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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 06 août 1779
du bignon le 6e aoust 1779
je réponds mon cher amy a votre lettre du 21e juillet et je ne puis
tarder davantage. on dit que la viellesse concentre ses affections et devient
personelle; cest sans doute la caducité qu'on a voulu dire, et mème je pense
que dans un bon coeur a cet age mème le désapropriment d'autruy ne vient
que de la pensée qu'on ne peut plus luy ètre bon a rien. quoy qu'il en soit
je ne serois pas vieux a ce compte, car je m'attache chaque jour davantage
a mes vrais amis. véritablement il y a des devoirs envers d'autres, mais
il ny a du plaisir qu'avec ceux la.
mon amitié eut a votre sujet l'autre jour une atrape. il m'arriva un
beau petit port de lettre de 30s que je ne regrettay pas, attendu que la sus=
cription etoit de mon amy. point du tout le dedans étoit du signor aug=
ustini carli Rubbi avec une du grand daniel pour st pierre. je fus
un peu penaut, et je vis que vous m'aviés attiré cela en disant au dit
sgor carlo Rubbi, ce que je vous avois mandé sur les commissions qu'il
m'avoit données. il tache de se mettre a ma portée au dans sa lettre descendant des
étoiles ou remontant des infiniment petits a la sphère materielle du
courant, et toutefois il le fait de maniere a me faire regretter sa peine
et je ne scay que luy répondre, d'autant qu'ayant tant et prou d'affaires, je
ne veux plus de ces commerces lâ, et ses quatre pages m'ont d'autant plus
peiné, que je ne puis soufrir l'orthographe de voltaire, cest un tic chez moy
qui me fait refermer le livre le plus curieux; heureusement on n'en fait guères,
de bons, avec cette tâche lâ: encore y en a til ou les ocassions de ce genre
de nonconformisme sont rares, et ne my prète en prévoyant les verbes
et sautant la ligne fort lestement; mais je souhaitais, je cherchais,
j'attendais, je voulais sont a chaque ligne; au diable la lettre et le lettru.
ouy mon amy je n'ay retiré de touts les coups d'épée dans leau, de cette
dernière échaufourée, que d'avoir quelques témoins notables de plus, de l'extra=
vagance de cette femme, et de ma bonne volonté. toutefois je scais fort bien
que touts honnètes parisiens affairans quelconques, ne pouvant en cecy ètre
impartiaux en leur propre conscience, ne scauroient non plus l'ètre en leur
<1v> propre volonté. les circonstances ne peuvent manquer d'aigrir toujours
la playe. tout ce beau monde ne vit que du monopole administratif venu
leurs cousins, cousines, adhoerants et adhoerentes. or chaque jour les traces
qu'a laissées loéconomisme dans les tètes se ravivent: reclamation publique
contre la nouvelle caisse de poissy, contre pareil monopole nouvellement étably
sur les halles et farines; institution d'assemblées municipo-rurales, on vient
d'en créer encore en une a montauban, et les parisiens de dire tout ce qu'on fait
est dans les chiens de livres de cet homme lâ; et ceux qui le disent ne sont pas les
dangereux, mais l'administration aincy cela s'apele, et leurs suppots poli=
tiques, voudroient pouvoir mettre la cangue au col de ce Monsieur afin quil
ne put se remuer, et ma vie retirée et éloignée de tout ne leur otant point
cette malveuillance je n'y puis mais soyés donc certain que les intrigues
les plus sottes et décousues, me démontrent malgré moy qu'ils pensent qu'il
est bon et opportun que je traine une chaine qui m'acroche a tout buisson
cette bonne volonté lâ seroit bien peu de chose, si la chaine ny étoit pas
et ce n'est point eux qui l'ont mise: dieu sait que cest a moy a mesurer mes
propres forces, celles d'etat et d'acquit et de position et a ne conter guères que
sur cela.
quand a celuy que vous desireriés qui me fut allégement, cest assurément
tout le contraire; il m'a plus affaissé que touts les autres, et porté un coup très
rude cette année. je l'ay actuellement comme arrière faix pourrissant sur la
face; dieu est surtout, et tout, soit en bien soit en mal a son terme et n'est
qu'épreuve passagère; aparemment il me falloit encor celle lâ, et ce sera la
derniere sans doute.
