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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 18 juin 1787
de paris le 18 juin 1787
oh mon cher ami, indépendemment de mes affaires, qui à la v
vérité me serrent et m'oppressent autant au moins aujourd'huy par
leur torpeur et leur circonstances qu'elles me harceloient autrefois
par leur complication furieuses, j'ay fait depuis peu une pauvre
épreuve pour les voyages. mon incommodité qui au moyen de mon
régime et de la privation d'aller à pied m'incommode peu, par laps
de temps réprouve maintenant la voiture même, sur le pavé et quand
la marche est un peu longue. Me de pailly est à argenteuil à la cam=
pagne depuis près d'un mois: je voulus y aller diner le lendemain de la
pentecôte et revins le soir, le sang revintreparut, ce qui n'est pas grand mal
mais les ardeurs, qui sont chose fatigante cela s'accoisa bientost
mais me donna un sot signal de résidence; car les gens vifs se scavent
pieux, mais ne se le croyent pas.
ouy sans doute mon cher je causerais avec grand plaisir et nous discuterions
ensemble la vraye politique. vous n'avés pas eu lesprit aussy avide que
moy, mais vous l'avés reçu infiniment plus juste. ces dissemblances quand
deux coeurs dailleurs se touchent font une double jouissance, l'un acroche
sa pensée et voit plus loin, l'autre l'apuye et voit plus clair. pour ma part
à force d'avoir nourri et excité mes reflexions sur les constitutions
sociales, j'en suis venu à croire ou à opiner, que la marche des choses entraine
celle des hommes, cecy seroit long et trivial à expliquer, vous tenés et
tiendrés peutêtre les derniers de touts, accrochés à vos montagnes, mais l'agie
vous a pénétrés par genève, la main doeuvre par zurick, l'an la philosophie
et l'argent par l'angleterre, l'étourdissement et l'évent par la france, la fatale
curiosité par les voyageurs. qui eut annoncé à genève que sa sureté
tenoit à la médiocrité, comme sa dignité jadis tenoit au fanatisme
pourroit annoncer à berne que sa force est dans l'ambition et que sa
chute viendra de la vanité et de la paresse. les hommes à les en croire
semblent aujourd'huy vouloir s'émanciper partout; et dans le fait, ils
n'ont plus nulle part ny force ny volonté individuelle. mon ami se souvient
qu'etant jeunes nous convenions ensemble d'après les exemples que le foible
de chacun se trouve toujours du coté de ses prétentions jugeons de même
<1v> des nations et des siècles. tout le monde parle gouvernement et personne ne
gouverne ny soy ny ses affaires, ny même ses opinions; on les jette à la
tête du premier faiseur de phrases qui s'offre à ébranler l'oreille. en tout
mon ami mes réflexions n'ont point ébranlé mon amour pour
l'humanité, mon desir de luy faire du bien et de luy en avoir fait en
mon pauvre petit passage; je fais même de ce devoir mon principal
culte religieux quand à l'idée et la persuasion, mais je me sens quelquefois
de rudes tentations de n'avoir guères plus de foy en mes propres drogues
qu'à celles qu'en son temps nous débita platon.
oh surement c'est sur ce genre de torpeur que vos discours et les exemples
de vos tetes quarrées me sexerceroient avec profit. le pourquoy que les
bons raisonneurs n'aiment gueres quand il s'agist de la recherche des
causes, seroit pourtant mon interpellation fréquente, mais relative à celle
des motifs, si j'etois à portée d'en demander conte sur les lieux. vous dites
une chose excellente, pour être un bon citoyen il faut connoitre la forme
de son gouvernement, parfaitement bien dit quand il y en a une, mais
l'empereur de la chine actuel, un des plus grands quil y ait eu, jugeant dans
sa derniere tournée, des moeurs et de la tenue des peuples de chaque province
par la nature de leurs chansons et la cadence de leurs airs, et tançant et exami=
nant les mandarins d'après cet indice, nous fait voir que chex le peuple
même le plus immuable dans ses maximes, et dans ses rites, dont le dépar=
tement spécial est le plus sévère de touts les tribunaux si redoutés qui compo=
sent le gouvernement, il est reconnu que la décomposition des principes
les plus fondamentaux, ne dépend presque toujours dans son origine que d'un
ciron, dune mitte; eh le moyen qu'entourés, visités et transpercés pour
ainsy dire de nations où tout est a la débandade, principes, moeurs et manie=
res et opinions, l'ensemble puisse tendre à des loix, cecy paroit revenir à vous
dont je n'ay pas droit de parler, mais mon patriotisme helvétique m'a
emporté, mais pour répondre à votre très bonne maxime, où donc est elle
la forme de gouvernement à laquelle il faut que le bon citoyen s'attache?
le mieux est de se laisser aller comme la barque au fil de leau, mais le flot
et cest ce que veut dire sans doute la maxime chinoise il faut suivre les moeurs
de son siècle, mais le flot qui la portoit tout à l'heure la devance maintenant
il est impossible qu'elle sy attache.
vous ajoutés il faut former son caractere sur cette forme. c'est une bon pour
vous mon cher qui futes flexible dans touts les temps. je vous vis à paris
<2r> l'academiste du meilleur air, en même temps que le plus sage; plein de lesprit
militaire ensuitte; zelé candidat et clairvoyant en intrigues, sans en etre
ny le complice ny la dupe, bon agriculteur; excellent chef de domicile,
sage bailly, prévoyant et infatigable dans les procès, sociable par
excellence et finalement zelé sénateur, sans aucune ambition personelle
et toujours jouissant de la vie et faisant valoir touts ses moyens. rien de
tout cela ne m'estm'a échapé et c'est sur cela que je vous ay toujours dit que
vous vous deviés votre bonheur à vous même, sauf la haute providence
à laquelle chacun doit tout raporter. or mon ami ces caractères là ne
se forment point, ils se plient, et ce sont là les vrais caractères, tandis que
nous autres aveugles nous donnons communément le titre de caractère
à l'inflexibilité; mais son contraire uni a des principes cest la chose du monde la plus rare, et votre ordon=
nance est pour la plupart des hommes faits, de prendre la lune avec les dents.
bisogna compatir dit le turc, il faut prendre les hommes comme ils sont
dit le proverbe; ces deux choses doivent se faire, parce qu'elles sont sages
et justes, et qu'avec quelque effort habituel, à peu de chose près, elles
se peuvent mais former son caractère cela ne se peut.
le tableau que vous faites de votre gouvernement; de ses principes,
et de la connoissance fixe et convenue des écoeuils qui bordent
sa marchent est proprement celuy de la sagesse qui embrasse dans ses
accessoires la médiocrité, et dans le principal la vraye et solide gloire
la prudence surtout de se délier de toute innovation légale et injonctive,
toujours excitée par le motif de remédier à quelque abus visible, et ouvrant
la porte infailliblement à un nombre d'autres qu'on n'a pu prévoir, est
parfaitement louable. ailleurs on fait et signe environ douze cent nou=
velles loix par jour (il ny a pas dexagération, relevé fait des différents bureaux)
mais la multiplicité fait ce que fera lextension de l'imprimerie qui noye le bon
et le mauvais, de maniere qu'il ny a de loy qu'en faveur des éveillés. ouy mon ami
la providence gouverne les états, mais elle les gouverne par les localités;
le jura, le mont st bernard du sont des avoyés perpétuels, excellents citoyens
avec leur barbe blanche. offrés leur mes respects puisque je ne puis le faire
moy même, ne permettés pas qu'on leur fasse des cautères apelées grandes routes;
1 mot biffure que vos soldats entendent seulement le maniment des armes, et que les
chasseurs de chamois soyent vos grenadiers. à ce propos, je ne scais si je
vous ay envoyé dans le temps mes entretiens d'un prince, en ce cas souvenés
vous de ce que j'y dis du bonheur des suisses et de ses effets. adieu mon cher
et digne amie, mention de moy je vous prie et bien des Respects à votre
très aimable famille et je vous embrasse tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier