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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 13 octobre 1778
du bignon le 13 8bre 1778
je suis plus escentiel que vous mon très cher amy parce que je ne
suis ny si galand ny aussy heureux ny aussy aimable; de trois
coeurs amis qui se sont promis et se tiendront une amitié auscy dura=
ble que leur vie, deux se sont rejoints dans l'agréable bursinel et ont
toujours attendu d'etre séparés pour donner avis a l'autre qu'ils 1 mot biffure
s'etoient rejoints et occupés de luy: aujourd'huy le solitaire et champètre
panier d'herbe nommé le bignon, vient d'en rejoindre deux encore et l'hote
qui n'est content que d'aujourd'huy a l'heure du diner, après sètre fait
raconter en detail son amy sa famille son séjour et n'avoir pas fait
grace d'une laitue et avoir mème un peu tourmenté l'amie sur son talent
pour les descriptions d'architecture, et la petite grille d'a coté qui m'em=
pèche toujours de retrouver la grande grille, et l'emplacement de la basse=
court que je voulois a gauche et qui est a droite, et cette bassecourt si bien
et qui n'est point une cour &c &c, a pourtant encor le temps de penser qu'il
est juste que l'amy sache que les amis sont rejoints; et que le pigeon voya=
geur est arrivé sans tirer l'aile et trainer le pied, et que touts les trois nous
nous aimons bien je vous assure.
sur tout cela néanmoins j'ay un scrupule très fort; l'absence est un remède
a l'amour quand l'objet en est fort aimable, parcequ'aufonds tout s'efface
avec le temps; mais quand le mérite est médiocre et 1 mot écriture quoyque l'attache=
ment très fort, cest tout le contraire, on ne voit de loin que son coeur et de près
que ses imperfections. d'ou suit que comme mon amy est bien essentiellement
aimable, et qu'il est plein de galanterie, d'agrement sociaux, de talents pour
obliger, jouir et faire jouir les autres, et que sur tout cela je suis bète comme
un chou, je perdray beaucoup a la comparoison. il a longtemps que j'ay scu
me dire que t'importe qu'on t'aime pourvu que tu aimes toy; cest aimer
qui est la vie et non pas d'ètre aimé, ouy mais il importe beaucoup que
les personnes qu'on aime soyent contentes, et c'est la vie. non seulement
1 mot biffure, au journalier mais a la longue les vrais agréments du caractère
<1v> sont les principales vertus sociales. mon amy d'aprement faisant un com=
pliment modeste a une dame galante sur certaines disproportions d'attri=
buts qui luy avoient paru de prime abord mériter quelque sorte dexcuse
elle luy répondit gayement quil disoit une bétise, attendu la réciprocité
possible de l'argument, et finit aincy, va mon amy nous l'avons comme
nous l'avons. mon cher fréderic qui est la politesse mème pourroit bien
m'en dire autant quand au caractère.
mais une chose très différente, cest que j'ay apris que vous aviés été l'un
et l'autre bien malades a peu près en mème temps et que moy pauvre diable
je n'en ay rien scu, tandis que bonnement je dis tout, et mes procès et mes
banqueroutes &c. j'aurois eté fort malheureux de le savoir alors, j'en conv=
iens, et pourtant la réticence n'est pas amicale, tandis que j'étois fidèle
comme a mon confesseur. adieu mon bon amy, je vous dis donc que notre
amie est arrivée en bonne santé et quand je luy diray que je vous écris elle vous
dira mille choses; je vous dis qu'elle vous attribue l'honneteté et la prévention
avec laquelle tout le monde 1 mot biffure lâ reçue; que nous allons bien parler de vous
et des votres, que je présente mille et mille respects a vos dames, que vous
avés bien des compliments de mes enfants et que je vous embrasse de tout
mon coeur Mirabeau
grand mercy mon très digne amy du modele de van que vous avés
eu la bonté de m'envoyer, je vais le faire exécuter tout de suitte.
A Monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier