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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 11 mai 1787
de parisParis le 11e may 1787
je n'ay pas répondu plutost mon cher ami à votre lettre
du 22 avril parcequeparce que vous m'y marqués que vous ne serés
chex vous que le 15 may. si la providence m'a enchainé depuis
l'age de 58 ans jusques a celuy de 72 tout a l'heure au plus
déplorable et ruineux de touts les metiers et à celuy pour lequel
j'étois le moins fait, helas la privation de ma liberté n'a pas été
l'un des inconvénients les plus sensibles de mon sort; jyj'y étois fait
bien antérieurement et dès le temps où je pris le collier de père de
famille, mais cepandant il m'a été bien dur a plusieurs reprises
par raport a mon desir de vous tenir parole et de prendre possession
de votre manoir et de vos entours. le seul moment de repos passager
que j'aye eu depuis 9brenovembre 1772 ou la bombe préparée par une fille
impie et incendiaire tomba sur moy, fut celuy où vous me vintes
voir. je venois d'écarter pour un temps que je croyois plus durable
le fleau qui s'est attaché à sa propre perte avec acharnement
depuis. vous futes témoin neanmoins de l'apparition passagère
de la comette malfaisante qui vous séduisit et surprit pour un
temps; je vous promis de vous rejoindre bientost, et si je l'eusse
fait à la place du voyage du mont d'orMont-Dore ou me mena ce Rhumatisme
survenu, j'aurois tout de suitte été rapelé par l'arrivée et envoy
subit de ma fille bellefillebelle-fille, apparition à laquelle je ne m'attendois
non plus qu'à celle de la gelée au mois d'aoust, et ce qui s'ensuivit et
qu'elle avoit à m'annoncer. depuis ce temps où je m'écriay que nul
n'avoit une étoile plus bourgeoisement romanesque que moy, je n'ay
pas eu un jour de libre pour ainsy dire, et touts les fleaux reunis qui
peuvent assaillir un père de famille qui fait une résistance constante
et assidue, mais contre lequel tout se déchaine a la fois m'ont assailli
les affaires ont avancé ou pour mieux dire leurs épines se sont aplaties
sans doute, mais toujours avec des queues qui s'enlassent chaque jour
si je vous disois d'ou me viennent aprésenta présent mes plus journalieres inquiétudes
<1v> et la nécessité de vivre à mon age et ayant toujours eu par instinct le
pénible et constant amour de l'ordre, comme fait icy tout le monde au jour
le jour en fixant néanmoins sans cesse le terme, qu'ils éloignent eux
de leur pensée à force de dissipations.
depuis peu de jours est partie pour vos contrées, Me d'onissanDonissan fille et
digne fille des intimes et excellents amis que je viens de perdre, le duc et
la duchesse de sivracCivrac. la mort de son père surtout qui a été la derniere
et qu'elle n'avoit pas quitté d'un instant depuis la perte qu'il avoit faite
l'a jettée dans un etat d'accablement et de dégout qui luy a fait accepter
l'idee d'un long voyage, quoyque attachée à son service à la cour. elle va
à petite journées dans ses propres voitures avec son mary digne rural
transplanté, et sa fille unique destinée au fils de Mr de montmorinMontmorin; elle
prend une maison à moratMorat; parcequeparce que cestc'est a la portée de Me diezpackDiesbach et
cepandant elle craint le concours des amis mème; mais ils finiront certai=
nement par le paÿs de vaudVaud et alors je conte bien que mon amy, et sa
famille aussy porte à excuser l'apathie de la sensibilité blessée que propre a faire
trouver des charmes à la société, se souviendront en passant que ce sont
des gens que j'aime et que je dois bien aimer. les détails ruraux dailleursd'ailleurs
feront grand plaisir au Mis de donissanDonissan. la petite victorineVictorine ouvre un peu
trop les yeux, défaut qu'elle tient de sa gouvernante, vous le verrés; elle a le
feu de sa grand mère (femme bien rare) une éducation ambitieuse et
trop soignée peutètrepeut-ètre quand aux talents, tache d'amortir et d'employer
ce surcroit; et moy je me complais comme un vieux bonhomme à parler
des enfants de ceux que je regrette et dûs bien aimer.
