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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 mars 1787
de paris le 26e mars 1787
helas mon cher ami, si vous ne m'en croyés, demandés à votre
compatriote, si les affaires et encombres inextricables dont il
plait à la providence de m'entourer, me laissent la liberté d'ac=
corder à ma plus sensible satisfaction le voyage dont vous me
pressés de la manière la plus touchante et la plus conforme à
mon propre sentiment, je m'en raporte à ce qu'elle vous en dira.
la ruine et les inconvénients m'entourent de toute parts, et la
seule portion de ma famille qui paroisse, au dehors du moins,
me préparer quelque satisfaction est maintenant celle qui menace
du bouleversement le plus prochain. je serois libre assés, aceque
j'espère, du coté de la santé; une tisanne bien simple calme touts
les simptômes fatigans et pourvu que je ne marche que le train de
promenade, je n'éprouve aucuns accidents; mais les affaires
m'etranglent, et croyés qu'il faut une tête que la bonne providence
seule me conserve, pour n'etre pas entrainé par tant de contradic=
tions, et par un sort de détail peutêtre inoui.
helas ouy le bailly est un second père et plus qu'un second père
pour mes enfants; mais douze pères pour chacun d'eux, à la
réserve de celle qui est religieuse et qui encore en son temps m'a
donné bien de la peine, douze pères dis je ne les sauveroient pas
et seroient encore entrainés avec eux s'ils sy opiniatroient.
ce qu'a de meilleur la tête dont vous me parlés, relativement
à la démarche du parlement de paris en faveur de l'état civil des
protestants, cest que surtout elle n'aime pas du tout à se mesler et
<1v> à être ny citée ny réputée pour rien, au moyen de quoy tout est
couvert, de son coté du moins, et quand les gens viennent à elle, il
faut dabord que le bon sens s'éveille et écoute; une bonne et forte
judiciaire, un esprit présent à tout ce qui a des raports à la chose
discutée, une singulière énergie de langage, netoyent ensuitte les
questions et entrainent l'opinion sans qu'elle se sente subjuguée. on
la retrouve toujours présente quand on a besoin d'elle, jamais emp=
ressée de se mesler ny de suivre le fil de ce qui luy fut une fois
confié.
il ny a dans chaque parti de gens à bonne besogne que ceux qui
sont de bonne foy et volonté; ceux la seuls ont l'acquit au fonds,
et la confiance dans les délibérations; ceux là d'autre part sont
enclins à devenir zelanti, car tout à son inconvénient. un tiers
party sont les indifférents, tres enclins à détruire l'un par l'autre
et touts les deux ensemble en vertu du refrein tout cela m'est
indifférent et ces Mrs les destructeurs sont les plus ardents et
remuants de toute les zélés. de tout cela résulte qu'il faut faire
chaque pas bien lentement, et se contenter de tout ce qui est fait
avec mesure. oh la sotte chose que les affaires de ce monde.
non je vous assure on ne me consulte point sur tout ce qui se
fait, et l'on auroit bien tort de me consulter; car j'ay tout dit à mes
amis, et vous scavés qu'il y a 35 ans que je vous manday que c'etoit
précisément pour qu'on ne s'y méprit pas au futur, que j'avois
mis mon affiche à ma porte. ils ont consulté quelques uns de mes
ouvrages dit on, cela peut etre, attendu que ces morceaux sont déja
bien vieux, et que leur temps est passé; que dailleurs plusieurs d'entre
les admis à consultation ne s'étoient jamais attendus à voter sur
ces matières, ny préparés 1 mot biffure à cet égard; mais autre
chose est d'enseigner et d'avertir des principes, et des inconvenients,
autre d'aprendre la manoeuvre locale et momentanée à travers les
<2r> conditions environnantes qui sont tout autant d'écoeuils pour la
manoeuvre; si la viellesse est sage en ces sortes de circonstances
elle doit se borner à dire, j'aime mieux que ce soit eux que moy.
en général mon ami cher, toute assemblée est bonne pour em=
pècher et pour maintenir, ne fut ce que par le penchant naturel à
tout corps quelconque à ne rien perdre et ne rien lacher; mais elle ne
vaut rien pour édifier ny construire. on en fit une icy tout à l'heur
pour luy proposer du nouveau; sans entrer dans le mérite du fonds
dont je ne me mèsle pas et que je ne scaurois connoitre, il est dans la
nature qu'elle ait double droit à l'empèchement au veto, celuy cy dessus,
et celuy encore de l'improviste.
à légard de votre senat muni d'expérience, d'habitude et de gravité
quand les circonstances sociales offrent matière à ses consultations
sur quelque adjonction aux lois civiles, devenues nécessaire, il nejusqu'à la fin de la ligne dommage
que pas sans doute à chercher le principe de l'alteration moderne
dans la marche des moeurs: elle a sans doute écrit au dessus de
la porte de la salle où s'assemble le souverain cet axiome
invariable corruptissima respublica, plurimae leges.
elle cherche à démèsler dans l'alteration des moeurs les causes domestiques
sur lesquelles son pouvoir peut s'étendre, et les causes étrangères auxquelles
il faut cèder plus ou moins. cecy nous jetteroit dans les détails, ou pour
mieux dire, dans une carriere fort étendue, et que vos réflexions par=
courent avec plus de facilité que ma verbosité ne le scauroit faire. la
racine surtout mon ami, la racine. je dis cela aux gens du monde que je
crois les plus sages en ce genre, parceque je crois leur avoir vu quelquefois
prendre la tige pour le tronc. je leurles ay vu par exemple faire des
loix somptuaires, à la place desquelles j'aurois conseillé une grande
attention aux observances rituelles du culte, à la modestie prise dans
l'encouragement et la considération, plutost que dans la pression et l'or=
donnance. une société religieuse est une société vrayment politique; elle
peut ennuyer les étrangers et les oisifs; mais ces gens à la longue n'aportent
que domage au paÿs, à la stabilité sociale et à la race future, et les hommes
laborieux soit de tête soit de bras, trouvent toujours assès de joye et de jouis=
sances dans la subordination domestique, la concorde qui nait du ban=
nissement de la cupidité contagieuse, et dans le succès de leurs travaux.
mais je bats la campagne: ma tête en a assés et trop mon cher ami; mais
jamais mon coeur de la tendresse vouée à vous et aux votres adieu
Mirabeau
votre compatriote vous remercie et embrasse touts
à monsieur
Monsieur de Saconai
à Berne en Suisse
Par Pontarlier