Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 29 avril 1779

de paris le 29e avril 1779

ou le calcul domine sans assujettir, cest le bon sens: ou l'imagination
domine sans assujettir, cest l'inquietude. nature vous rangea en naissant
dans la 1ere de ces deux classes et moy dans la seconde: de lâ mon cher amy
vos talents vos jouissances votre bonheur; de lâ mes travaux, mes par dela
ma gaucherie et mon courage. tout cela s'expliqueroit, et feroit un volume
a s'écrire; un bon coeur une ame droite et la simpathie des bonnes gens,
toujours gais parcequ'ils n'ont point d'arriere boutique, comme disoit l'ancien
proverbe, nous a unis de la plus sincère amitié et la plus constante et éprouvée
mais s'il falloit pour s'aimer se ressembler il y a longtemps que le monde
seroit finy, ou du moins l'humanité disparue. vous avés été peutètre plus
malheureux que moy par le coeur qui est la partie vrayment sensible, et a
l'égard des événements vous en auriés peut ètre esquivé la plus grande partie,
car vous ètes adroit quand il faut l'etre, et nous autres mon frère et moy, nous
passons a juste titre pour les prototipes des maladroits. mon bon amy j'au=
rois très certainement a faire toute autre chose de mon temps que l'usage
que j'en fais; je serois naturellement a l'àge ou mon attrait pour lindépendance
des opinions serviles ne seroit plus singularité; j'aurois mérité quelque reconoissance
d'une famille qui me persécute; ce sont lâ des mécomptes, mais la vie n'est que
cela. avoir donné le jour a des monstres de folie et de turbulence, et devenir
après trente ans de sagesse et d'exercice plus que forcé du métier de couvre feu
domestique, le scandale de toute l'europe et de son siècle est un terme laborieux
du passage de la vie, cela est vray, mais en général l'homme suporte tout hors
le bien ètre
, souvenés vous en.

je vois d'icy Madame de chandieu maintenant; la sensibilité concentrée et
rentrée pour ainsy dire et qui n'a pas eu son plein et entier exercice, ce
qui est le cas de presque toutes les ames extremement sensibles, se rejette
sur l'amour des devoirs et prémature le désabusement le pire des déchets
qui puisse nous aporter la viellesse. je gagerois que sans le scavoir mon
cher amy votre digne fille vous trouve trop frivole pour elle, et ce ne
sera qu'a l'age ou finalement elle s'avisera que tout est vanité, mème
la vertu trop raisonnée, et qu'elle dira comme salomon que tout est vanité
si ce n'est de vivre joyeux et de faire le bien en son passage qu'elle s'aperce=
vra que vous aviés dans le tempéremment et la réflexion la vraye sagesse,
qui est la charité bien ordonnée qui bien commence et bien finit. je renonce
<1v> a mon plan de diversion pour elle, Me de pailly qui est comme enchantée
du ton et des qualites de cette aimable dame, me l'avoit peinte de maniere a
croire que nature pouvoit la retrouver encor, dans le genre du moins de ses
plus nobles chefs doeuvres; mais j'y renonce et si j'avois l'honneur de
la voir, tout en adoptant et révérant ses principes, je chercherois a luy
persuader une vérité, cest que nulle créature humaine ne peut se suffire
a elle mème, cest un décret de la nature et de son autheur.

c'est bien me parler bignon quand vous me parlés bursinel avec tant de
détail et de bonté; quoyque je n'en atrape que ce que je puis, qui est bien
peu de chose, il ny a de vrayes leçons que les exemples: mais par tout ce que
j'entends dire a ceux qui ont vu bursinel vous ètes peutètre loéconome le plus
entendu de l'europe, tandis que je n'entends rien a rien, cest le canard qui veut
faire voler la tortue. soit qu'un fonds de paresse et de timidité dans l'ame
qui fait que, sauf dans le militaire, je n'ay jamais scu ny pu donner un ordre
précis de vive voix, m'ait rendu incapable de touts les détails, soit que l'impa=
tience naturelle et toujours militante dont la providence m'obligea m'en ait
écarté, je n'ay a cet égard absolument a cet égard que la volonté, qui vrayment
est sans relache et sans bornes, ainsy que l'amour de l'ordre. en conséquence, j'ay
presque toute ma vie ordonné partout les plus grands travaux: j'en jouirois
finalement si la vie de l'homme n'etoit pas trop bornée pour semer et recoeuillir
et que dieu ne nous eut pas borné au quotidien. j'ay observé une chose, cest d'etre
partout conservateur et restaurateur, n'ayant jamais rien changé aux plans des
autres, mais seulement rétabli et achevé: c'est ainsy que j'en ay usé dans tout ce qui
m'a passé par les mains, et il m'y en a passé beaucoup. cest ma religion terrestre
en mon passage.

