Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, [Saint-Pétersbourg], 06 février 1784

Si je ne savois pas combien vous m’aimés, mon cher Polier! je croirois que
vous m’avés tout a fait oublié, car je n’ai pas eû de vos nouvelles depuis le
6e 9bre Tems auquel votre Lettre du 28e 7bre m’est parvenüe. Je vous ai répondû le
11eme du même mois, et j’attends depuis plusieurs Semaines votre Réponse. Si elle
n’arrive pas bientôt, a quoi l’attribuerai je mon bon ami? Seriés vous malade
indisposé, absent? ou vos affaires prendroients-elles tout votre Tems? mon
cher Polier: que du moins, je saçhe à pourquoi je dois attribuër votre Silence, c’est
un Droit que notre amitié me donne, et que j’éxige à la Rigueur. Si vous êtes
aussi souvent avec moi, mon bon ami, que je le suis avec vous, nous somes
toujours en Societé intime. Je vis dans le passé en pensant à tous ceux qui
me sont chers, et dans l’avenir, en pensant au moment où libre, indépendant
et délivré des Passions je pourrai jouïr paisiblement des Douceurs de leur
Societé, mais qu’elle est loin de moi çette Epoque! et par combien d’années de
Travaux, d’Embarras, faudra t-il à la gâgner?... Cette Réfléxion n’est pas
consolante, mais enfin un Home sage doit se soumettre à son Sort,
s’affermir contre Les Coups d’une fortune inconstante, par des Principes
invariables, et se consoler de l’Eloignement de ceux qu’il aime, en voïant
le Bien qu’il va faire, en tâchant de mériter journellement l’Estime
de ses amis, et surtout la sienne, et en se rendant digne de leur amitié, de
leur Souvenir, et de leur attachement, par les Sentimens constans et
non interrompûs dont il les rend éxactement dépositaires. Non seulement
l’Amitié, mon cher ami, fait le Bonheur de ma Vie, et ç’est sans doute
déja beaucoup, mais il y à plus, ç’est que je compte sur çe Sentiment
come sur une Pierre de touche qui servira à me faire connoitre, si je
ne me suis point laissé un peu corrompre par l’air étranger que je respire,
en un mot, si je conserve toujours avec la même pureté dans mon Cœur,
les Idées de Vertu, de Probité et d’Honneur… Ç’est donc à mes amis,
ç’est à ceux dont les Sentimens sur tous ces objets me sont bien connûs,
à ceux dont je connois non seulement l’affection, mais dont je reconnois
surtout la Véracité, que je confie le Dépôt de tout çe que j’ai de plus
prétieux. Rapellés moi souvent, souvent nos Conversations, nos Sentimens
mutuëls; nos Idées sur le juste l’injuste l’Honnête, l’utile, le louâble ;
recapitulons ensemble toutes ces Matiéres, et dites moi toujours, voilà
come vous pensiés, come vous agissiés lorsque libre et indépendant, vous
jugiés sans être fasçiné par le mauvais Exemple, par les Erreurs
de la Vanité, &c... Ouï mon ami, voilà ce que j’attends de
vous : que votre Voix me rapelle souvent les mœurs pures et honê=
tes, du Païs où nous somes nés, et ces grands Noms de Liberté et de
Patriotisme qui ne sont chimériques que pour ces Homes dont l’ame est
aussi émoussée que le Palais, mais qu’aucun home élevé dans les Principes
<1v> de vertu, n’écoutera jamais de sang froid. de cette maniére nous nous rendrons
également utiles les uns aux autres, et lorsque La Distance ne sera plus la même
combien de Plaisir nous aurrons à nous embrasser, et à voir que nous avons
mutuëllement fait des Progrès dans la Carriére!

Je ne suis point encore établi, ce qui m’impatiente un peu a la verité, çela
ne sera pas renvoïé de longtems.

Je profitte en attendant de çe Repi pour m’éxercer dans l’Etude de la Langue
russe dont les Difficultés sont prodigieuses, parçe qu’au deffaut des bons
Livres, se joint celui des Maitres. Les occupations ne manquent jamais
à celui qui veut s’occuper sérieusement, et plus on avance et moins on
se trouve habile. Socrate prétendoit que çe Sentiment d’Ignorançe étoit
l’Essence de ce qu’il savoit, et je penserois presque come Socrate! 1 mot biffure
début de la ligne biffure Je me suis beaucoup occupé et je m’occupe encore
de Philosophie, surtout de cette Partie, qui touçhe au fondement des
Soçiétés et à l’origine des Loix, et je tâche de voir clair dans tout çe qu’on
en a écrit, çe qui n’est pas trop façile, car il semble qu’on aït voullû
étourdir la Raison par la quantité des Volumes, et par des Rêves les plus
absurdes; Je respecte infiniment Pythagore, mais j’eûsse été un mauvais
Disciple d’un tel Maître. Vous savés que çe Projet m’occupoit deja
à Lausanne, et je crois même vous avoir montré le Cannevas, daprès le=
quel je me proposois de faire mdes Recherches; Depuis que je suis içi
je l'ai repris, avec la ferme Résolution d'aller jusques au bout, mais
la Besogne n’est pas petite, parçe que ce n’est point sur des Systémes
que je veux appuïer mles Principes que je cherche, mais uniquement 
sur des faits bien avérés ou tellement probâbles, qu’il ne puisse en
résulter des Erreurs dans le Raisonnement; or ces faits, il faut les
chercher péniblement dans beaucoup de Livres, et user de critique
en les examinant. Un tel Projet, il me semble, est celui que tout
bon Citoïen, qui en a le tems, devroit entreprendre, n’eût-il que
le seul But de s’eclairer lui même, et d’avoir un fil pour
ne pas se perdre dans la foulle des Verités et des Erreurs. je vous
éxhorte même mon cher Polier! à vous éxercer sur ce Sujet, l’un
des plus dignes de l’attention de tout Citoïen ami de la Vérité.
L’Etenduë des Recherches qu’éxige l’Exécution de cette Idée, et l’Igno=
rance ou je suis sur la quantité de mon Tems qui dont je resterai
le maître, font que j’ignôre aussi le Tems qu’il me faudra pour en venir
à bout, cependant quoiqu’il en soit, je suis résolu d’y pérsévérer.
Daïlleurs cette Idée tient, plus que vous ne le penserés peutêtre, à ma Voca=
tion <2r> actüelle jusqu'à la fin de la ligne biffure
début de la ligne biffure et je ne sçais si je
me trompe, mais il me semble que 1 mot biffure les Devoirs de çelle ci entrent nécessai=
rement dans le nombre des objets de mes Recherches; aussi ç’est parce que
mes Devoirs, et mes Goûts conspirent vers un même But, que j’attends
quelques Succés. Quand à l'Histoire de notre Patrie, de la quelle j’ai pensé
depuis si longtemps jusqu'à la fin de la ligne biffure
depuis le début de la ligne biffure je ne l’ai pas oubliée, et mon Dessein
loin de changer s’est encore fortifié, mais je suis obligé de l’abandon=
ner maintenant jusques à ce que les Çirconstances ou plus de tems me permettent
d’y songer de nouveau. Dans l’Intervalle je ferai mes Nottes
sur les originaux que je possède, je receuïllerai les Faits, et profi=
tant des Connoissances historiques, philosophiques, politiques et morâ=
les que j’aurrai acquises pendant plusieurs années, éloigné de toute
haine personnelle, éxemt de Passions, voïant les objets sous leur
véritâble point de vuë, et affermi dans mes Prinçipes par une
longue Expérience, je pourrai sans contredit exécuter mon Dessein
avec plus de Sureté, avec plus de Science et avec plus d’Espoir d’être
utile, tous Devoirs d’un 1 mot biffure Home de bien qui se propose de
dire la Vérité, et surtout d’un Citoïen libre, dont le But doit être
de réveïller le Patriotisme parmi ses Conçitoïens par le Souvenir
des vertus passées, et La Vuë des Biens présens, et de vanger son
Païs aux Yeux des autres Homes. Tel est Aussi le But dans lequel
je conçois çe Projet étant encore en Suisse; mais le moyen de l’y éxécuter
surement, et impartialement!... je me rends Justiçe: si mes Lumiè=
res eûssent pû y suffire alors, mon Zèle m’eût séduit, et le mot
de Vérité à la Bouche, je n’en aurrois pas moins promulgué l’Erreur.
Aujourdhui j’ai vû ce que je n’avos pas encore vû alors et mes Idées rectifiées
sur plusieurs points [1 mot biffure] sans changer mes Principes, en ont rectifié
quelques Conséquences trop outrées; j’ose espérer que dans quelques
années, j’aurrai fait encore des Progrés vers la Verité, et come
je n'aurrai pas perdu la Sensibilité sur ce qui est beau, grand,
et louâble 3 mots biffure  je n’en serai que plus véridique et plus
croïable. Au reste mon cher Polier, come il ny à que Monod et
vous 1 mot biffure auxquels j’aïe comuniqué mon Deissein, (qui pourroit
dans l’Intervalle être impratiquable) je vous prie de le garder par devers
vous. J’ai été tout à fait mécontent d’une nouvelle Histoire des
Suisses écritte en allemand par un Professeur Muller de Sçhaffouse,
<2v> Le Style en est guindé, obscur et entortillé. Les Lieux comuns
de la morale y résonent à châque Pas, et les Evénemens les plus
intéressans çeux par lesquels les anciens Suisses peuvent être compâ=
rés aux Leonidas, aux Miltiade, aux Agésilas, aux Fabricius, aux
Dacius, y sont racontées a peu près come un Gazetier rapelleroit
une Escarmouche entre deux Hordes ennemies. Ne soïons pas
Energumênes sans doute, ménageons les grands mots j’y consens, mais
que du moins les actions héroïques, les actions humaines, les actions
vertueuses, soïent dépeintes, avec les Couleurs qui leur conviennent.
Etendons la Simplicité jusques à raconter, sèchement, froidement
des Exemples, qu’aucun Home sensible, vertueux et patriote ne doit
écouter, qu’en faisant serment a soi même les Yeux baignés de Larmes, de les
imiter, n’est çe pas manquer le But de l’Histoire? A dieu ne
plaise que ce qui doit exciter les Homes à la pratique de la vertu
soit dit du ton, qu’est écrit le Somaire d’un Chapitre...
mais finissons là dessus.