vous me dites des choses bien sages sur votre république mais vous ne
m'avés pas entendu, si vous croyés que j'aye conseillé des loix somptuaires
j'ay toute ma vie prèché contre la sottise de vouloir étouper lémulationl'émulation;
la consis sagesse consiste à la bien diriger de manière quellequ'elle ait toute
son étendue, je vous crois excellents surtout en sagesse et moderation
publique, qui est la base nécessaire et indispensable de la modération privée
cestc'est ce qui manqua à la plupart des républiques qui malgré touts aven=
tages primitifs du site, des circonstances &c, ne scauroient ètre qu'un
interim sans cela. je vous diray en outre une chose que peutètrepeut-ètre vous
n'imaginés pas, cestc'est que vous leur etes tres bon et très rare; noble sans
ambition, zélé sans partialité, actif et non remuant; bon sans duperie, de
lexpériencel'expérience sans pédanterie, libre surtout de ce piège de l'amour propre
qu'on trouve partout et dans touts, qui est de se mettre toujours à la place
<2r> des affaires sans mème s'en apercevoir, et auquel on n'échape que par
un parfait dénuement de tout orgueuil et de toute vanité; cet ensemble
fait un citoyen peu commun partout et surtout dans une république.
je ne scais si réprivée seroit françois, et si cela n'a pas quelque
analogie avec le mot réprouvée, cestc'est a Mrs les languageurs si com=
muns aujourd'huy à décider la chose en bons étimologistes; ce que
je scais c'est qu'un vaisseau sans pilote sans mats et sans voiles est
bientost en perdition, et a sauve qui peut. si toute leuropel'europe est atten=
tive à ce qui se passe icy, vous autres mires là de belles choses. il y a
deja longtemps que benoitBenoit quatorze a dit que le royaume de franceFrance
etoit gouverné par la providence; je ne scais qui gouverne les autres
mais en tout j'en viens à peu près au point de regarder comme un mi=
racle que les hommes ayent scu et pu s'arranger encore au point ou ils
le sont parcypar-cy par là, attendu le drôle d'outil que cestc'est qu'une tete humaine
et je pense de bonne foy que sauf la providence à laquelle je ne suis
nullement réfractaire, en vérité le hazard a presque tout fait. un jusqu'à la fin de la ligne dommage
de quelques mois a berneBerne seroit je crois une bonne recette contre
cette sorte de mal; ce n'est pas que je ne vive beaucoup en
compagnie des chinois, qui vrayment sont les meilleurs maitres
et les plus profonds en politique, dont on puisse avoir didéed'idée. jayj'ay de plus
pris dèz lontemps une précaution contre le mal du paÿs en m'attachant
moy et mon travail continuel à la généralité de lespècel'espèce; mais outre
que dans 2 caractères biffure[...] bien peu dandroitsd'androits elle est consolante, il est dur dans ses vieux
jours de renoncer à tout amour mème méthaphisique de la propriété.
au reste je me dis quelquefois que la providence a prévenu mes dégouts
puisque de tant de terres en differentes provinces que jayj'ay eu a gérer
autrefois, et dont les détails me feroient saigner le coeur aujourd'huy, a
peine m'en restera tilt il quelqu'une, et rien a ma posterité; l'autheur de
l'épigramme ce monde cy n'est qu'une oeuvre comique &c, et qui finit par
dire pour notre argent nous sifflons les acteurs, vivoit en un temps d'ordre
quoyque lourd et détrimentoire; mais aujourd'huy depuis que le vieux
eunuque blanc est mort, je ne vois plus de vrais rieurs. adieu mon cher amy
donnés moy de vos nouvelles et portés vous bien vous et les votres: je vous
embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de SaconaiSacconay en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier