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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 11 septembre 1779
du bignon le 11e 7bre 1779
ouy vrayment mon bon amy, mais l'age ou précisément tout nous laisse
est celuy ou nous devenons le moins propres a nous suffire a nous mèmes
en vérité si la terre etoit notre habitation véritable cela n'auroit pas
le sens commun. les besoins et par conséquent les desirs phisiques baissent avec
les forces, cela va bien pour l'animal, mais l'ame a toujours la mème énergie,
la tète va sans cesse et le mème train; a quoy bonde donc la raison si non
a nous empècher de nager quand nous sommes jeunes et de jouir de ce qui nous
reste quand nous sommes vieux. je suis persuadé qu'il y a énormément plus
de philosophes qu'on ne pense, et que passé mes pionniers et autres brutes de
travail, tout le monde l'est a la réserve de ceux qui s'en piquent. quoy quil en
soit j'ay presque toute ma vie fait consister mon secret de vivre en un point,
qui étoit de ne point fatiguer la société de moy quand je sentois qu'elle me fati=
guoit et a m'y soustraire souvent pour y revenir plus frais et plus libre; or
pour cela il faut se suffire a soy mème et cest une portion qui diminue touts
les jours.
quand a ce que vous me dites de la célébrité ouy parbleu j'en ay tiré de belles bribes
heureusement je scavois que ce n'etoit que du vent; et puis mes principes ont ameuté
toute la canaille monopolaire de l'univers contre votre petit serviteur, et sur mes
vieux jours des volumes d'injures et la chouette des étourneaux. comparés
votre magnifique haller avec toute sa célébrité et ses troix ou 4 mariannes a
votre aimable et toujours aimable et respectable oncle chabot, avec lequel des
deux, et dans la peau duquel des deux aimeriés vous mieux vivre? vous me
dirés que je prèche un converti et que vous avés fait vos preuves, et ouy parbleu
je le scais bien et si je ne vous aimois bien tendrement je n'en parlerois que par
envie; mais laissons cela, vous croiriés que j'ay de l'humeur, d'autant qu'il
pleut sur la fauche de mes regains; mais rayés de vos papiers 1° le témoignage
d'une conscience sans reproche, si l'on vouloit se priser par comparaison il ny a
personne qui ne put se croire un petit saint, mais dans le for conscientieux, personne
n'est ny ne peut ètre content de soy mème, et moy moins qu'un autre. 2° avoir
éclairé mon siècle ce sera pour le futur et alors je n'auray pas mal aux dents
si j'ay porté des coups aux fausses opinions elles me les rendent. 3° de l'estime on
n'en a plus et telles gens me traitent d'apoco qui ne l'auroient osé si j'eusse
seulement trainé mon nom. 4° une grande fortune cest vrayment lâ le point, ouy
je me suputois 69 m. et quelques cent livres de charges, a payer, et si je contois mon
fils cadet ce seroit 71 avant de toucher un sol pour moy mes gens et la dent unique
qui me reste, et si la providence m'enlevoit mon frère j'irois vous demander la place
<1v> de concierge de bursinel, or jugés quand il faut tirer cela de terres ou l'on vous
fait banqueroute journellement. quand au fils qui me reste et que j'ay icy, il a
5 pieds 2 pouces et pèse 220 livres, fort au reste comme un turc, mais ventru
lourd, grossier; l'on vous a assés parlé de son esprit et de son talent, il s'efforce
pour me plaire, je patiente pour le mener, il est bon, infatiguable, pette, rotte
parle, danse, boit, écrit dix lettres et très bien d'un coté, tandis qu'il parle de l'autre
et ne peut soufrir de lire que la gazette, ou des théatres qu'il scait touts par coeur.
il aime les gens de peu, et traite de peu les gens considerables, ne sachant au monde
ce que ce peut etre que respect de soy ny des autres; on l'aime assés parcequ'il n'a
rien de méchant qu'il est prevenant, empressé, facile a faire connoissance gros
rieur, et bavard, oublie tout, laisse tout, coupe tout, mange tout, et dans les mains
d'un factieux tel que césar, c'eut été un outil de révolution admirable, toujours
payé par une bouteille de vin, toujours prèt a boire de l'eau pour la laisser au 1er
pionnier qui auroit soif; du reste sachant tout, voyant tout et dit on d'une pers=
picacité du diable. et vous me demandés pourquoy je n'ay pas laissé cet original
a malthe; et morbleu je l'y avois cloué par deux recomandations expresses de Mr
de vergennes de la part du roy, et malgré cela on me le renvoya le printemps passé ou mon frère
qui n'en veut plus l'accoeuillit. je vous ay mandé cela dans le temps, comptés que je
n'ay manqué a aucune précaution, mais sainte providence voulut les fausser toutes.
or donc de toutes les ressources que vous me voyés il ne me reste que la vie éternelle
que vous me souhaités, mais mon curé me dit que votre passeport ne vaut pas le
diable.
la bonne femme qui se persécute elle mème en voulant me persécuter, mais que
le trouble réjouit comme ces oiseaux qui aiment la tempète, m'a attaqué tout a
l'heure de deux manieres, l'une au chatelet cest a dire au 1er juge, ou limprimeur
de ses mémoires m'attaque pour que j'aye a luy en payer les frais de limpression,
l'autre au parlement ou elle me demande main levée des saisies faites en mon nom
sur sa terre prétendue parafernale; je vous ay mis au fait de toutes ces choses dans
le temps et heureusement vous l'aurés oublié. ces 2 demandes sont également folles
mais elle coincident, car ce fut en vertu d'une mienne premiere saisie que son procureur
m'arracha il y a 2 ans une provision de 3258 lb il représenta que j'avois saisy
tout ce que sa créanciere avoit de libre. a la vérité ce fut par un tour de jarnac que
cela fut jugé ainsy dans l'oreille du 1er pdnt touts mes conseils rioient de cette demande
on me dit que j'etois égorgé et pourtant il fallut payer. l'autre demande portée au
parlement n'a pas le sens commun, ny par la forme qui devoit passer dabord par le
1er juge, ny par le fonds de la part d'une femme confirmée par arrest en puissance
de mary; toutefois le temps pris au moment des vacances, l'intrigue du diable qu'ils
ont, tout cela me fait craindre, mais a force de mal je n'ay plus guères de peur, j'ay
pourvu a tout de mon mieux d'icy, j'ay des gens alertes la bas, et pour le coup, je
ne bougeray.
venons a choses plus joyeuses, et reprenons les excellentes leçons rurales que vous
me donnés. si vous voyiés le mouvement qu'il y a icy, vous seriés content de l'action
comme de l'intention. cest deja beaucoup de ne rien épargner a un si excellent fonds
et de faire vivre tant de monde, et tout répond au fonds a mes travaux a l'égard
de l'ordre et de ce petit point pas plus gros que rien que vous apelés tirer au profit
<2r> je vous répète mon amy que si jamais on me rebaptise, je prendray votre part
et je vous donneray la mienne, et alors je scauray cela. venons maintenant aux ex=
cellents détails que vous me faites et sur lesquels je vous prieray de méclairer jus=
ques au bout.
je croyois connoitre par théorie toutes les grandes et petites cultures, indépendemment
des cultures privilégiées et a bras, depuis les misérables métairies, le labourage 1 mot écriture
du paturage, notre haricotage, la bonne et forte culture de la bonne brie et de la
beausse, celle de picardie et soissonnois, la plus forte de france et paÿs adjacents,
celle de flandre plus forte encor et enfin celle du paÿs de caux ou le laboureur se lève
si matin qu'il n'a jamais un pouce de terre qui ne raporte touts les ans; mais je n'av=
ois jamais ouy parler de votre forme de labour, et tout chez vous est demontré par lex=
périence. dans lexcellent récit que vous m'en faite vous oubliés des choses escentielles; il
en est d'autres ou mes questions doivent m'attirer éclaircissement.
