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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 juillet 1787
paris le 28 juillet 1787
il est temps que je vienne à vous mon cher ami, mais en vérité
mes maudites et plus que cruelles affaires ne me laissent pas
un moment de réelle liberté. il a plu à la providence de m'entourer
de touts les débris possibles et de plus de dérangés qu'il n'en faudroit
pour abimer royaumes et républiques, et quelque desir et nécessité
que j'aye de me déprendre, de tout abandonner et de laisser courir
l'eau, ce n'est qu'avec la plus constante force de résistance et atten=
tion de prévoyance que je puis me garentir d'être entrainé, encore ne
scay je si j'en viendray à bout. on a beau me dire qu'il en est ainsy
de toutes les maisons quand à l'interieur, et de toutes les fortunes: je
dois le croire et en vertu des exemples, et aussy persuadé par le calcul
et le proverbe qui dit la vogue ven de pouppe, cest à dire le gou=
vernail décide de l'allure de la barque, cela ne console pas, ne remédie
à rien, et n'est pas même concluant pour quelqu'un qui n'a jamais
rien mis au hazard, et qui seul peutêtre en son espèce et de son temps
n'a jamais rien dû ny demandé à la fortune. baste qu'il en est ainsy
et que cela ne dispose pas à correspondre tranquillement avec son
ami et la raison.
vous avés fait de la science le meilleur usage possible, parceque vous
avés le coeur le plus droit possible, et cela peut vous suffire, attendu
que la plupart des extravagances politiques qu'elle réprouve et réduit
à leur juste valeur ne compètent pas létat de société dont les intérèts
vous sont confiés et prétieux autant que connus, si cepandant
vous continués à etre curieux de ce qui est marqué au bon coin
en ce genre, procurés vous un ouvrage que je viens seulement de
connoitre et qui a été imprimé à basle, et qui est ce que je connois
de mieux en ce genre, en voicy le titre. principes du commerce
oposé au trafic, dévelopés par un homme detat. ce n'est comme
me la mandé l'autheur (que j'ay eu bien de la peine à déterrer, attendu
que je ne connoissois aucun oéconomiste de cette force) qu'un
<1v> dévelopement du 4e chapitre de la philosophie rurale qui
embrasse tout, mais comme j'etois soux la main et l'apuy du
docteur quesnay quand jay tissu cet ouvrage je m'avoue de bonne
foy très incapable d'avoir fait l'autre, attendu que je n'eus jamais
ny le temps ny la force de penser aussy profondément et de travailler
avec autant de suitte. au reste ce n'est point un ouvrage à lire
ny relire d'un trait, il faut le suivre et surtout dans le commencement
où il s'empare de la besogne, et le digérer; mais soyés sûr que vous
n'aurés jamais vu, une logique plus forte et mieux employée.
ne pensés pas que ce soient nos bornes qui nous empèchent d'être
heureux, du moins politiquement parlant; cest au contraire l'abus
de notre étendue, de ce que nous apelons notre libre arbitre qui nous
laisse le choix de nous nuire ajdjoint à la prévoyance de nous detres
l'homme imitant dans sa sphère le délire orgueilleux qui perdit les
anges rebelles a voulu devenir semblable en pouvoir à son autheur
se créer des loix et des interêts politiques, et perdre de vue la grande
loy donnée par la toute puissance et exprimée dans l'ordre général
de la création, conservation et reproduction; lespèce une fois séparée
du grand cercle de l'ordre, chaque individu devient relaps en vertu
du même droit et de son apétit momentané devenu pour luy l'univers;
notre intelligence une fois égarée sur le principe, le devient sur la consé=
quence et sur les résultats; j'ay vu l'iniquité à la place du jugement
dit le sage; de la le malheur et légarement universel, et le bonheur
qui conciste dans la paix de l'ame, l'action volontaire et la résignation
le bonheur dis je renvoyé à la vie eternelle que je vous souhaite dans
quarante ans.
en attendant il me semble voir se préparer de toutes parts une sorte
de révolution, et un nouvel ordre de choses. je doute que les résultats
en soyent favorables, de longtemps du moins car jen connois les
principes et le mobile. ces premiers sont l'affluence toujours croissante
des métaux, qui n'estne sont propres qu'à multuplier les caches et les filoux
et le plébiscisme littéraire dont leffet doit être démanciper touts les
esprits fourchus et de faire raisonner toutes les tètes fèlées. à légard
du mobile cest la cupidité que les anciens apeloient sacrilège faim
de l'or. là où toute chair est corrompue, il faut tout amputer avant
<2r> deguérir, et cest une loy de la nature, que nos petites spéculations, ne
frauderont pas. vivons et nous verrons.
une des choses qui a retardé ma réponce a été le désir de chercher
des éclaircissements sur le Mr de Rouault gamache dont vous me
parlés, attendu que vous me paroissés attaché à cet article. mes
soins à cet égard n'ont reussy encore à rien. j'ay demandé à mon
ami Mr de montmort entrautres, qui a connu et connoit tout le
monde, où il est depuis 80 ans, qui a en outre une belle terre
auprès de troye, où il va touts les ans lever ses revenus; il a connu
un Mr de Reault mais il ne seroit pas à beaucoup près aussy agé
que celuy que vous dites, je chercheray encore et ne veux pas différer
plus longtemps. pour dans le monde on ne scait ce que cest.
adieu mon ami je vous embrasse de tout mon coeur, vous et vos
marmots charmants, et je baise la main à Mes vos filles sans oublier
Mr de vatteville sans luy vouloir mal du plaisir avec lequel il
quitte nos côtes sèches et nos cigales bavardes pour faire le
contrepied de la marche que faisoient vos devanciers, quand
césar les arrèta auprès de genève. je ne scais si vous avés
eu de l'été dans vos cantons; nous n'en avons eu que le
tonnerre, mais toujours de la pluye et du froit. je vous embrasse
Mirabeau
votre Rouhaut est déterré; on le tenoit pour mort
dans le monde, ses enfants sont en général de bons sujets, gens
d'honneur et de mérite, et la chanoinesse et le capne de cavalerie,
même distingués par lestime, peutêtre vous en diray je davantage
une autrefois. la mère n'est point enfermée, mais vit dans lobscurité.
leur naissance est très réelle et très bonne; il y a un Mal de
Rouhault sous charles six.
à monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier