Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 30 mai 1779-07 juin 1779

de paris le 30 may 1779

toutes nos dissemblances mon cher amy sont de tempéremment et de
facultés et pas une de caractère et d'organes; ce que je vous dis lâ deduit
sur le papier ressembleroit a de la métaphisique,

le 7 juin

ce n'est que d'aujourd'huy mon cher amy que je puis reprendre ma lettre
commencée, tant les lettres et billets pressés employent bien mon temps. je
vous reviens mème avec une sorte de hate qui tiendra de mon déplacement
actuel.

je crois vous avoir dit que j'avois repris chez moy mon fils cadet; cest
une sorte de tète aussy folle et peutètre plus incompréhensible que toutes
les autres, quoy qu'il soit moins dangereux. homme sans frein pour touts ses
apétits quelconques, vray valet de comédie ne pensant jamais a la veille
ny au lendemain, dérangé comme touts les tambours de l'infanterie, qui
se defesoit d'un million comme d'un écu, et toutes les belles habitudes et
qualites qui résultent de celle lâ, gros comme un muid, bon diable, de la
mémoire, de lesprit et rien. cet homme qui ne scauroit vivre que chez moy
semble etre deputé de la providence pour m'achever, car l'activité de ces gens
lâ est chargeante, et quoyqu'il soit gaillard de sa nature, vous sentés que
sa présence, sa propencion aux privautés basses et le sentiment qu'un homme
d'honneur peut avoir pour tout homme de 25 ans menteur intrépide et
qui va empruntaillant 6 lb a l'un, 12 lb a l'autre et tout ce qu'il rencontre,
doit luy oter le peu de propension qui luy reste a la gayeté, surtout cet
homme étant son fils. mais c'est surtout a paris que cet homme me pesoit.

enfin je l'ay fait partir hyer pour le bignon avec garçon et ma
maison, demeurant icy en garçon. je ne tarderay pas a les rejoindre
cette vie ne me convenant aucunement, mais j'ay été obligé de demeurer
quelques jours encore, ayant sur le tapis une affaire importante qui
me talonne et pour laquelle on me fesoit revenir; il faut que je fournisse
au jour le jour des renseignements; si cecy traine je m'en iray au plutost
mais s'il marche, mon séjour icy pourroit se prolonger.

vous ne scavés mon cher amy en fait doeconomie rurale que saisir ce quil
<1v> y a de plus simple, et tirer sans cesse au profit; c'est peu de chose peutètre
mais cependant c'est tout. quand au 1er point je pense et j'agirois tout
comme vous, sauf le detail des soins auxquels je suis totalement impropre
d'ou suit que providence a bien fait de me faire proprietaire, car pour avan=
ces foncieres je n'épargne rien, suis d'assés bonne volonté et trop, et ne m'y
entends assés, non a en diriger les détails, mais a en imaginer la forme
et ordonner lexécution et y tenir avec constance; mais quand a ce qui est
de l'article de tirer au profit et de tirer juste, cest l'objet de touts dans le monde
et cest la difficulté d'y parvenir par son talent naturel, qui fait tant de
voleurs, d'escrocs, de flateurs et d'hypocrites, et qui jette le restant des humains
dans la paresse et la dépradation. pour ne point sortir de la scène rurale
c'est l'objet de tout laboureur, fermier, et entrepreneur de culture, et cependant
si peu y parviennent que c'est pitié. j'ay employé plusieurs habiles, acharnés
et renommés agriculteurs, j'ay eu des hommes rares en ce genre, mais en se
ruinant ils m'auroient ruiné avec eux. il est certain que la terre est
un goufre qui avaleroit touts les trésors de golconde dans un seul petit
circuit, toujours fidèle néanmoins a rendre avec excédent selon la loy de
nature; mais notre vie est trop courte et trop découpée par les arrangements
sociaux pour que nous puissions jouir de ses restitutions. il arrive de lâ
mon cher amy que presque touts les oéconomes le sont par épargne et
que rien n'est si rare que celuy qui scait et qui a reçu de la nature le don
de tirer au profit et d'y atteindre par l'esprit de calcul et de présence aux
divers raports du commerce rural.

croyés donc mon très cher amy, que ne fussiés vous pas un très intègre
magistrat, un sénateur très éclairé sur les intérèts de la patrie et très
avisé sur les replis de l'intrigue municipale, un homme d'état très calme
et très attentif, un citoyen distingué par toutes les qualités sociales dont
vous scavés masquer touts les devoirs en plaisirs, l'ame de la milice natio=
nale dont il est adoré, le noeud modeste et facile d'un canton noble subjugué
avec un canton bourgeois subjug dominant, l'homme enfin qui semblable
a la considération n'avertit point, mais trouve et maintient le bonheur
partout ou il arrive; croyés dis je que quand vous n'auriés pas le don de
tout cela joint a une sage et profonde ou du moins toujours vivante
philosophie d'usage, vous seriés encor très bien partagé par la providence
et par la nature son agent fidèle en ayant reçu d'elle le don plénier de
scavoir tirer au profit et de tirer droit et juste. quand a moy mon cher
et bon amy, je naquis soux la planette de l'astrologue dans de la lune qui fable
qui regardoit dans la lune, et vous scavés qu'on ne peut échaper a son
etoile.

sans revenir sur tout ce que vous scavés de moy qui vous justifiera cette
proposition, il suffit seulement de l'apliquer a notre question actuelle. apré=
sent
donc que j'ay quelques arpents de terre a ma main, je suis mes principes
<2r> j'ay un jardin et voyant que le jardinier niveleur autour des arbres et des
couches luy l2-3 mots dommager délabré malgré 80 journées a luy données dans
la saison, sans conter les matinées des feneuses dans le temps, avant que la
rosée soit passée et autres secours de femmes, j'en ay pris un second et je luy
donne un fumier immense et les courtillieres luy coupent toutes ses plantes
et nous verrons, et mais du calcul comme dans loeil, jay une vigne, mon
amy m'a dit qu'il la falloit couper de sentiers, ils sont faits, et un tout autour,
qu'il falloit des echalats, j'en mis pour 25 louis la 1ere années, et comme le
terrein est de ga cailloux il en faut deux d'entretien touts les ans; il faut ter=
rauder, jy ay aporté des terres au plateau sans fin, et des hommes l'hyver
l'apportent a la hotte, et des enfants l'épierrent, et depuis ce temps il ny a pas
eu une seule récolte de vin; en le faisant bien il seroit bon, j mais je ny en=
tends rien, et touts soins me rendent gauche et inquiet et interdit; on ne fait bien
que ce qu'on scait, et on n'aime a faire que ce qu'on fait bien; j'ay un vigneron
a l'année, je l'ay toute mise par rang et ce qu'on apèle en perchées; cela fait
bien au coup doeil, mais va t'en calculer. j'ay des terres, on ny met dans le paÿs
que 4 petits tombereaux de fumier par arpent; moy qui scais que la terre
porte tout, j'ordonnay d'en mettre dix forts; compère jean de crier que je n'en
aurois pas pour la moitié de mes terres: il avoit raison et il fallut se borner
a six; mais moy tout de suitte j'ordonnay d'acheter des vaches et continuay
d'acheter toutes les pailles du curé voisin, qu'on croyoit que je n'achetois les
deux 1eres années que pour bien enfourager mes terres, et du saillant qui crie que
mettre, en sus des miennes, pour 600 lb de paille par an sur mes terres est folie, cal=
cule sans doute, mais moy je ne calcule pas, et je scay qu'au bout de l'année je n'en
auray pas un brin et que mes terres ne s'en plaindront pas; et mon amy le
tireur au profit qui s'etonne que je ne songe aux fourages que pour fumier ne
songe pas a la trinité rustique, fourage, fumier, culture qui reunis ensemble
font moisson. et moy j'ay mis mes terres en deux solles, une année grains une
année jachères qu'on apèle repos. mais sur ces repos jen prends une douzaine
d'arpents au moins en orge et trèfles q arpents qui avoient raporté l'année
précédente, et comme il faut double avoine au bidet en journée ou a l'étalon en
pratique voila double fumier, et petit a petit, ou gros a gros si j'en avois la
force, je voudrois que toute mes terres fassent jardin et voila la marche de
mon esprit et dans cette allure, capitaine tire au profit perd ses lunettes ou les
casse de dépit.

