,
Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 janvier 1787
de paris le 12 jr 1787
mon bon et cher ami je vous assure que depuis que l'année est
commencée et dès la fin de lautre, il ne s'est pas passé de jour que
je ne vous ay souhaité la bonne année pour vous et pour les votres.
quand la providence nous fit naitre contemporains, vous au sein des
alpes, moy à leur revers, pour nous connoitre dez l'adolescence, et
nous aimer jusques à la fin d'un long cours, le ciel nous donna le
coeur à suffisance et la bonne volonté; mais il vous attribua en
seul le don de jouir et de faire jouir les autres, tandis quil me
borna au talent à l'instinck de humer et appéter le par delâ
comme dit notre amie, me gratifia de la lunette de l'astrologue de
la fable, et mit précisément puids soux ou devant mes pas, le puids
où celuy cy se laissa choir. il suit de ce double partage et de touts ses
assortiments, que votre amitié pour moy vous devroit être pénible
tandis que la mienne pour vous est mon repos et mon azile autant que
mon attrait; et que par conséquent vous avés autant de mérite à maimer
que j'ay de plaisir à l'affection que je vous porte, et que vous souhaités
autant que ma scituation change autant que je desire que la votre soit
toujours la même jusques à la fin. dans ces dispositions j'attendois de
vos nouvelles, car c'etoit à votre tour: je reçu lautre jour votre lettre du
25e xbre au milieu d'un tabut de lettres et de besognes de toute espècee
je ny puis donner que la matinée, on dispose de ma vie pour le reste
peutêtre a t'on raison et que je succomberois à grifonner toute la
journée. quoyqu'il en soit cela m'arrive en ce temps cy surtout, car
je ne sais point écrire de lettres bannales; et je ne pouvois faire passer
à travers tant de hate la conversation avec mon ami. point du tout
cest que luy qui a fait en sus un voyage et une transplantation en
ménage, et pour arriver au sein des bienseances impérieuses et des
devoirs capitaux de société, cest luy qui a trouvé le temps de mécrire
une seconde lettre, et je reçois celle du 2 janvier: pour le coup cela me
fait reproche, et me voila, pour le faire cesser.
<1v> j'ay, je vous assure, bien senti l'accident passager arrivé à Me de chandieu
de cette crampe à lestomac. quel horrible suplice grands dieux; je n'avois
ouy citer qu'un exemple fort ancien de ce mal, et jespère qu'on n'en
parlera plus, jamais plus, pour Me votre fille; et la satisfaction que
j'ay eu des nouvelles que vous m'en dites dans votre dernière lettre, me
fait vous prier de m'en parler toujours quand vous mécrirés.
à cela près tout votre monde se porte bien, et je vous félicite de votre
heureuse arrivée à touts à la ville dans le vray temps qui en rend
l'habitation comme nécessaire, qui fait diversion par des compliments
d'usage et des devoirs de bienseance, à la médisance aux petits tracas
et autres délassements de l'uniformité, et pour assés peu de temps
pour éviter touts ces inconvénients.
vous me demandés mon cher ami dans vos deux lettres mon avis sur
cette nouvelle vie de turgot, qui a scandalisé le plus grand nombre
de touts états et qui n'a satisfait personne. votre espèce d'indécision
à cet égard, que je tiens pour purement locale m'est un surcroit de
preuve de la corruption foncière que les écrits modernes ont portée dans
votre paÿs. quand à moy il m'a suffi de voir la perfectibilité de lesprit
humain à l'infini, idée qui fait de l'homme l'émule de satan; de voir
l'ame de turgot attendre en paix l'instant qui doit la placer dans le
nouvel ordre de choses ou les loix éternelles de la nature devoient
la replacer, pour reconnoitre l'atheisme dans son impureté et son
impudence, d'autant plus folle que je ny crois point. cet ouvrage dailleurs
fait à turgot tout le tort possible. il fut de notre école, comme je vous
ay mandé autrefois; mais entêté du philosophisme, ses vertus naturelles
furent bientost aréostatiques, et sitost qu'il fut en place, les chefs de
la secte s'emparèrent de lassiduité luy persuadèrent que les oécono=
mistes s'attribueroient toute sa gloire (car cest là le necplus ultra de
la vertu pour ces Mrs,) et comme toutefois il étoit plus question dans
la place de turgot de vérités oéconomiques que de vérités philosophiques,
ils voulurent se faire oéconomistes. de là l'intrusion de ces batards avec
qui nous ne communicames jamais; les dalembert, condorcer, morelet
&c se mirent à écrire sur les liberté du commerce des grains &c.
<2r> avec cette aigreur et ce ton rogne et sec qui leur est propre
et cest ce qui m'a fait le plus de peine, prévoyant le tort que nous
feroit et à la chose, auprès des gens sages et peu instruits cette
prétendue adjonction avec les enciclopédistes, qu'on ne manque
pas de nous objecter; et ce fut la cause de tant de professions de
foy, que j'ay faites depuis. par suitte condorcet devenu par succession
le grand prêtre de baal philosophique, coiffé et produit turgot à
sa mode, du moins à ce que disent d'autres de ses amis. dans le fait il le
donne pour infatué de toutes les idées de bouleversement dont on
l'accusoit, et gonflé de projets vagues, d'un pédant emmistouflé
mis à la tête des affaires. de là comme l'orgueil ne doute de rien
il passe à constituer les sociétés étrangères, et legislater le nouveau
monde. le mal est qu'au milieu de toutes ces folies, il place et
aplique les principes de la science oéconomique, et semble nous
affubler de toutes ces extravagances lâ. le tout avec son stile
dur, tranchant et compassé de maniere, qu'il ny a rien de
bon dans ce livre par la forme et par le fonds, si ce n'est pour ceux qui
pourroient gouter les formules algébriques apposées dans des notes en
guise d'éclaircissement.
tout me fait sentir le tort qu'ont fait a vos contrées le nids voisin de
l'antéchrist de fernei et le concours posterieure de tant de fols de tout
genre qui ont marché à sa suitte; et lindécision du jugement des gens de
bon sens du paÿs sur un livre tel que celuy dont vous me parlés en est une
forte preuve; autrefois on l'y eut brulé par la main du bourreau. le livre
n'en vaut pas la peine mais vos moeurs et vos principes la valoient. on
m'avoit lu à la campagne le soir un roman de chex vous camille: je les
aime touts sans les lire; lautre jour des femmes d'age à être sensées, disoient
contre lavis de Me de pailly que laure, roman du même autheur étoit fort
au dessous, on m'obligea à le lire; j'ay été fort content de l'objet et du
naturel de celuy lâ; mais ayans cette bonne disposition, ne faut il pas
que je trouve en un desert, l'arbre de voltaire et touts les ouvrages de cet
odieux persifleur et empoisonneur du genre humain, enchassés comme
des reliques; au diable me dis je alors le paÿs et ses docteurs, ils ne valent
pas mieux que les notres; touts esprits de travers et gouts gatés; s'ils ne font
pis, cest qu'ils n'ont moyen de pis faire: temoin votre major et son livre
qui m'empuantit l'année passee, je m'en souviens. adieu mon cher ami mes
tendres Respect chex vous; je vous fais là une sotte lettre mais aussy
pourquoy me l'avés vous demandée deux fois; je voux embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai
à Berne en Suisse
Par Pontarlier