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Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 12 mars 1783
Petersbourg le 12e Mars. 1783.
Mon cher Polier
Je ne tenterai pas de vous exprimer les obligation infinies que
je vous ai. pour tout ce que vous voudriés faire pour moi. Vos
Lettres me déchirent chaque fois que je les relis, et l'Etat d'Angoisse
dans lequel elles me mettent ne scaurroit se décrire. J'ai reçû
3 Jours après mon arrivée Seulement votre derniére du 30e Janvier
et je ne puis la lire sans éprouver une Emotion toujours nouvelle
et toujours plus forte. Il y a 6 Jours que je suis arrivé, tant les
Neiges ont retardé ma marche, et je ne suis pas encore sorti des
Embarras inséparables 2 mots biffure d'une arrivée; je suis donc
obligé mon bon ami! de vous demander encore 5 ou 6 Jours mais
j'ai crû devoir vous écrire en attendant afin que vous sçussiés que
votre Lettre m'est parvenuë, que j'y pense, et que je ne perds pas
un moment pour y répondre définitivement. Le 1er Courrier, après
les 5 Jours que je vous demande, vous portera mon Ultimatum:
ne me blâmés donc pas mon cher Polier pour çe Renvoi, puisqu'il est
néçessaire pour que je puisse me décider en home raisonâble.
En attendant mon bon ami! croïés que des Espérançes inçer=
taines, ne contrebalanceront point chez moi des avantâges réels, et
que l'Ambition ne me rendra pas aveugle: je tâche de voir
tout de sang froid, je me flatte d'y avoir réüssi, et
ç'est par cette Raison que j'attends quelques Lumiéres de plus
afin d'apuïer mon Choix sur une Bâse solide. En effet
mon cher Polier! puisque j'ai toujours eû le Désir de me
plaçer dans çe Païs et puisque je m'y trouve dans Les Circonstances
très favorâbles, pourquoi dédaignerois je de voir (du moins
<1v> par les Yeux de mes amis) si j çe que j'ai lieu d'espérer
ici, sur les Lieux, vaut ou ne vaut pas ce que vous m'offrés
de la part de Milord Tyrone? n'aurrois je pas des Reproches
à me faire, et ne mériterois-je pas le Blâme de toutes les Personnes
Sensées si j'avois accepté Sans Examen la Vocation d'Irlande?
Ceux qui me blâment en Suisse d'hésiter me font grand tort
et se préçipitent eux mêmes dans leurs Sentençes, connoissent-ils
ma position? voïent-ils l'Etat des Choses? savent-ils çe que
je suis en droit d'attendre et çe qui m'a été promis? En un mot,
ont-ils sous les Yeux les objets de Comparaison? Ils jugent
la Vocation qui m'est offerte en Irlande très avantageuse,
et moi aussi je la juge telle, mais jusqu'à la fin de la ligne biffure
début de la ligne biffure ils croïent que je suis dans la
Nécessité absoluë de l'accepter 4-5 mots biffure tandisque
j'ai un Choix à faire entr'elle et plusieurs autres Vocations; or
pr choisir il faut du moins avoir une Idée des objets, et coment
aurrois je pû l'avoir dans les 6 Jours qui ont suivi mon arrivée?
Si Milord Tirone pouvoit attendre; aulieu des 5 ou 6 Jours
de Répi que je vous demande, je demanderois 5 ou 6 jours Semai=
nes, 1 mot biffure et çe ne seroit pas trop, si vous pensés qu'il s'agit pour
moi de faire un Choix qui décidera du reste de mes Jours, et
2 mots biffure de renoncer a toutes Espérances raisonnables et fondées d'avançement
dans un Païs, 5 mots biffure ou elles ne
sont pas comunes, et où (si je ne convenois pas à Milord après
l'année d'Essai) je ne pourrois plus retourner pour recouvrer
çe que j'y aurrois perdû, mais je sens que Milord doit
être pressé, et ç'est pour çe meme motif que je borne aux
5 ou 6 jours que je vous ai demandés. comptez donc
mon bon ami qu'au bout de çe tems là le 1er Courrier vous
<2r> portera irrémissiblement et sans retard ma Réponse. Si j'acçepte elle vous annoncera
aussi le Tems de mon Départ et à peu près çelui de mon
arrivée en Angleterre. mais mon bel ami! coment ferois-je
ces 6 ou 700 Lieuës par Terre à mes Dépends? Avec quelque
Economie que je voïâge, la seule Dépense des Chevaux de poste
et des Postillons absorbera le double de ce que Milord veut
m'offrir me rembourser, sans parler de la Dépense des Lieux
où il faudra que je m'arrête pour me repôser; cependant
il faut que je prenne la Poste pour arriver plus vite, les
Glaces de la Baltique rendant le Trajet par mer impossible.
J'espère à la vérité, qu'en montrant à Milord la Notte détaïllée de
la Dépense que j'aurrai été obligé de faire, il voudra bien
1 mot biffure m'en rembourser l'argent, autrement ce que j'aurai
gagné en courrant du midi au nord seroit dissipé dans une
Course faitte pour autrui. mais je compte sur la facilité de
penser d'un anglois. Pétersbourg est la plus belle ville que
j'ai vüe: il est impossible de croire qu'elle est née il y à
80 ans. La Neva étoit couverte Dimanche de plus de
quarante mille personnes occupées à voir les Courses de Trai=
neaux qu'on y fais le dernier Jour du Carnaval, Spectacle
unique dans le monde. J'ai vû la belle Statuë de
Pierre le grand... Avant hier j'ai eû l'Honneur de baiser la
main de S. M. et celle de la Grande Duchesse. On est plus honête
dans çe Païs. Je suis logé chez mon bon ami et compatriote.
Adieu je ne puis vous en dire davantâge cette fois. Je vous
embrasse tous. Aimés moi toujours, et soïés toujours convaincû
que la Distançe imense qui nous sépare corporellement, n'a aucune
Influence sur mon amitié.
J'espère mon bon ami! que si Milord n'avoit plus voullû attendre
vous me l'aurriés écrit sur le Champ, car vous jugés combien çela m'importe.
mon adresse, chez Mr le Major de Ribeau=
pierre, dans la Maison S.E. Madame la Générale de Bibikof.
Comptés surement sur ma Lettre, mais
s'il n'est plus tems, ne manqués pas de m'en
aviser afin que je ne parte pas. adieu adieu
A Monsieur
Monsieur Polier de Loÿs
çi devant officier au Régiment
Suisse d'Erlach &c.
A Lausanne
en Suisse