Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 11 février 1779

de paris le 11e fr 17789

et moy aussy mon digne amy, j'ay été forcé a me trouver paresseux
a vous écrire, par la perte de temps qui résulte de la saison, du paÿs et
de l'age, indépendemment de ce que mes affaires ne me laissent jamais
chommer. quand les crises patentes sont passées, la société et nos amis
mème sont en droit de nous croire tranquilles parcequ'ils n'entendent
plus guères de bruit; il est juste mème que leur intérest se repose; mais
il n'est pas a croire qu'on tienne tant de cages a fols turbulents et d'une
esprit diabolique en expédients et intrigues, sans etre continuellement
alerte sur les détails. je le suis et les jours se passent ainsy; d'autre part
notre amie a eu pour rengrégement de sa paresse épistolaire, une man=
ière de goutte qui luy empètre les pouces et surtout celuy de la main droite.
elle est fille d'un homme qui en étoit perdu, et elle s'en sent tard; a cela près
sa santé est bonne, et elle m'a chargé de vous dire cela, avec mille choses
tendres.

vous voyés que sans scavoir ce que vous me dites du célèbre haller, je l'avois
deviné. une tète poétique n'est pas ce qu'il faut pour le positif et pour le
courant de la vie, a plus forte raison pour servir utilement dans les
emplois publics. a l'égard des républiques, la fermeté, la vertu et léquité
font dans les prs temps qui dordinaire sont difficiles et dans touts les temps
orageux de grands et utiles hommes; le desir naturel de l'humanité est le
repos et la jouissance; celle que nous procurent les vertus du voisin ne
sont point aperçues; nous ignorons les bienfaits de notre main droite quand
elle est dans son état naturel, et a plus forte raison. les talents; les raports
d'intérest et de prédilection, ceux des vices mème, voila ce dont nous jouissons
ou croyons, ou espérons jouir, ce qui est tout un. la république tranquille
donc ne va plus que par les jointures et qu'on soit honnète homme ou non
il faut pour y jouer et ny etre pas joué, etre maitre de son propre foible
et tranquile ou sagace observateur de celuy des autres; voila ce que n'est
point ce qu'on apèle un homme de génie, cest a dire dépositaire fidèle
et desservant obligé d'un démon de lumiere qui s'exprima par nos organes
et qui n'est point nous. la plus sure politique et la plus haute philosophie, se
<1v> se trouvent au bout des vers naturels et faciles de la fontaine, et sa cham=
brière a bon droit le voyoit bête. touts ne sont pas a ce degré, mais ce qui
leur en manque est pris sur le génie. le bon sens vaut mieux sans doute et
l'homme etant fait pour ètre un individu distinct et séparé, n'est bien
et mieux qu'en raison de l'équilibre de ses facultés et de l'harmonie inté=
rieure; mais le bon sens reste un homme de bien du milieu des affaires
publiques, quand mème sa position particuliere ly a placé; l'usage et
l'expérience en font une bonne tète de conseil, parcequ'ils se sont apliqués
sur des vues saines et libres; mais a quelques ètres près a qui le repos est
mortel par nature, et a qui il faut de la nonquietude quoyqu'a bon
escient; passé lâge de l'illusion, les affaires publiques fatiguent et ne vont
qu'a ceux que la cupidité et les chaines de l'intrigue y retiennent
comme malgré eux. quelque livrée que porte la grande routine sociale
soit monarchique ou autre, il y a toujours un coin ou plusieurs, ou se fait
l'ébullition republicaine; ailleurs, tout au plus on bavarde mais on s'occupe
au fonds, de ses affaires; or dans ce coin une bonne tète a toujours du poids
ailleurs on n'en a que faire et elle n'a rien de piquant, mais elle a toujours
affaire d'elle mème pour ne pas prendre les vessies pour des lanternes, et
pour bien cultiver son champ.

c'est ou j'eusse été de beaucoup meilleure heure qu'icy si j'avois été votre com=
patriote, car quand a ce qui est de votre place, il est impossible de la faire
mieux valoir que vous n'avés fait. toutefois étant icy cest de bonne heure
aussy que j'ay labouré non seulement en citoyen, ce qui se raporte a mes
travaux oéconomiques, mais encore en propriétaire, car j'ay toujours
mis toute mon aisance et mes fonds a bonifier mon patrimoine; mais
comme absent ou j'ordonnois aussy bien qu'un autre j'ay toujours comme
de droit eté mal obeï, et comme présent je ny entends rien du tout. dailleurs
mes différentes scituations et conditions se sont toujours tellement contre=
carrées que je n'ay jamais pu suivre et que mes affaires ont toujours telle=
ment surpassé mes moyens, que cest un miracle 1 mot biffure comme jy ay tenu.
je ris quand je songe en quel etat de délabrement vous a dû paroitre le
bignon a vous qui tenés votre bien avec tant de soin et d'entente; quoyqu'il
n'ait marché que précisément depuis cette époque j'aurois honte de vous le
montrer encor et je ne me justifierais pas sur 100 arpents de pré &c &c. le
fait est cher amy que chaque homme n'est qu'une portionculissime du grand
ordre et de ses attributs, que celuy qui a une chose n'a pas les autres; que ce
<2r> que nous pouvons avoir de bon, il faut l'étendre et le faire valoir, 2 mots tache en nous
disant que cette extension sera prise aux dépends d'autre chose; de lâ la
nécessité du bon choix, car compère l'orgueuil qui se croit universel, ou
voudroit l'ètre ou le paroitre, qui classe, qui cathégorise, qui croit aux
créatures privilégiées, et par conséquent aux frères déshérités est le plus
1 mot biffurepitoyable des écarts comme ridicule est le plus iodieux comme in=
compatible,

il a le nés fait en virgule
le front cornu
et pour comble de ridicule
la queue au cü.

je ris mon bon amy et il faut bien que je rie, car mes persécutions, ne
font que rengréger et vous jugés bien qu'on ne tient pas de telles cages a
fol sans qu'elles remuent; mes banqueroutes dont je vous ay parlé ne font
que croitre et m'otent touts moyens, et pour comble notre amie, tant forte
et lucide mais que j'apelay toujours Me malcontent tomberoit volontiers
dans les différentes inversions de son temps critique dans des manies noires
qui ont chez elle une force analogue a ses organes, une énergie
une éloquence, une force une persuasion touchante et déplorable
il faut y ètre préparé comme moy. or donc si je ne me cramponois
sur moy mème ce ne seroit rien que de se manquer a soy car on suc=
combe et tout est dit, mais je manquerois aux autres, et c'est ce
qu'il ne faut pas.

grand mercy de votre détail de faucheurs; du pont et moy, nous en aurons
de flandres cette année; il faut bien s'attendre a quelques inconvenients
et force blâme, mais nous tiendrons ferme. adieu mon très cher et digne amy
je vous embrasse et mille tendres Respects a vos dames.


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai, à
Berne
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 11 février 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/606/, version du 23.04.2018.
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