pour revenir au bignon s'il étoit possible que vous eussiés conservé une idée
de détail de l'état ou vous l'avés vu il y a tantost 5 ans, vous seriés étonné
pourtant du coup doeil des travaux fonciers, non seulement en constructions
et batiments puisque l'année passée seulement j'ay fait 4 ponts en belle pierre
outre une vacherie de 42 pieds de long, mais en remuements de terres, quoyque
vous sachiés qu'il ne paroit guères a ces sortes de choses. il suffit de scavoir
que depuis les vendanges jusques aux foins, mon attelier de journaliers reçoit
tout ce qui se présente, cest un nouveau voeu que j'ay fait, ce qui fait touj=
ours au moins une vintaine de brassiers, sans conter des auvergnacs qui ont
des prix faits et dont j'ay toute l'année 4 a la jourée, et d'autres prix faits
comme tireurs de marne, faiseurs de trous pour les plantations &c. si l'intel=
ligence de mon amy, mettoit en oeuvre ces moyens, il y paroitroit sans doute
d'autant que cela est indépendant de deux jardiniers, un vigneron, a l'année,
deux charretiers ayant chacun 3 chevaux de labour et voitures, trois cham=
brieres de bassecourt en contant la petite vachère, un calvernier, et l'amy jean
a la tete du tout. et un pradier qui est le meilleur.

j'avois de réserve comme vous scavés, indépendemment de mes bois, le jardin
la vigne, la thuillerie, ce morceau de pré entouré de canaux qui devoit en élégance
<2r> ètre le parterre, et le pré a gauche qu'on apèle le pré de lécurie. j'ay repris mo=
yennant 600 lb la ferme de la bassecourt, comprenant plus de 9° arpents de
terre et deux arpents de pré, ce qui m'a donné les entours du parterre, de maniere
que j'ay tout le pré jusques a la chaussée du moulin. comme depuis cette chaussée
jusques au bout de la terre jay a grand frais comblé toutes les fausses rivieres
coupé pour cela jusques a six pieds de terre en des lieux qui étoient trop élevés
et qui sont devenus prez, et que pour cela le fermier vray laboureur cest a dire
ne tenant oure des prairies, tout en profitant de plus de 3 arpents d'augment
que luy laissent les eaux rejettées dans les deux fosses latérales, ne daigne seulement
pas entretenir mes comblements, je n'ay pas voulu faire ainsy sans profit pour
la partie d'au dessus, ou mitoyenne, ou il y avoit encor plus a faire: je luy ay
retiré cette portion qui n'etoit que fosses chemins et cailloux et friches a genièvre
embrassées dans mon fossé de ceinture, le tout avec quelques arpents de prairie fortuite
au travers. je luy ay retiré cette partie moyennant 500 lb: j'ay rejetté les chemins sur
une belle chaussée faite avec deux ponts en pierre, des débris d'une ancienne chaussée
d'etang: j'ay relevé de neuf pieds une grosse et belle fontaine qui a bien voulu obeir, non sans
resistance, l'ay jettée sur la prairie et comblé les anciens gouffres et sinuosités que l'abandon
le depaitre et le grandes eaux avoient rendues enormes; lâ sont entrés toutes les parties,
hautes a genièvre &c puis elargissant le chemin d'au dehors qui ne m'a donné
que cailloux et mitrailles enchassées dans la plus forte glaise, jay aplani touts
ces patrouillards ainsy les nomme t'on, et puis fait voiturer de la bonne terre
pour couvrir le tout: heureusement nos eaux sont si excellentes que deux pouces
de terre sur les cailloux suffisent pour faire du pré fort bon: que du pont apèle
nos prés pavés; ainsy sont les siens qu'il loue pourtant 60 et 80 lb l'arpent. cet hyver
j'ay fait une autre chaussée; celle lâ n'a été que rétablir l'ancienne chaussée l'etang au
bas de cette grande pièce qui a maintenant 29 arpents, près du petit moulin, avec un
pont; celuy lâ n'est que pour laisser passer la fontaine et les grandes eaux, et pour
faire passer dessus une rigole d'arrosage; mais le tout ou du moins ses entours ne
seront finis que la saison prochaine; celuy lâ est un prefait donné aux auvergnacs
moyennant 312 lb et maintenant j'auray 55 arpents de pré de réserve.