un proverbe de mon paÿs dit que plus on a de poules, plus on a de poulz et moins
doeufs, par conséquent plus on a de vaches moins on a de lait. quand j'auray
du trèfle en verd, j'en auray néanmoins et en mème temps plus de fumiers
l'hiver m'a joué le tour de me geler touts les miens, celuy lâ n'etoit dans mes
capitulaires. vous me demandés comme on trouve son conte a nourrir le bé=
tail de grains fourages semés, 1° le trefle vient de meilleure heure et hate ainsy le temps
du verd, 2° il doit naturellement avoir 3 récoltes et nous n'en avons qu'une
de foin et tout au plus de foibles regains, 3° il est plus apétissant, 4° il est
plus laiteux et relache les bètes pour le fumier. 5° quand bravement on vient vous
offrir 60 lb d'un arpent de terre parcequ'il est en foin, on a regret a le couper
pour le jetter devant les vaches, au lieu qu'un arpent de terre labourable ne vaut
<2v> cela qu'a la récolte et tout au plus, et après toutes les façons fumiers et semailles
vous me dirés que ces 3 choses coutent pour les prairies artificielles, 1° moins
de façons 2° il y a 3 coupes, 3° elles doivent durer au moins 3 ans. a toutes
ces belles raisons vous ne me feriés pas l'ordonnateur de vos cultures, et jean
non plus je vous assure, aussy a til de l'argent et je n'en ay point.

mais ce qu'il est plus aisé de m'aprendre et dont je proffiteray certainement
si je le puis, cest votre maniere de ranger les fumiers, de les préparer arroser
et inviter a la fermentation, le temps la saison, le lieu, lexposition; je n'oublie
aucune des choses que vous me dites et jen fais toujours mon profit a ma
manière ou peu ou prou. quelque malhabile que je sois je mérite par ma bonne
volonté du moins de prospérer en cette chose, et il y a plaisir quand au moyen
du temps et des dépenses, les choses vous reussissent en quelque sorte au moins.
la providence ma refusé cette satisfaction au moral, et quoyque ma constance
qui tient je crois a des motifs supérieurs, ne se rebute pas, il m'est impossible
en chateau en espagne mème de percevoir ou d'imaginer en ce genre, quelque
clairière au succès, il ne faut pas qu'il en soit de mème au phisique

il me tarde d'etre a la capagne ou je seray seul et qui pis est avec un com=
pagnon bien pesant et bien pénible a touts égards; il me tarde dis je, non pour
ces jouissances lâ, mais afin de trouver quelques moments de relache pour ache=
ver mes besognes oéconomiques, il en est plus que temps. ce n'est pas que mes
affaires puissent entre les courriers me laisser des intervalles bien grands
mais enfin j'en ay quelques uns, au lieu qu'icy je ne fais absolument autre
chose, et pourtant il faut finir cette besogne et j'en suis assés près.

adieu mon très cher amy, mille tendres Respects a Mes vos soeurs et a vos
chères filles. notre digne amie dont la santé est très bonne, quoyque
toujours sujette a ses sueurs favorables, vous dit mille choses tendres
et moy je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 30 mai 1779-07 juin 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/613/, version du 23.04.2018.
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