Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 14 décembre 1786

de paris le 14e xbre 1786

je vous félicite de bon coeur mon cher ami et de la satisfaction
que vous cause le succès de l'inoculation de votre joly enfant; et de
la chose en soy, et surtout de votre heureuse disposition à
raprocher toujours le bonheur de vous en le cherchant ou
vraiment il doit être. les lumières ne m'ont pas manqué à cet
égard; j'ay pensé, j'ay dit il y a long temps que c'etoit une brute
ingratitude de pousser toujours le bonheur en avant de nous
comme le but d'un jeu de boule, sans jamais chercher dans ce dont
nous jouissons, et songer à en remercier la providence. mais l'habitude
mais l'exemple, mais le bruit, font de ces sortes de réflexions un
texte de morale et nous n'en sommes ny plus ny moins affectés
de ce qui nous contrarie, et indifférents au bien habituel, ou à ce
qui nous paroit vouloirdevoir l'être. je fus le second à paris qui fis
inoculer chex moy six enfants par gatti, sans en rien dire; de ce
nombre, des enfants du gouverneur des miens, un pupille qu'on
m'avoit envoyé d'allemagne, dont les parents auroient frémi a
la seule proposition, et que gatti me dit etre des six le plus dangereux
et la peau la plus sèche; tout cela reussit et je n'en eus pas un
instant de joye, je le trouvay tout simple, ainsy que quand on a
inoculé mes petits enfants.

je pense que les bonnes moeurs et la vie paisible et domestique ont
beaucoup à ces différences; je vois que chex vous on regrette vivement
les pertes en ce genre, on déplore celles même des grands parents qui
sont hors de toute utilité si ce n'est de culte et d'exemple; icy tout
ce qu'on peut faire est de n'en plus parler du tout, et de s'intéresser
pour ceux qui restent. j'ay bien eu de la peine dans ma jeunesse à
me faire à ces moeurs là, quoyque nous fussions plus religieux que
tendres, mais fort timorés: maintenant cest autre chose, elles me blessent
seulement et me rejettent dans ma solitude.

<1v> j'ay plaisanté en parlant de la petite ame qui est ce mouvement
involontaire qui nous décide et nous préserve par l'habitude et lex=
périence indépendemment de nous: s'il falloit trouver deux ames
dans l'homme ce seroit en s'y prenant de plus haut et démèslant le
sens intime
, je ve et le libre arbitre. le premier est ce qui fait la
conscience, cest ce rayon de la divinité qui est en nous, sans nous,
malgré nous souvent et contre nous, cette faculté qu'on opprime qu'on
repousse mais qu'on n'etouffe pas; l'autre est ce qui fait notre raison
et toutes ses dépendances. au reste mon cher amy il seroit tard
pour moy de m'occuper de ce genre de cathégories, j'ay toute ma
vie fort honoré les grands méthaphisiciens, mais pour cela même
si tost que jen aperçus deux, tant au dessus de moy l'un et l'autre
aboutir au moyen du travail et du génie à des résultats oposés
il me prit un dégout pour la métaphisique comme pour l'art de
jouer des gobelets; j'ay marché depuis avec mon pauvre sens
villageois et certes pour ce que j'ay trouvé en chemin autant ou a
peu près auroit valu m'aller pendre; mais un axiome bien vray
dit la destinée mène celuy qui consent et traine celuy qui résiste:
aquevu et joy
ce dernier c'est moy.

voila Mr du Dognon parti, autant de peine d'épargnée, le père
a voulu se montrer instruit, et ces femmes ont fait déloger le
personage;  j'en suis venu au point de croire que le monde n'iroit
guères sans les fols.

je suis fort aise que Mr de vatteville soit débarassé de toutes
ces printanieres incommodités qui m'ont scandalisé à en entendre
parler seulement, jespère aprendre que son enfant, n'en est que plus
blanc et plus frais; et que le petit se porte à merveille. ne croyés
pas au reste Mr mon contemporain vous faire blanc de votre épée
d'etre ayeul d'un bambino de six mois, tandis que j'ay un petit fils
qui arrête entre ses euissy au galop un cheval descadron tel qu'il
puisse être, car avec tout cela si ma fille revenant de mener la
<2r> sienne à remirement n'eut fait une fausse couche au bignon
pour avoir eu commotion de frayeur d'etre arrêtée au bord
absolu d'un précipice à son retour, j'aurois encore barre
sur vous sur cet article; et certes je ne m'y attendois pas. au
reste, huit jours après elle est partie en poste pour revenir icy
et elle etoit partie pour aller faire ses 140 lieues l'aller et autant
de retour, attaquée depuis un mois d'un rhume pour lequel
elle avoit eté saignée deux fois, émetisée &c &c, et qu'elle a raporté
en coqueluche. j'avois fait à touts ces gens là, de terribles coups,
en laissant à d'autres la tête; il ny a que celle là, qui n'en ait
pas une absolument de raport.

j'ay, dans l'article de votre lettre, sur la bizarrerie de
la saison, bien senti l'avantage d'avoir des colons qui ne
soyent pas hors détat de changer leur culture; ils font
comme moy, dites vous, ils sèment des fourages artificiels; allés
dire aux notres de faire ainsy selon les temps? et les graines, et les
façons et engrais où prendroient ils tout cela.

adieu mon cher et digne ami, mes Respects chex vous, donnés
moy toujours des nouvelles de vous et des votres

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 14 décembre 1786, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/648/, version du 31.10.2024.
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