1° comme vous je ne fais labourer qu'autant que je puis fumer et je fume bien, car je
mets dix tombereaux de fumier par arpent de fortes terres, tombereaux a deux ou
3 chevaux et les autres icy n'en mettent que 4 aux bonnes terres, et presque point aux
terres de cailloux qu'ils disent que les fumiers brulent et ou j'en mets six.
2° comme le paÿs est bossu et a partout écoulement, que les terres pâtent et durcissent
promptement, ce qui oblige a marner, je fais obmettre les sillons et labourer a plat, ayant
seulement une grande rigole ou trait de charue découlement, cela est il bien?
3° en me récitant votre singulière et excellente culture, vous ne me dites point a quelle
façon vous mettés les fumiers, si cest aux avoines, si c'est aux grands bleds.
4° je vois que vos treffles sont semés sur vos bleds, puisqu'on défriche tout de
suitte après vos avoines, mais ces trèfles les semés vous a la première petite
pluye après vos semailles de 7bre ou attendés vous a les semer en mars sur
la fanne après l'avoir faite déchirer par la herse?
5° en me disant que vos brassiers rendent après le sillon la terre meuble comme dans
un jardin, cest me dire que votre terre est de qualité douce et friable; je scay que la bonne
culture leur donne beaucoup cette qualité lâ, mais enfin on ne defrait pas la nature si elles
sont argileuses et pâteuses, et puis les cailloux ne cèdent pas. notre amie n'a pas pu me
dire quelle étoit la qualité de vos terres.
6° vous ne me dites pas si vous faites vos avoines comme vos bleds, sur un seul labour
avec vos brassiers a la suitte.
7° sur vos bleds mème, il faut bien une légère façon pour couvrir la semence, faites vous
brasser encore après, ou seulement couvrir a la herse, comme on couvre les avoines.
8° j'ay icy de fort bonnes terres, mais j'en ay aussy, et dans mon petit tot un grand nom=
bre qui sont toutes cailloux; les gens du paÿs ny veulent semer que du sègle, grain que
je n'aime point, mais je les laisse faire: la difficulté est que mon plan dans ma petite ex=
ploitation est de leur montrer que les terres peuvent raporter touts les ans au moyen
des prairies artificielles ou en bien fumant, pourvu qu'on en ait la force: le tout afin qu'ils
s'en souviennent et pour leur avoir fait ce bien lâ. or dans ces terres a cailloux qui pren=
nent mal le fumier, les avoines ny viendroient pas, encor moins les vesces et légumes; je
vous demande si vous scavés quelles prairie artificielle y prendroit; sauf a faucher de
haut. ce charlatan de despommiers a pourtant dans le fait venir a deux lieues d'icy du
sain foin dans des terres caillouteuses et c'est de lâ qu'il a tiré ses arguments ou il a atrapé
tant de monde. j'en feray l'essay sur un arpent, dites m'en votre avis.
pardon mon amy mais je veux bien faire, autant qu'a moy possible sera. je suis fort aise que
<2v> ayiés trouvé montpézat moins fol; la derniere fois que je le vis, ce fut il y a 28 mois chez mon
conseil; il me demanda ou etoit Me de M. je répondis au couvent, ensuitte ou étoit ma
fille que j'avois mariée en provence, au couvent, enfin ou étoit mon fils, en chateau il re=
prit avec son air éraillé dedans et dehors, vous enfermés donc tout le monde; ouy Mr
et si vous eussiés été mon fils il y a longtemps que vous le seriés. il tourna sur le talon
et mon conseil, homme néanmoins aussy trenchant de sa nature que je le suis peu, en
demeura tout ebahy.
adieu mon bon cher et digne amy, je baise la main aux dignes tantes de la belle et chère
marianne, elle auroit trop de peur de me voir après avoir vu mon portrait. cepandant si
je cessois d'etre garotté a mes affaires, j'irois passer les monts pour avoir la satisfaction de
la voir. adieu je vous embrasse tendrement
Mirabeau
adressés vos lettres a nemours
a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier