Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 18 juillet 1778

du bignon le 18 juillet 1778

vous ne scavés pas mon plus cher amy quel moment vous prenés pour
me faire une proposition badine, qui m'expose sinon a une tentation bien
vive, du moins a un attendrissement profond et durable dont je n'ay pas
besoin en surcroit. je vous aime depuis que je me connois pour ainsy dire,
et je m'en suis toujours apladudi. il y a déja des années que mon propre
frère qui me connoit bien disoit que je me bonifiois chaque jour; ce nest
pas dans l'opinion générale, mais cest dans mon coeur certainement qui cha=
que jour devient plus tendre et plus reconoissant, et mes sentiment pour vous
participent a cette double escence. peutétre ces sentiments qui se sont remués
beaucoup dans mon ame depuis que j'ay vu l'intérest suivy que vous avés pris
a mon sort, ont ils pris une sorte de redoublement depuis que le reste de mon
ame a été transplanté dans vos climats. je ne nieray pas non seulement a vous
mais a la terre entiere qu'autant que la délicatesse d'autruy me le déffendroit,
que mon ame ne soit livrée toute entiére a l'attachement a la reconoissance et
au respect a pour quelqu'un a qui je dois tout, moy les miens, 4 générations entières,
dont l'amitié, la droiture et la sagesse m'eut servy de noble guide depuis près de
25 ans, dont le coup doeil m'a servy a mieux ordonner toutes mes actions, a les
anoblir, les élever, les épurer, les lier pour ainsy dire ensemble, leur donner une
marche solide et un objet commun. cette ame excellente dégénère en quelque sorte
en bonté quand elle se met a la p notre portée selon la simplicité de son propre
coeur. je luy dois tout enfin, car il n'est pas question de ses vertus que vous démèlés
comme moy, qui les ay vues en pratique au milieu de toutes les épreuves; je luy dois
tout, et je luy rends bien en sentiments qui ne font rien pour elle, mais qui
sont tout pour moy. quand jetois heureux ou fêté je luy raportois tout: mon père
et ma mere seront bien contents
disoit un grand homme; moy petit je ne les avois
plus et je disois mon ange tutelaire sera content, quand je fus malheureux l'ange
soutenoit ma constance car je disois je ne suis pourtant pas changé. cette longue
et douce habitude devenue nécessaire a collé mon ame a cette ame divine, et a mon
age un corps sans ame ne se soutient plus. soit force ou foiblesse sur cela tout est dit
et j'aye l'ay plus vivement senti qu'on ne pourroit croire. je me suis donc dit et j'ay
dû me dire que jamais séparation éloignement volontaire ne viendroit de moy.
cest alors cest a ce sentiment décidé et prononcé que bursinel et son cher maitre et
ses dignes soeurs que j'ay toujours honorées, et ce séjour auquel je dois tant de reco=
noissance aussy, et la douceur de voir ses enfants, toutes perspectives riantes
pour mon pauvre coeur dans les temps d'angoisses, ont tiré sur ce coeur qui veut étre
bon et qui n'a pas de peine a cela. quand les contre temps multipliés m'empèchoient
et éloignoient la possibilité, je me donnois des raisons de consolation et je me disois
mais au bout du conte cela passeroit comme autre chose il faudroit se quitter mais
au moment d'y renoncer par ma volonté dexpérience et de prévoyance, mon coeur
<1v> a vrayment saignée de cette idée; je le disois a votre cousine dans mes lettres et l'avant
dernier courrier je luy demandois la permission d'aller a bursinel, sauf de n'aller
qu'un instant a lausanne pour rendre mes devoirs passagers a sa famille et très
tendres a Mr de chabot, et a revenir avant elle, et a n'avoir rien de commun que
de scavoir de ses nouvelles de plus près et a m'occuper uniquement de mon amy
et de sa famille et de son manoir. je le demandois mais comme un enfant, mais
sachant bien que quand il me seroit accordé je ne devrois pas le faire et barrer
ainsy le plan quelle se fit dans ses moments de passebut et de combinaisons
surabondantes, et qu'au fait et au prendre elle eut peut être quelque peine a rem=
plir. on se connoit d'après un si long temps quand on a tant d'interest et d'attrait
a se connoitre et qu'on en a si peu de part et d'autre a se déguiser je dis plus il est
impossible que tant de sensibilité respective et diverse, dont l'une est tenace
constante et quelquefois trop delicate pour son bonheur, l'autre avide ardente et
animée et ambitieuse ne se soyent heurtées quelquefois, le froissement est passager
et ne sert qu'a faire mieux sentir l'adherence foncière, mais la connaissance des
caractère en résulte et des défauts mème, car qui est qui n'en a pas: je scay donc
que quand elle croiroit le vouloir tout de bon, sa bonté profonde quelquefois
cellée, mais toujours profonde vivante et inaltérable, auroit fait illusion a sa judiciaire
comme elle est faite, et celle cy reprend toujours le dessus, surtout quand c'est
pour la tourmenter. elle est faite comme cela; et faites donc une autre nature
humaine pour en faire une meilleure, car je vous réponds qu'entre les enfants
d'adam et dève il ne se fit jamais rien de meilleur et de plus sain. ce seroit donc
un sacrilège a moy de luy en faire seulement la proposition tout de bon, a moy
qui n'eus jamais de sacrifice a luy faire et dont la volonté et le devoir cela seroit
de luy faire celuy de ma propre vie, s'il étoit nécessaire a chaque jour.