le cheer de scepeaux que vous avés vu chez moy jadis et qui m'est venu voir
icy maintenant, a été un peu étoné de toute celle la besogne qu'il voit icy, et des travaux
de tout genre, excavations, comblements, chaussées, aqueducs, plantations
amas de terres et de terreaux. il me disoit qu'il avoit persuadé a beaucoup
de ses voisins d'emprunter plutost que d'obmettre des améliorations, qu'il les
avoit touts ruinés de la sorte et qu'ils l'en avoient remercié; je m'attendois
qu'il m'indiqueroit bien des choses, mais il a dit qu'il n'avoit rien a dire et
qu'il étoit effrayé et content en effet si vous revoyiés cecy mon cher amy
quoyque touts y soit encore en ébauche, et que vous conservassiés une idée
nette de ce que vous l'avés vu ètre, vous seriés étoné des changements; indé=
pendemment des batiments ruraux de la bassecourt qui étoient indispensables
et qui sont et seront nécessairement considérables, par1 mot écritureant, comme je
<2r> fais partout, conservé et suivy le plan ancien, j'ay eu tout a faire puisquil
ny avoit rien, et n'ay pas été le maitre de me retourner et de faire rien
servira deux fins, quand je l'aurois scu imaginer et diriger; indépendem=
ment de cela dis je, il y a eu depuis l'année passée seulement cinq beaux ponts
faits, tant pour chaussées que pour aporter des eaux et graisses batardes dans
la prairie, en luy donnant des débouchés, et pour aqueducs; mais ce nest rien
auprès des remuements de terre avec voitures, camiaux, qui sont de petits
tombereaux a 3 hommes et brouettes &c. deux ou 3 ans encor et mon plan
sera tout fait et tracé sur la totalité de la prairie, il ne restera plus qu'a
perfectioner sur cette partie très vaste et que jauray toute créée.
la graine de trèfle dont je sème beaucoup chaque année, me coute icy 15s, encor
faut il l'aller prendre a 3 lieues; je l'auray en flandre a 8s. rendu a paris
mon gendre a son voyage de maubeuge en a acheté; mais je suivray la
méthode que vous me donnés pour avoir de la mienne et je l'avois vue dans
les livres; mais ce ne peut ètre que l'année prochaine, l'hyver dernier ayant
gelé touts mes trèfles anciens, et moy n'en ayant que de nouveaux.
mon dit gendre a ce propos acheta 4 enormes flamands de cinq
pieds deux pouces, ce sont des éléphants, et charrete telle qu'on les
a autour de paris pour les fourages, et charrues, herse &c et a ramené
un chartier du paÿs et le labour a chevaux fait ouvrir de grands yeux a
ses voisins, sur la celerité profondeur et beauté du labour et facilité des
voitures; cest une colonie portée un peu loin mais qui reussira.
vous rendrés la charmante marianne aussy heureuse qu'aimable en luy don=
nant le gout toujours vivant et renaissant du ménage et de l'agence et supérin=
tendance champètre, qui entraine, engraine et amène tout autre soin; or comme
il ny a pas d'aparence que tu vous luy donniés quelque grave senateur dévoué
a ne point perdre de vue la balotte et le scrutin et l'intrigue bernoise, son
aprentissage sera celuy de son bonheur journalier et de touts les ages. avoir
toujours l'ame occupée et interessée, est au fonds le seul etat de bonheur possible
icy bas, réel et non imaginaire, et vous le préparés de bonne heure a ce
cher enfant.
adieu mon cher amy, j'ay passagèrement icy notre amie votre compatriote
qui va chez la vicomtesse, maintenant veuve, aux pressoirs que vous con=
noissés. le cher de scepeaux me lâ amenée: touts deux veulent que je vous
fasse mention d'eux, chacun selon sa notice; ne m'oubliés pas auprès de
Mes vos soeurs, et de Mes vos filles, et je prie Melle marianne de vouloir bien
faire mes compliments au lac qu'elle va dit on visiter assés souvent en ce
temps cy. il n'est beau que depuis peu de jours; jusques lâ les moissons
avoient été malmenées, rouillées, germées &c. adieu cher amy je vous embrasse
tendrement
Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier