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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 02 décembre 1778
du bignon le 2 Xbre 1778
j'avois cy devant reçu mon cher et digne amy votre lettre du 3 9bre et j'ay
attendu votre réponce a ma précédente que je reçois dattée du 20. vous
me faites trop d'honneur en me parlant toujours de constance et de courage
je vous assure que tout naturellement je suis fait comme je suis fait. mon
ame je la tiens telle de ma mère qui m'a souvent dit que jamais rien ne luy
étoit arrivé de maniere et a temps en sa vie, de luy faire un grand plaisir
mais qu'aussy avec le coeur le plus essentiel le plus attaché et le plus tenace
etoit inébranlable pour les événements facheux. quand a ce qui est des récom=
penses d'une autre vie, j'ay trop réfléchy, trop et trop vainement couru après
l'ordre possible et naturel, trop vu que c'etoit une chimère dans ce monde, tout
simple et phisique qu'il seroit, pour ne pas penser que son grand autheur aura
et doit avoir quelque part sa revanche, je veux dire relativement a nous chétives
q créatures qui en avons l'intelligence et le besoin et qui ne scaurions le voir
que dans cette espérance. je penserois cela dis je, quand la sainteté et la divinité
de la morale religieuse n'auroient pas le consentement de ma foy; mais ma cons=
cience qui est notre premier juge me dit que je ny mérite rien, que je cède a mon
instinct, a mes tiqus a mes vues bornées, a mes idées vagues, a mes illusions
solitaires, moins pardonables peutètre que celle qui sont dexemple et d'imitations
je scais que dieu est grand en miséricorde que sa volonté si elle n'est ma règle
fut toujours mon exception; chaque jours il me détache plus de la mienne, par
des coups marqués et des privations décisives; ce sacrifice donc luy plait, jusques
a présent j'y soumets mon coeur et voila tout.
a légard du dernier malheur qu'il luy a plù m'envoyer je le regarde comme mon
congé absolu du pénible métier de père et chef de famille; après plus de 40 ans
de pénible service il est bien temps d'obtenir les invalides. je me trouvois nécessaire
dans la vie et pour 15 ans au moins, et cela me pesoit fort souvent; maintenant
j'ay seul affaire de moy, je ne m'en porte que mieux et en tout; cela soulage; il ne
me reste que mon nom a maintenir et quand a celuy lâ je le porte; je ne vois que
le bignon qui eut a gagner a mes longs jours, et encor vais je le plus vite que je
peux pour ne luy pas manquer au besoin, vous seriés étoné du chemin qu'il a
fait depuis vous, aussy n'ay je été fortement que depuis cette époque. voila mon très
cher l'etat de mon ame, et mon coeur n'en est pas moins tendre pour mes amis, ma
<1v> tète moins réfléchissante sur les objets extérieurs qui m'ont dès longtemps occupé
mais quand a tout ce qui fait le tourment d'esprit de ceux qui n'en ont point d'autres
affaires publiques, nouvelles, intrigues, cabales &c, je m'en soucie comme de cela. on
m'a fait assés de mal pour que je ne puisse guères craindre pis, et cest un avantage
encor que cela.
notre digne amie a toujours été incommodée de ses bouffées, chaleurs sueur
maux de tete &c depuis quelle est icy, quoyque l'apétit et le sommeil se
soyent bien conservés, et a tout prendre pour le temps critique d'une personne
aussy nervale, il ne scauroit etre plus favorable. elle devoit nous quitter
dans le mois passé, mais l'incident de ma belle fille qui nous devoit arriver
tout de suitte, l'a fait obtempérer a ma demande d'etre icy quand elle arrivera
ensuitte cela a trainé et je ne scay ce qui en arrivera. en attendant elle a par
le conseil de mon jeune médecin qui a passé l'automne avec nous, pris enfin
l'habitude des bains chaque jour qui luy dégagent la tète. elle nous quitte le 9e
ducourant quelque chose qui arrive, elle me charge de vous dire que le bain l'oc=
cupant toute la matinée, et moy vous écrivant elle attendra d'ètre a paris pour
vous donner des nouvelles. le fait est qu'elle vous aime bien vous et les votres et
sa famille et son paÿs, et surtout vous et les votres, et qu'elle a le gout bon, simple
naturel et équitable autant que le dissernement fin et délicat.
quand a mes finances mon bon amy, jamais assorty, toujours dérangé, devoré,
ruiné par ceux mème pour qui je travaillois, cest un miracle si quelque chose subsis=
te; quand a moy, jamais rien ne m'a couté que la campagne et ce n'a pas été pour
y faire des cascades ny des boulaingrine; mais cest une maitresse bien couteuse; il
a 20 ans que mon bon amy paymusète disoit par avis de parents la famille de Mes
de M devroit luy faire interdire la campagne, car il ny va jamais que pour jetter
l'argent a la pelle; autant en fais je a celles ou je ne vais pas toujours en avance
foncières: le mal est que la vie est trop courte. je conte si je puis étre icy jusques au len=
demain des rois et je m'en flatte, mais toujours y gagneray je les fètes. je ne doute pas
que vos amis de berne ne vous desirent; mais cette vie lâ est une société, et celle de paris
est ou un trémoussoir, ce qui ne convient plus a mon age, ou un desert semé de genièvres
qu'on apèle des attentions.
vous aviés bien fait de ne point intercaller les choses mème les plus intéressantes
dans les mémoires de Mr votre Respectables père; mais vous feriés mal de ne pas y joindre
en note les anecdotes certaines que vous tenés de luy et qui donnent des éclair=
cissements, celles mème que vous scavés d'ailleurs et qui servent de couture. et vous
aussy vous serés Respectable pour vos descendants et votre témoignage a l'apuy
du sien, pagera encor les faits, et authentiquera la mémoire d'un homme dont
ils se feront honneur de descendre. n'oubliés pas ce que je vous dis lâ, tandis que vous
ètes en train. nous avons pareillement eu icy pluye et innondation comme il y en a
<2r> eu dans tout le Royaume, mais dans le genre de notre canton toujours tempéré au=
près de tout autre; la pluye avoit fait magazin, elle a debondé partout d'une maniere
qui dans touts les grands paÿs a fait tort aux grandes semailles.
adieu mon très cher amy mille tendres Respects a toute votre maison; mes enfants
vous embrassent avec votre permission et la paresseuse n'est pas des dernieres; cela
luy coute moins que décrire aparemment. dites je vous prie a Melle marianne qu'il
faut que son ame soit bien nourrie et assise avant que jaye l'honneur de la voir
car du caractère noble et sérieux dont on me la dépeinte elle prendroit peutètre
pour moy une affection dangereuse; car elle aime bien son père n'est il pas vray
et bien je ne suis pas plus vieux; je ne suis pas si complaisant et elle auroit
peine a me mener au bal, mais j'ay de lesprit comme quatre sermons et du débit
presque autant; et cela est bien attrayant pour une jeune personne qui vise a
avoir du bon sens: peutètre ses sera t'il mieux d'attendre que je radote tout a fait. adieu cher
amy je vous embrasse Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier