s'y étone de
l'intrépideté des entrepreneurs de ce genre de culture; mais chex
vous où la paix l'union, et les vertus domestiques simentent le
terrein des pépinières; et où l'on expatrie les arbres malvenants
de manière que le fonds est toujours friable et productif, les
rejettons se servent d'apuy les uns aux autres, et lon se fait à soy même
ses amis et ses serviteurs.
jouissés mon cher ami de ce bonheur mérité, faites agréer mes
respects et mes tendres voeux à cette famille qui m'est bien
chère; recevés les amitiés et remerciments de votre digne
compatriote qui vous chérit et honore tendrement, et ouvrés
vos bras à celuy qui vous aime et estime depuis tant d'années.
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier