Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 février 1787

de paris le 4e fr 1787

je vous dois mon cher et digne ami, un compliment sur
la perte de Mr votre oncle de chabot, mais vous me le devés aussy:
sauf mon ami c'etoit le seul homme qui put conserver de
moy quelque idée, dans ce paÿs là qui est le seul pour lequel
mon coeur ait un vray penchant de prédilection, indépendemment
des liens d'attachement et de reconoissance qui m'attachent
aux deux êtres actuels à qui j'en dois le plus, et qu'il a touts
les deux vu naitre. j'etois vrayment attaché au souvenir de
Mr de chabot; je le voyois toujours frais et riant avec cette
tete blonde, cette phisionomie ouverte, cette gayeté vivante,
(le premier des avantages) et cet esprit plein d'accortise et de
feu; tout languissant que j'étois alors, ma vivacité provençale
luy plaisoit et il m'avoit prévenu de continuelles bontés. il etoit
peu riche alors et heureux, l'aisance etoit survenue sans altérer
son bonheur, pas plus que n'avoit fait l'age; il a mené la vie
la plus longue et la plus heureuse jusques au période le plus
avancé, et sans atteindre pour ainsy dire la caducité, cest à
dire sans se survivre à luy même. l'age des jouissances croit
celuy des pertes aparentes fort malheureux; il ne voit pas que ce
sont des besoins que la nature 1 mot biffure nous retire; ceux qui
regrettent la jeunesse, la suposent instruite de tout ce que la
vie nous a apris; ils oublient combien peu ils en sentoient les
avantages, et combien ils gaspilloient les pretendus avantagesbiens
qui font aujourd'huy l'objet de leurs regrets. votre digne oncle
a été heureux jusques au bout et digne de l'être et sa mémoire
doit être aussy pretieuse que douce à ceux qui l'ont aimé.

<1v> Me de pailly qui, comme vous scavés, n'est pas abondante en
écritures, mais qui l'est fort en sentiments, l'a regretté comme un
ancien et bon ami et m'a chargé de vous faire à touts son
compliment bien sincère.

ouy mon cher je vous ay dit que turgot fut un honnête homme,
ayant les vues équitables, lesprit juste et propre dans le détail;
pédantesque; mais propre au gouvernement comme je le serois à
etre vice amiral; ne connoissant ny les hommes ny les choses, et
se répandant sitost qu'il s'agissoit de s'étendre. écolâtre dailleurs du
1er ordre les philosophistes qui s'en étoient emparé au sortir des étu=
des poussées fort loin pour le temps, l'avoient trépassé du coté de
la gloire et autres genres de fumée; ils le serrèrent de plus près sitost
qu'ils le virent en grande place, surtout en des circonstances qui parois=
soient pouvoir le rendre le maitre de tout. touts ces gens là ne sont
pas assés simples pour scavoir que celuy qui commande obéit, et
comme malgré son équité naturelle et constante il étoit d'une
opiniatreté invincible et fougueuse, il fut si gauche à touts égards
qu'il recula la marche des lumieres de 50 ans au moins, quand à leur
effet et efficacité. suposé qu'il ait eu dans la tête toutes les betises
extraites des rèves de l'empire des troglodites que luy prête l'autheur
de sa vie, on ne la dans le temps surchargé en rien, car c'étoit tout ce
cela qu'on luy attribuoit, et il eut dû retourner dans sa retraite au
quartier où il logeoit avant d'etre en place, qui est attenant les
petites maisons.

à légard de toutes les choses qui se font ou s'entament aujourd'huy
je m'en tiens à dire, comme le viellard que je vous ay raconté je
crois et qui me frapa dans ma premiere enfance, car à peine avois je
quatre ans, tout pour quen veiré puissions nous tout voir.

ne doutés pas mon cher ami que ce que je desirerois le plus voir
cest vous en votre manoir et votre chère et aimable famille. les
diables d'affaires qui me veulent enterrer, semblent rengreger
toujours autour de moy sans solution quelconque, et ma fatigue est
<2r> grande mon cher ami. il seroit temps néanmoins que ma pauvre
tête reposat, je sens que le moyen de conserver longtemps ses organes
quelconques c'est de les exercer ny trop ny trop peu, mais de
diminuer à mesure que les forces décroissent, cest la raison des
choses, et le résultat de lexpérience. la providence veut qu'il en soit
au contraire de moy, et que je force mon moral dans le genre du monde qui
m'est le plus incompatible, qui est la carriere litigieuse. il faut
vouloir ce qu'elle veut, mais je sens visiblement ma tête décroitre, la
mémoire (car en elle est tout) défaillir, surtout dans le genre de la
présence d'esprit, qui ne fut jamais mon fort

adieu mon cher et digne ami, faites bien constater par géographes et
pilotes, que la corse est en mer et qu'il est impossible de faire l'enjambée
je me félicite de la bonne santé de vos enfants, certifiés moy la votre
et m'aimés toujours comme je vous aime

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 février 1787, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/646/, version du 04.11.2024.
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