Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 octobre 1786

de paris le 189e 8bre 1786

pour le coup mon cher et digne ami, cest vous qui
m'avés attrapé. dès longtemps et de touts les temps
(car notre amitié est pour vous aussy ancienne que le
monde) c'etoit moy qui vous poussois de régularité; mais
aujourd'huy à peine j'avois lu votre lettre du 8 que je
reçois celle du 10. j'en ay tout édifié dabord et ensuitte j'ay com=
pris que c'étoit précisément pour couper court au duplicata que
mon ami avoit pris le party de répondre sur le champ. au reste
ayés toujours de bonnes nouvelles de vos santés et autres satisfactions
douces et méritées à m'aprendre et je ne vous gèneray pas pour le
temps; mais je veux tout scavoir, car cest de ce coté seulement que
j'attends du bonheur.

je vous ay remercié des nouvelles données de Mr du dognon; je les ay
fait passer au pauvre père qui est très malheureux. cest un homme
d'honneur qui a bien et longtemps servy et de nox plus anciens lnts
généraux. il a de grands biens qui luy sont venus tard, et après
que luy et sa femme avoient pris une habitude doéconomie qu'ils
n'ont scu ny voulu quitter. ils avoient deux fils quil avoit grande=
ment et prématurément placés en se retirant. militaire uniquement
et occupé de sa fortune il laissoit tout faire à sa femme qui avoit
un excellent coeur, mais une tête foible et mobile. elle a marié ses deux
fils de trop bonne heure. l'ainé qui est maintenant chef de brigade des
gardes du corps est un garçon fait à peindre, aimable, généreux, sensi=
ble, brave et chéri dans son corps; mais il a épousé une femme
qui est tout le contraire, et les aigreurs domestiques jointes
au déshonneur de son frère et à la perte de sa mère qui est morte
due chagrin de tout cela, lont ébranlé au point d'en être presque
égaré. le second qui est celuy que vous avés, il le fait exempt
des gardes, encore enfant. la mère le marie sortant de dessous le
précepteur, et s'engoue à son ordinaire; en haine de sa bellefille
qu'elle détestoit; elle fait stipuler qu'ils ne pourront avantager
<1v> un de leurs enfants plus que l'autre, et le généreux et romanesque
ainé est le premier à les en presser; au reste ils leur ont donné
à chacun 22500 lb de rente en les mariant, mais montmaur
a 200.000 lb de rente en beaux effets. l'ainé etoit luy et sa femme
chex ses parents, ou bellemère et bellefille se parloient des dents
et s'entre décachetoient leurs lettres; le cadet fut chex sa belle mère
prétendue dévote qui pour premier acte de spiritualité le fait
coucher entre les deux générations, puis viennent les chevaux et le
train, de dérangement et le diable; bête crapuleux et lache, on le
fait signer à tout, manquer à ses parents, ne plus les voir et
donner dans touts les travers imaginables. une vile histoire à la
cour est suivie de manière, qu'il faut quil quitte son corps: par con=
sidération pour le père le capne des gardes se prete à une lettre
qu'on fait écrire à ce vilain par lequel il allègue une incommodité
qui luy prohibe le cheval et demande sa retraite, il eut eu le brevet
de colonel et 5000 lb de pension et son rang courant (car cest ainsy
que ce font les choses). le travail alloit se faire quand on signifie
une protestation que le vilain a faite chex un notaire contre sa
propre lettre, comme arrachée par son père d'authorité. le duc
confondu d'une algarade si inouie, a encore la bonté de courir chex
ces gens lâ, la bellemère dit qu'elle aime mieux que son gendre soit
chassé et le vilain interrogé répond ouy j'aime mieux être chassé.
la chose fut tost faite et le roy aprenant cette singulière procédure
dit que le notaire mériteroit d'etre mis au cachot, et le vilain a
pierre ensise, et que si le père le vouloit il en donneroit lordre.
sur ces entrefaites la mère est morte de chagrin; sa bellefille
du cadet, du moins bréhaigne jusques là, venoit d'accoucher
d'une fille scandaleusement attribuée à un violon de l'opera
et quand elle est venue reviser son époux, il y a aparance quil en
falloit baptiser un autre. les pères et mère s'etoient faits une
donation entre vifs, ainsy montmort pouvoit à la mort de sa femme
se passer d'inventaire, mais pour plus grande sureté, et d'ailleurs
ne s'etant jamais mèslé d'affaires, et presque octogénaire, ne pouvant
que se laisser guider par les affairiers qui scavent, comme on dit,
que la vache a bon pÿs, il en a voulu faire un; aussitost procureur
et oposition de la part du cadet, qui attaque le testament &c &c
et ces femmes luy ayant fait laisser sa procuration générale, l'ont
effarouché et le tiendront la bas, jusques à ce que le temps ait
achevé le père, et qu'elles puissent nager en pleine eau dans l'héritage
en tenant en exil le vilain et dévorant; lune et lautre part.

