Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Bordeaux, 11 mai 1739

de bordeaux ce 11e may 1739

je t'ay un peu retardé mon cher frèdèric, mais tu ne
scaurois croire combien mon inaction est agissante, l'aprés
midy intrigues spectacles soupers, le matin ouvrages
et commerces de toutes les especes, les jours se passent
et quoyque tu primes dans mon coeur, tu n'as que ton tour
dans mes rèponces, parce que dans ce cas tu dois me passer
davantage qu'un amy médiocre

en fait d'intrigues des que l'on est dans le train et que l'on
veut sy préter, je parle en france, lon est ou l'amant ou
l'amy de toutes les femmes et l'on scait tout, alors lon voit le dessous
des cartes cest a dire tout le sexe occupé de cela et les
femmes vertueuses disparoissent, tu ne scaurois croire
combien le jargon, de cet ètat est diffèrent de celuy que
l'on leur tient ordinairement, cest deux peuples opposès
et quel est le mistère de tout cela surtout avec les provinciales
cest de leur parler des intrigues des autres comme de
quelque chose de naturel, vous avès une telle disois je
a certaines, qui croiroit faire une grosse faute de faire
<1v> cocu son mary, elles en rient vous dites ensuitte que les
pecques attachées a ce prèjugé la sont rares, elles
conviennent de tout de peur de manquer a l'air du monde
et tout de suitte pvous pouvès leur arracher les confidences
de leurs propres affaires que les femmes de paris leur
font naturellement, il mest arrivé icy sans avoir dit
a une femme que je l'aimois de luy demander la courtoisie
elle me repondit tout naivement, mon enfant vous etes
bien joly mais vous netes icy qu'en passant et jéloigneray
un tel, je luy promis que cela ne tireroit aaucune consé=
quence que cétoit une fantaisie dun moment, je lembrassay
et cela fut de suitte, souvent en causant lcomme jay du
tempéremment, je rends aisèment la conversation vive
sous pretexte de voir sy elles sont bonnes la main se glisse
et si le doit peut arriver il fait si bien son office que je
n'en manque point, ce doit la et une posture de le faire a
genoux en les faisant glisser le long du fauteuil, jusques
a ce qu'elles arrivent, ces deux choses m'en ont valu cinq
ou six doccasion dont je ne me soucie pas mais qui aussy
n'exigent rien de moy, jay dailleurs la fille dont je tay
parlé dont le caractère mintéresse toujours d'avantage
et une petite femme de seixe ans qui m'amuse par sa
<2r> singularité, premiérement elle a une maison fort brillante
dailleurs elle m'a demandé a tout le monde, et on maya
pour ainsy dire porté, cest lesprit le plus libertin que jay
connu en ma vie, et sera bientost le corps, mais comme
je suis son premier amant elle se picque de constance
je fais ce que je puis pour la gater et la rendre au public
dont elle est le légitime appanage, et jespère que cela ne durera
pas, elle me dit quelque chose de plaisant l'autre jour a la
comèdie, jetois a l'orchestre et elle m'envoya chercher vint fois
pour venir dans sa loge, enfin touts ces jeunes gens avec qui
jetois me mirent dehors par les èpaules, je luy dis tout bas
vous serès toujours folle, elle me repondit tout haut vous
croyés que cest vous que je cours, cest ma fantaisie, et comme
elle mincommode, je ne trouve pas de meilleur moyen pour m'en
defaire que d'etre souvent avec vous, nota qu'il y avoit dans la
loge, un chaperon, et sa fille non encore mariée qui est sa
camarade, et deux hommes presque graves, voila mon
cher a quoy le temps se passe, le matin mes ouvrages, et
mes lettres, je suis dailleurs aimé et fèté de tout le monde
je te felicite de jouir sans t'attacher nulle part, cest un
point auquel je ne suis pas encore parvenu, je voudrois
qu'avant de t'enclaver dans ton etat tu pusse voir ce
paÿs cy, rien n'est si beau que cette riviere, ny le détroit
des dardanelles ny la pointe du serrail, ny les propontides
rien nest egal comparable a la beauté de ce port
adieu mon cher garçon cest bien parler femmes mais
leur connoissance est une grande partie de celles que
l'homme  doit acquèrir, elles se dégradent bien dans ce
royaume de leur principale qualité qui est la pudeur
aussy n'inspirent elles plus que des desirs passagers, adieu
frédéric assure de mes respects tout ce qui tappartient
porte toy bien et aime moy

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Bordeaux, 11 mai 1739, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/60/, version du 03.06.2013.
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