Je vous plains mon bon ami! de ne pouvoir jouïr de la Lecture des auteurs 
classiques, surtout de celle de Cicéron, de Tacite, et d’Horaçe; plus
je les relis, et plus j’aime à les lire. Je sens mieux il me semble
la Dignité de mon Etre lorsque je vois ces gds Personnâges parler
avec cette Decençe çette Eloquence, cette Grandeur, cette familiarité,
cette Profondeur, au milieu de tous les grands Evénemens qui se
sucçédoient autour d’eux. N’allés pas croire pourtant que je
méprise les modernes, non, je ne suis pas pedant grâce au Ciel,
mais juste, et je connois plusieurs modernes dignes dêtre compa=
rés par leurs Connoissançes, leurs Vertus, et leur Genie, à ces Colosses
antiques. Montesquieu, d’Aguesseau, Helvetius, Rousseau &c.
peuvent hardiment s’élever jusques à eux.

La Dissipation est poussée ici à un point exçessif, et quoique je me
dispense souvent d’y prendre part, (car il n'y aurroit pas moïen
de faire quelque chose d’utile) j’y suis çependant entrainé beau=
coup plus que je ne 1 mot biffure voudrois. On a beaucoup de Bonté pour
moi, et je crois que ma maniére d’etre toute simple qu’elle est m'a
vallû d’être aimé: je ne suis ni vain, ni orguilleux, et encore
moins bas; je suis seulement un peu fier et vous savés de quoi.
J’ai quelques bonnes Connoissançes parmi des Homes de Merite qui
vivent au milieu des affaires et des Lettres, en véritables Philosophes,
<3r> et j’espére lorsque je serai un peu rapproché de rendre ces Liaisons un peu
plus étroittes. Le frére de mon jeune Compagnon de Voyâge continuë à
me voulloir beaucoup de bien, et je dois avouër qu’il le fait de très bonne Grâçe.
le jeune home est à l’armée; quant au Colonel qui pense souvent à vous, a
Me votre Epouse, et à Lausanne, il est encore ici, mai il ira bientôt joindre son Régiment de
Hussards: je serai fâché de son Absence. Mon Compatriote est ici à demeure:
je suis toujours chez lui: son Beaufrère et lui vous font mille Complimens. Fuslin
est chez le Feldmaréchal Rasoumofski et paroit content de son sort.
On m’a écrit avec Eloges d’un Livre de Mr De St Germain, qui traitte
du Gouvernement des Mœurs. S’il se souvient de moi, faites moi le
Plaisir de lui présenter mes Respects: je lui tiens un grand Compte d’un
pareïl ouvrâge, et je desire que son Exemple soit suivi par d’autres bons Çitoïens,
nôtre petit Païs n’est pas banni de la Région du Génie, nos Compatriotes
allemands peuplent l’Europe de leurs Savans,1 mot biffure ne somes nous
donc pas leurs frères? Vous mon cher ami! Monod, jusqu'à la fin de la ligne biffure
1 mot biffure et plusieurs autres pourriés avancer dans la Carriére, essaïés le, si
vous en avés le tems. Notre Education nationale, l’Histoire de notre Civilisa=
tion, l’Histoire de nos Priviléges, les moïens de donner du Ressort à 
nos ames dans l’Etat actuël de la Constitution &c. que de questions
utiles! tentés seulement d’en résoudre une seule; elle vous donnera bientôt du
gout pour toutes les autres, et la Recherçhe que vous ferés vous prfin du mot dommage
1-2 mots dommage bientôt d’autres objets à étudier, et que vous étudierés aux 1 mot dommage
1 mot dommage A propos de celà, la Société littéraire  éxiste t-elle toujours?
qu’y fait on? présentés je vous prie mes Respects à la Société en 1 mot dommage
et mes obéïssançes à tous les membres en particulier: ne pourrois je pas
avoir les questions proposées depuis 2 ans? Je les reclâme come un ancien
Membre qui l’est encore de Cœur et d’affection.

Il vient de paroitre en francois ici l’Eloge d’Euler fait par Mr le
Professeur Fuss, son Disciple, dans lequel il a détaïllé avec beaucoup
de netteté toutes les Découvertes, fruit du Travail de plus de 55 ans
de cet Home imortel dans la Carriére des Sciences éxactes. Vous
savés que çe premier Mathématicien du Siécle après Newton, étoit de Bâle:
si nous n’étions pas si éloignés je vous aurrois envoïé çet Ecrit qui vaut
la Peine d’être lû, même par ceux qui ne sont pas familiarisés avec
les Sciences dans lesquelles il a brillé. S’il y à quelque chose de
nouveau faites m’en part. Je vous prie de présenter mes Respects à Madame
votre Epouse, à Mes  vos Sœurs et à toute votre Parenté; dites leur combien je les
regrette. coment se porte votre petite famille?  que fait nôtre ami Samüel,
il devroit bien venir jusques içi pendant un de ses Semestres. Rapelés moi au
Souvenir des Sociétés de Lausanne auxquelles j’assiste souvent par Réminiscence.
Beaucoup de Complimens à la Mothe, à d’Eyverdun, a Daples &c... : si vous
rencontrés mon Burnier salués la de ma part. Je ne vous dis rien d’une mauditte et très
mauditte Inclination – Tout çelà est si singulier que vous en hausseriés les Epaules. Je fais en
attendant contre fortune bon Cœur; je veux être libre. adieu mon chez, mon bon ami, aimés
moi, et ne m’oubliés jamais. Le 26e Janvier style grec 1784. 


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur De Polier de Loÿs
çi devant officier au Régiment d'Erlach
A Lausanne
En Suisse


Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, [Saint-Pétersbourg], 06 février 1784, cote ACV P René Monod 489. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/627/, version du 29.05.2019.
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