Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 avril 1779

de paris le 3e avril 1779

pardon mon cher amy si j'ay tardé quelques jours a répondre a
votre lettre du 23, mais je suis depuis quelque temps plus balotté que
jamais par les démons qui me tracassent et par une cabale entière et en=
ragée, comme aussy, je pense, par mon étoile; car sans perdre courage
je commence a perdre confiance, et vous ne scauriés croire aprésent combien
je suis habile a trouver dans l'histoire, des personages qui malgré leurs
efforts et leurs vertus mème ont été constamment malheureux; mais lais=
sons moy et tout mon train.

ce sont des pertes et des douleurs comme celle de Me votre fille qui doivent
bien faire leçon a ceux qui ne sont que tourmentés par les méchants et contra=
riés par les mécomptes et renversements et abandons. a la vérité ces derniers
inconvénients sont continuels ne permettent aucun repos et ne vous mettent
en perspective que le délaissement; mais le desir mème du bonheur et du succés qui
fait sentir la contrariété, est une preuve que l'ame n'est pas essentiellement att=
aquée. le sentiment profond de la douleur qui tient au sentiment; est bien éloigné
de la ressource mème de la révolte, ou de la résistance du moins; il perd mème
jusques a lespoir qui dit on n'abandonne jamais les humains. a la vérité
le temps fait effet sur la douleur, et ne peut rien contre des attaques toujours
renaissantes, mais de fortes secousses altèrent la santé et l'humeur, éteignent
la joye, et l'etat ou elles laissent une creature sensible quand le vif argent de
la douleur est émoussé est un plomb qui pèse autant que l'infortune la plus
suivie. mon cher amy est ce que votre respectable fille ne seroit plus capable
d'aimer; je vous demande pardon de la question, car elle scandalisa Me de
pailly qui connoit la personne; mais il est dûr de se sentir le centre et presque
l'unique objet de l'attachement d'un coeur abondant que selon le droit de
nature on doit laisser long temps après soy; je sens que si j'avois une telle
fille et dans un tel vuide, un honnète homme qui s'attachat a elle, ne dut-il
jamais luy inspirer que de l'amitié me seroit fort cher. les ames aimantes
bonnes et légères comme la votre et la mienne sont fortes de leur propre 1 mot biffure
élasticité; on les plonge elles se relèvent, mais ces pertes d'ames dont la sensibilité
<1v> est l'élément et la pature ne scauroient arriver a l'amour de patronage
qui est le terme ou nous devons touts tendre comme pouvant seul nous faire
exister dignement et paisiblement et méritoirement dans la viellesse, que par
degrés et par la contingence de la réciprocité; sans cela elles tombent dans
la mélancholie, previennent, présuposent et prématurent et ressentent
le délaissement; ne je scay si je m'explique mon cher amy mais je m'entends
bien. vous avés soutenu Me votre excellente fille par les hauts motifs; mais
la résignation apuy d'une ame forte et tranquille chez lesquelles la sensibilité
est accessoire et équité; ne parle aux ames sensibles que sur les1 mot biffure maux person=
nels; mais sur les pertes réelles le remplacement équitable et motivé est le
seul remède. je d il est des pertes dit on qu'on ne remplace pas; ce n'est pas cela
qu'il faudroit dire, il est un age ou l'on ne remplace pas; mais cet age aussy n'est
plus celuy de la sensibilité dont je parle. en voila bien long mon cher amy sur
cet article mais il me tient a coeur comme a vous.

parlons maintenant bignonet puisque vous voulés bien me répondre a
cet égard. je pense bien comme vous et ne m'occupe que de l'irrigation exten
extension et bonification de mes prairies. a légard du paturage ce ne fut
jamais ny l'objet ny le commerce du paÿs; mais on a des vaches pour du fumier
elles n'ont pas che comme chez vous des montagnes a aller chercher en été; elles
périssent et sèchent a l'etable car le foin et la paille mème sont fort chers, 15 lb
le cent de paille 20 l. pesant est le prix dont j'en achète 3 milliers chaque année
a un curé voisin outre celle que je récolte, il est vray que j'ay jardins et légumiers
& a fumer (car je ne fais plus que terrauder ma vigne) oh desque les foins sont
coupés, en vertu de ce que tout est libre a moins dans les fonds hayés et fossoyés,
(les prix le sont chez moy) tout le monde jette ses vaches a la prairie et perd les
regains pour la plupart, car le plus grand nombre n'en auroit pas, cest alors
et ce depaitre vague dure jusques aux gelées les plus fortes. c'est ce que je n'ay plus voulu
mais comme dans le temps du verd les vaches ne veulent plus du sec et qu'il est dur de fau=
cher en verd des prairies qui se vendroient 60 lb l'arpent, j'avois pour cela semé des
trèfles qui sont plus printaniers et qui repoussent. le froit et la courte gelée ont été
si vifs cette année dans mon canton que les trèfles dont j'avois au moins 22 arpents
en bon raport ont péry par la gelée, c'est une perte pour moy, car je ne laisse pas
d'avoir 23 bètes a corne dans ma bassecourt et jy en voulois 40. au reste je plante
je fais des ponts des rigoles, des légumiers des batiments a serrer des fourrages et mon
bétail: tout cela finira quand au foncier et je n'auray plus que ma terre qui se sentira
du voeu que j'ay fait de ne jamais plus refuser d'ouvrage a aucun brassier du paÿs.

je m'occuperay de la commission du cte carli Rubbi, je luy réponds une lettre
que vous auriés vu avec plaisir, mais je n'ay pourtant pas jugé qu'elle valut la peine
de vous paqueter.

<2r> ma fille est maintenant en convalescence et a son age cela va vite. son mary va
faire une course a maubeuge, pour achever l'affaire de ses filles; a son retour ils
vont touts les deux faire un voyage dans leur limousin et il ny paroitra plus.
l'un et l'autre vous remercient bien de l'interest que vous leur marqués et ils n'en
doutent pas, et ils vous le rendent bien et m'avoient chargé de touts leurs
compliments.

notre digne amie se porte fort, bon apétit, et elle sue d'autant; mais sa tète
rongeuse s'apesantit d'autant plus sur mes tracas quen cela tout est volonté et
rien puissance, elle s'en fatigue et cela m'oblige a marcher la tète plus haute
encor, car ses intuiétudes tant raisonnées que méchaniques ne sont pas mon
moindre surpoids. au reste elle est toute vous et les votres et vous aime et
honore touts tendrement. adieu mon très cher amy, mille très tendres Respects
je vous prie a vos dames et a toute votre maison, je vous embrasse de bon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai, a
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 avril 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/610/, version du 23.04.2018.
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