<2r> en voila bien long mon cher sur un fait qui au fonds ne vous importe
guères; mais je vous fais là le tableau à peu près de toutes les familles.
les plus heureuses en aparence et en réalité sont celles qui peuvent
cacher ou faire ignorer et oublier les fleaux dont elles sont dévorées.
tels sont les effets de l'affluence et du passage rapide des métaux
corrosifs de touts les biens sociaux, qui tiennent aux chaisnons
domestiques, de la billebaude des arts et des prétendues connoissances
de la présomption des petits esprits licentiés par le plébiscisme
littéraire, la lueur des idées, le ramage du stile et le cliquetis des
mots, mais à la portée de tout le monde, l'affectiontation inpudente et
vague de l'irreligion, qui entraine la corruption des moeurs avouée
authorisée et raisonnée, car le passé reduit en fable et lavenir
en prestige il ne reste que le present et le moment ou l'éternue
éteint le soleil et suprime son autheur. telles sont mon cher ami
les lumieres d'un paÿs dont l'europe consulte les manieres et imite
les grimaces. ce tableau de détail, je vous lay fait pour que vous
sentissiés mieux vos avantages locaux et votre bonheur domestique,
comme aussy pour vous mettre entièrement au fait de ce qui
concerne un personage sur lequel je vous prieray d'etre toujour
informé même quand vous quitterés le paÿs. je fais transcrire
cy joint ce que me mande ce pauvre père , à loccasion de ce que
vous m'apreniés sur son fils dans votre précédante, et 2 mots biffure quoy=
que je luy marque mon avis sur l'inutilité de ses soins, luy mar=
quant que le père de l'enfant prodigue attendit le repentir de
son fils et dédaigna de le suivre de loeil, montmort n'est pas fort
je crois sur les paraboles; sa sollicitude est au moins excusable
et je vous prie de vouloir bien continuer à me mander ce que
vous scavés de son fils.

quand à ce qui est de moy mon cher croyés tout ce qu'il vous
conviendra mieux de croire pour vous dessoucier sur ma scituation
chacun a son sort, et l'homme se fait à tout hors au bien être
je puis etre tranquille jusques à un certain point, en me desintéressant
de toute autre chose à moy relative, à la réserve du soin de sortir
de touts mes engagements, d'éviter l'implication des affaires
d'autruy dans le fouillis qui me succédera, et de finir enfin en
honnête homme, comme jay taché de vivre.

c'est fort bien fait à vous de monter à cheval et un cheval doux
et tranquille, je crois le régiment sain et même1 mot biffure vivifiant
à notre age; mais quand l'hyver viendra, surtout aux lieux ou vous
le passés, ce sera nécessairement une interruption de plusieurs mois
car vous ne scauriés passader sur les nèges et sur les glaces, et comment
alors suppléer cette habitude, et après y revenir?

<2v> les conditions de votre bonheur sont si naturelles et si participantes
du foyer de votre bon coeur, que je ne leur vois aucun coté quil
menace; je scais bien que l'enfance est très fragile; je scais que cest
un mal général et presque universel que d'en perdre, et quil est bien
poignant néanmoins et bien douloureux; mais c'est pour les pères et
mères seulement, s'il vous plait, et à cela chacun a son tour; la
grand paternité leur donne quelques larmes, mais cela est bien
différent; on a fait son aprentissage de la vie et de ses conditions. quand
à ce qui est du soin de les élever, autre erreur qui nous persuade que
nous sommes les substituts de la nature,2 mots biffure nous ny pouvons
guères que lexemple, et quand aux grands pères du moins, cest là tout.
au reste vous avés si bien élevé Melle marianne, et à ce qu'on m'a dit
en ne la gènant jamais, que vous seriés bien bon d'etre en peine à cet
égard de sa progéniture.

vous m'avés fait le plus grand plaisir en me parlant comme vous
faites de la santé et gayeté de Me de chandieu. on me l'a peinte
telle que mon coeur en a saisy l'idée autant au moins que mon
imagination, et que je luy ay voué un respect de simpathie tout
particulier; quand je dis de simpathie ce n'est pas que mon caractère
ait jamais été ny doux ny sage, et il faut cela ensemble et il faut
cela pour être à la fois profondement estimable et sensiblement
aimable; ainsy je ne me flatte pas d'aucune analogie personelle
mais mon coeur a bien de l'étendue et du ressort, et cest là que j'ay
posé son autel en lieu bien éclairé. je vois toujours Melle marianne
avec son mouton, son bain journalier au lac, ses manieres charmantes
nobles et naturelles; mais Me de chandieu m'en impose, me rassure
et me touche nuances graduelles du vray culte que je luy rends.

je suis fort aise que Mr cabanis ait chassé la république qui
vouloit s'établir de trop bonne heure chex Mr de vatteville: il est je
crois très proches de feu Mr votre beaufrère, et en ce cas il a dequi
tenir pour craindre la goutte etou ses consorts. heureusement il fut
sage de bonne heure, et il a maintenant dequoy l'être à sa commodité
si je pouvois m'aller établir chex tout cela jusques à ma fin, je ferois
faire une procuration aujourd'huy et je partirois demain; mais vous
aller voir pour vous quitter et conter les jours et les quart d'heure
en vous présentant un demy aveugle et demy sourd: ma foy vous
etes touts beaux et bons dans ma tête et dans mon coeur de manière
que je ny aurois presque rien à gagner. adieu mon cher amy, mes
respects chex vous et je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau

<3r> de mont mort le 7. 8bre 

Vous êtes bien honnete, Mr de vouloir bien continuer correspondance
avec votre ami pour m'instruire de toutes les folies que me de Guitau
fait, fait faire à sa fille et à mon malheureux fils, dont elle dirige
toutes les pensées et actions, et pour être plus sure que rien ne la
dérange dans ses vües, lui a donné pour mentor et l'instruire de toutes
les demarches, ses avis qu'il pourroit recevoir par lettres ou autrement,
mr de Boissaucourt qui n'est ni son parent ni le nôtre, mais bien
un gentil homme très mauvais sujet quelle a recueilli chez elle à
sa terre de traineaux avec sa femme et sa fille qui met dans le
commerce. Cet hommes n'a que des dettes et avoit, je crois, un petit
emploi dans les aides qu'on lui a oté pour cause de malversation
et comme me a dans son apanage ma foret qui touchoit à traineau
ils lui ont obtenu la petite place de l'intendant des chasses de cette
foret, voila le titre dont il se pare en Suisse, je vous prie d'en instruire
Mr votre ami lors que vous lui écrirés, et qu'il n'est pas vrai que
mon fils ne peut revenir en france à cause d'une lettre de cachet
<3v> qu'elle lui fait croire que j'ai demandé quoi que je n'y aie
jamais pensé; et cela pour lui donner encore plus de terreur
de moi et se rendre maitresse absolue de sa conduite et de son
bien par la procuration generale qu'elle lui a extorquée
et qu'elle craint qu'il ne revoquat s'il étoit à portée que
quelqu'un lui ouvrit enfin les yeux sur sa belle mere qui l'a
fait tomber dans le précipice et qui par sa conduite actuelle
devroit bien lui prouver s'il avoit la faculté de penser, qu'elle n'a
d'autre but que d'achever de le noyer afin d'être plus
maitresse de son bien. Comme Mr votre ami ne vous mande point
si Me d'hacqueville va retourner à montpellier oserois-je prier Me
de pailly à qui j'offre mes homages Respectueux de vouloir bien
engager à lausanne la personne de sa connoissance de l'instruire du
temps où ma soeur devra quitter lausanne afin que je puisse lui écrire
à montpellier le vrai sur tout cela qu'on ne lui aura presenté qu'en
odieux sur le compte de feue Me demontmort le mien et celui de son
frere, selon la louable coutume qu'a Me de Guitau son gendre
et sa fille.

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 octobre 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/652/, version du 17.11.2024.
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