éloignés vous donc de moy vous qui voudriés me transporter sur les hauteurs
vrayment desirable; si de la vous me disiés je vous donneray tout ce que ce
paÿs renferme, hélas je tomberois a vos genoux bien vite éloignés vous car
il est dit vous ne tenterés point. heureusement un exiler dépaÿsé, un exilé
comme moy du paÿs de vauds est venu a mon secours, car par le mème cour=
rier qui ma aporté votre lettre j'ay apris que le bon gébelin que j'avois
desiré arrivoit.

j'avois scu le courrier précédent votre prompte et bonne et honnete visite a
lausanne, et vos cajoleries et larrangement pour aller a bursinel, oh comme
j'y suis. mais il a pris a la ditte dame une très discrète fantaisie qui m'a
bien faché. depuis que nous nous connoissons, nous n'avons jamais été séparés
sans nous écrire chaque courrier, c'est une habitude prise il y a de tout temps; elle m'a écrit
deux lettres en chemin, deux en arrivant a lausanne. le courrier passé elle me
mandoit qu'elle ne mécriroit plus qu'une fois par semaine, et qui plus est elle m'a
tenu parole et je suis comme un pauvre fondeur de cloche; pour moy je n'ay pas
manqué un seul courrier. je vous prie ou qu'elle soit de luy mander ou de luy
dire que cela est fort mal, et me fait mal aussy; je ne le luy cache pas, mais elle
vous en croira plus que moy et je le luy pardonneray difficilement car cela n'est
ny bien ny bon.

<2r> vous me trouverés mon cher amy plus heureux comme aussy plus témé=
raire que vous dans mes comparaisons. la science oéconomique sera
comme le christianisme elle éclairera tout le monde et donnera des armes
a ceux mème qui endurcis d'orgueil la voudront combattre. nos philosophi=
cailleurs d'aujourd'huy tachent d'enrichir la morale de quelques philosohes
épars que l'antiquité nous montre ça et lâ, des lumieres qu'ils ont puisées
dans le sein mème qu'ils voudroient aujourd'huy déchirer. j'annonçois il
y a 20 ans pour arriver a cette époque, la révolution totale qui arrive
aujourd'huy dans le monde et dans le monde social; je crois en effet qu'il
est fort heureux que nous l'ayions précédée. qu'importe au reste qu'on nous
en sache gré, pourvu que le bien se fasse, c'est une grande chose que le bien
fait a l'humanité; car l'homme vaut ce qu'on le fait valoir; il ne peut valoir
que par le bien ètre, et s'il ne fait le bien il fait le mal, car il faut qu'il fasse
cest le seul argument argument contre les apatiques civils, il est unique
mais il est fort.

je ne crois pas que nous ayions la guerre de cette année, ce seroit
belle malice pour mes chevaux; une bien pire, cest que nous avons une
saison dévorante, qui a tout péry les menus grains; pas un grain
d'avoine, d'orge, de pois, de haricots, de vesces lentilles &c la terre e
etoit superbe quand je suis arrivé; dans moins d'un mois tout a péry et la
vigne va etre attaquée. je voulois acheter pour 3000 lb d'avoine l'année
passée, l'argent fut court, je l'aurois regagné celle cy;

ne me parlés pas de votre versoy, il a failly casser le col a notre amie
et il fait payer les ports de lettre 32 s. pontarlier me seroit aussy bien dûr
a passer par d'autres raisons; mais de quoy est ce que je parle. adieu mon
cher amy, d'autres temps peutêtre quoyque comme vous dites nous n'en ayions
plus tant a gaspiller; ah comme je tiendrois au bignon; mais laissons
cela, le roy des souhaits est mort a lhopital. vous ne parlerés pas tant
de moy que j'auray pensé a vous, je vous en defie, et que je vous auray
parlé tout seul; mais votre congrès est dejà passé; vous mécrivés le neuf et
vous dites que la semaine commence il étoit déjà jeudy. votre cousine
avec ses réticences et sa réforme de correspondance est bien insuportable.
adieu mes tendres et profonds Respects chez vous je vous en prie en vous
embrassant de tout mon coeur.


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconay en
son chateau de Bursinel
près Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 18 juillet 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/592/, version du 06.03.2018.
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