Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 14 décembre 1787

de paris le 14e xbre 1787

j'ay vu depuis ma derniere lettre mon cher ami Mr et Me
donissan, et leur enfant et compagnie; ils m'ont tant parlé
de vous et de votre aimable et belle famille, et puis de votre
maison qu'il m'ont dite vrayment belle et très belle, et
la scituation, &c. la jeune personne me dit quil ny avoit
pas une seule fenêtre par où elle n'eut regardé. on me parla
surtout de votre amitié, comme de droit, de la maniere dont
elle meubloit votre apartement, je scavois cela mon cher, mais
ce que je ne scavois pas c'etoit notre ressemblance. quoy que
frédéric ne fut pas beau, les damoiselles le couroient ou l'accep=
toient de bonne grace, et moy qui par place fus réputé tel,
jétois si gauche quelles me prenoient de confiance et m'érigeoient
en honnête homme et rien de plus, ou si je faisois lempressé
elles me fuyoient comme si j'eusse voulu les mordre; en tout
je me flate d'avoir ressemblé à mon ami par le coeur et par l'ame
et cest par la que je vaux, mais par la figure pas plus que par le
caractère quil a le plus sociable possible, tandis que la sauvagerie
m'a toute ma vie incommodé et m'incommodera. Me de donissan me
dit qu'elle avoit promis de me mener en suisse dans deux ans, et
me demanda ma parole de l'accompagner: comme ma machine
est fort affaissée et mon ame encore davantage je fis un sourire
et la remerciay, mais j'avoue qu'elle me donna envie de faire le
voyage l'eté prochain, si mes affaires et ma santé auscy délabrées
l'une que l'autre me le permettoient.

il est difficile de terminer sa carriere assailly de plus dencombre
que je ne fais; j'ay toujours et par instinct autant que par
<1v> réflection ensuitte, aimé l'ordre et détesté le dérangement qui
ne trouve point de barrière entre la probité innée et naturelle
à l'homme, et l'iniquité la plus profonde. dès l'académie vous m'avés
vu evorquer des issards, parce qu'a une vanité mensongère, il joignoit
une affectation de faite désordonné; depuis et livré à moy même
j'etois le chasse coquin des dérangés, et il m'est arrivé à 20 ans étant icy
d'y vivre un mois d'un petit pain et d'une tasse de caffé aulait par jour
parceque mon logement et mon domestique payé, j'avois à attendre
un mois ma pension très règuliere et ne voulois rien devoir. maitre
de ma maison à 21 ans, je vis qu'avoir du revenu cétoit avoir des charges
inhabile autant que ma ressemblance est habile, je scus du moins
proportionner la même méthode doéconomie, et j'avois tant de crédit
quétant garçon encore, je prétay ou fis trouver sur mon billet 30000 lb
au frère de mon ami pompignan, nommé à un évèché pour payer ses
bulles. assorty depuis de la maniere la plus ruineuse, il m'a fallu suffire
à tout, porter, sans dot, une maison transplantée, solder des folies, donner
la meilleure éducation à des enfants nombreux, les marier, soutenir frères,
le généralat du bailly me couta 177'000 lb, il me les rend bien en viager
mais il falloit trouver, ma belle soeur déshéritée à finy chex moy, enfin
au moment où ma tâche eut du être remplie, après 30 ans defforts pour
tout couvrir l'enfer déchainé a brisé les liens; des miserables ont apuyé
les folies; j'ay vu dilapider près de 1'500'000 lb de biens au soleil, dotaux
et dont je n'ay jamais jouy, tandis que j'avois passé mon temps et
épuisé mes forces à les libérer; j'ay vu les enfants, repousser et détruire
les établissements inespérés que je leur avois procurés, et la contagion du
desordre et du dérangement s'étendre de sorte autour de moy, qu'il semble
que je n'ay pu donner azile ou secours en ma vie à personne que pour le
voir crouler et abimer dans le dérangement. ceux que j'ay autour de moy
sont pis encore, enfin touts semblent livrés au délire le plus honteux a
cet égard. au milieu de tout cela j'ay soutenu quinze ans d'attaques
de la fureur dévorante et de l'incendie, et les incidents se sont tellement
multipliés qu'il m'ont enlacé detoute parts. la providence, l'ancien acquit
mes amis mon frère m'ont soutenu, mais je vois les années s'avancer, et l'impos=
sibilité de scavoir où me sauver de cette famille dévorante. ils ont touts eu
des avantages ou de position, ou de secours, ou de talents, qui me furent
refusés et dont j'aurois fait un grand usage, tout périt soux l'inconduitte
<2r> et l'étourdissement. mon frère ne cesse de me dire qu'ils sont touts plus que
majeurs et demy et que ce n'est plus mon affaire; je le pense comme luy, mais
c'est de faire honneur à mes affaires, et d'en voir le bout, et elles sont icy, en
un mot mon cher ami, l'expérience du passé et de l'inutilité de mes efforts
multipliés (car jay la tête fertile en ressources et moyens) m'ote jusques à
lespoir qui suit d'ordinaire les hommes jusques à la fin, et j'attends d'être
écrasé tout à fait pour enfin me laisser aller à la providence, à cela obligé
parceque mes malheurs auroient impliqué les autres et de prétieux amis.

le détail de votre procès est clair comme touts ceux que vous m'avés
faits. il y a chex nous deux questions sur ces sortes de débats, l'une sapèle
le possessoire l'autre le petitoire, vous entendés cela. les meuniers des
litiges aiment fort à traiter l'un après l'autre ce sont deux procès; le
possessoire dailleurs donne matiere à dits et contredits procès verbaux
contradictoires, et autres hors doeuvres des repas de dame justice. vos juges
au concraire, dans le cas présent semblent avoir voulu abréger le festin. quand
à moy je ne craindrois pour vous que le possessoire qui chex nous emporte
l'autre par la péremption; or vous me parlés d'un garde gagné &c ce qui
me feroit craindre un apointement de longueur. au reste je m'en
fie très fort à votre activité tenace et réglée. vos conseils
m'auroient fort aidé sans doute si j'eusse été à portée de vous
mais plus pour la conduitte exterieure que pour le fonds; or le
sabre de scanderberg ne vaut pas mieux qu'un autre si en même temps
on n'en a le bras.

adieu mon bon et digne ami, Me de pailly vous remercie, cest une bien
digne amie aussy que celle lâ. nous ferions le voyage ensemble si jétois
en état de le faire, sauf à elle à descendre à Rolle, quand je monterois à
bursinel. adieu mes tendres Respects à toute votre maison; je serre
contre mon sein vos jolis marmots et embrasse leur ayeul

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 14 décembre 1787, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/636/, version du 17.11.2024.
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