vous me dirés que voila bien du haria et surtout des chevaux pour si peu de terre
mais mes voitures soit pour materiaux en travaux sont étrangères au labourage et
cela coute fort cher dans le paÿs; mais j'ay surtout un pradier limousin qui entend
l'irrigation d'une manière merveilleuse et qui fait un jeu d'orgue des prairies
qu'il entreprend. cest bien celuy lâ qui donneroit dégout d'envoyer les bètes au pré.
j'ay fait a ce sujet une grande perte cet hyver; j'avois environ 15 arpents de beaux
trèfles a leur 2e année de coupe et qui m'en devoient donner 3 coupes par an; je
contois sur cela pour le printemps de mes bestiaux, j'avois 20 vaches et un taureau
je contois en faire acheter 3 ce printemps, 8 cette automne jusques a la con=
currence de 40 a mesure que mes fourages augmenteroient; mais dans la
courte gelée qu'il a fait cet hyver dans nos climats, la terre a gelé de deux
pieds et j'ay perdu touts mes trèfles, ce qui fait un coupe queue d'autant plus
désagréable que 7 ou 8 de ces arpents etoient de mes terres enclavées dans ma
riviere de ceinture, que je ne contois plus refaire et seulement herber le fonds
et il me seroit bien désagréable d'etre obligé a couper de nouveaux mes prairies
pour remettre et façonner et fumer touts ces terreins lâ.

si entre mes 20 vaches elles me donnoient les 10 a 12 pintes de lait dont vous parlés
<2v> pour une seule cela seroit bien; mais 1° le sel vaut 16 s la livre dans ce paÿs cy et
graces a la gabelle, et on a bien de la peine a en avoir pour les hommes ou dequoy
le payer, d'ou suit que les animaux n'en tatent pas, 2° nos fourages ne valent pas les
votres, il s'en faut bien. 3° il est vray de dire que qui n'a que deux vaches en tire plus
de lait que qui en a 20: chez nous les veaux sont tout le profit et encore ne les vend
on guères en certaines saisons, et tout aussitost qu'on les élève pour les vendre on leur
donne le lait de 3 vaches a chacun.

vous voyés donc bien que ce n'est que pour le fumier qu'on a tout ce bétail, et a vray
dire, les terres en recompenseroient bien et de reste; car quand vous dites des votres
qu'elles exigent des engrais et ne sont point fertiles d'elles mèmes, il en est ainsy de
toutes: les votres au contraire sont de la meilleure qualité soit montré a vos
prairies qui donnent des 3 et 4 coupes et sont encor chargees d'arbres fruitiers
soux lesquels chez nous il ny auroit qu'une herbe aigre et legère; on attribue
cette fertilité spontanée a la qualité des eaux qui descendant du jura passent
par des terres calquaires. quoy qu'il en soit il s'en faut bien que vos terres soyent
de leur nature plus steriles que les notres; et encor elles ont l'avantage d'etre
comme en ados exposées au midy. les notres cepandant portent quoyque
presque sans fumier. 4 petits tombereaux trainés par des haridelles, sur un
arpent est tout ce que nos haricotiers leurs donnent de fumier, avec cela 3
façons légères et voila la récolte des bleds, l'année d'après sur le mème fumier
ils donnent une façon, sement l'avoine sans engrais quelconque &c la
vesce et les pois et l'orge et la herse par dessus, et voila la seconde selle, celle
des mars, et la 3e en jachère. le moyen que des terres ainsy traitées raportent
encor ont ils de beaux bleds. quand je leur demande pourquoy ils font tant
de terre avec si peu de forces ils me disent que cest pour avoir des fourages. vous
jugés bien qu'avec de telles raisons et une telle culture il est aisé de faire mieux.

je ne suis ny ne seray laboureur, mais ils disent qu'il seroit heureux que je
repassasse toutes leurs terres et qu'ils me les donneroient bien pour 2 ou 3 ans.
je fais donner 4 façons et je mets six fortes voitures de fumier par arpent
et j'en mettray dix quand je pourray: du pont luy qui fait de grands frais et
qui sera bon, donne une façon de herse sur chaque labour, mais il prend trop
de terres et n'aura pas de si tost des fumiers comme moy.

quand a ce qui est de les bien faire, cest lâ le hic, et je ny entendray rien de
longtemps ny personne chez moy; quand j'entends parler de votre ordre a
cet égard il me semble entendre un conte de fées.

je n'entends pas ce que vous faites du platre, mais en tous cas nous n'en
avons pas chez nous et je n'en suis pas faché pour la batisse

vous voyés mon cher amy que je radote agriculture plus que de raison
hélas c'est comme oéconomie politique cela me fait oublier un instant la
tourmente au milieu de laquelle je suis plus engage que jamais; ces gens
lâ ne me laisseront pas de regret a la vie; mais que faire il faut remplir
sa tache et nous ne nous faisons pas notre sort.

nous ne trouvames pas trop bon d'avoir en mème jour de vos nouvelles notre
amie et moy, cest comme une médecine que vous auriés avalé au plus vite.
adieu mon plus que très cher, mille tendres respects a vos dames et je vous embrasse

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 29 avril 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/611/, version du 20.03.2018.
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