Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 mars 1778

de paris le 3 4e mars 1778

je n'ay pas répondu plutost mon cher amy a votre lettre du 13 fevrier
non que des besognes successives et du moment qui se sont rencontrées, et qui
ont fait assembler autour de moy toutes mes lettres qui n'etoient pas daffaires
courantes, ne m'en eussent donné le temps, mais parceque j'attendois toujours
de vous pouvoir donner une nouvelle décisive, sur la partie radicale de mes
affaires. mon frère qui comme vous savés est maintenant, apelé par la
famille mème, aux trousses de la dame Rongelime depuis le commencement
de 9bre la suit avec toute sa tète, son talent pour les affaires et une activité
rare pour un homme sage. comme on ne scavoit ou cette tète vagabonde
romanesque et furieuse pouvoit tourner, il a paré a tout de touts cotés terre
mer, frontieres, emprunts sur toutes les places. sitost que malgré chicannes
et intrigues sans nombre l'interdiction a été prononcée en 1er ressort le
mèmoire signé de touts parents et notables, demandant que cette femme
fut enfermée est venu au gouvernement, on a demandé avis a Mr de la tour
notre intendant et 1er pdnt il a apuyé la chose; le bailly s'est assuré d'un
couvent, de l'évèque &c l'ordre a été envoyé et j'aprends par ce courrier que
l'ordre est arrivé et sera exécuté le lendemain. cela abrègera 1° la besogne
du bailly que cette scélérate dailleurs inépuisable en ressources et en moyens de
rallier les mauvais sujets et cabaleurs en tout genre, toujours nombreux partout
entravoit beaucoup en devient plus courante, 2° cest l'artère principale, de toute
la faction diabolique qui me persécute, et de leurs moyens, et quoyqu'on ne tienne
jamais tout a fait ces gens lâ on y aura loeil, et l'argent au moins qui est le
nerf de toutes les guerres leur manquera.

je dis qu'on ne les tient pas, en effet il perce mème des lettres de cette femme
enlevée et ramenée et renfermée par les soins d'une mère habile et soigneuse
le temps néanmoins, a ce que jespère, en ne relachant rien de la vigilance
assoupira un peu tout. peutètre aussy qu'avec le temps, la soustraction de
Rongelime otera de la folle confiance de sa mère qui est la seule avec laquelle
il faudroit traiter. a cet égard tout est encor voué a l'extravagance absolue
elle a répondu m'a ton dit qu'elle étoit préte a traiter moyennant vint mille livres
de pension outre sa terre, pretendue palafernale, cinq cent mille francs de rempla=
cement de ses fonds aliénés, qu'elle vivroit ou elle voudroit hors de paris, et ne feroit
aucune donation. vous voyés que cela est bien sage, aussy ne parle t'on plus de
rien; en attendant elle ne remue plus au palais, aparemment pour remuer
du coté de quelque intriguante. le temps et la providence améneront tout si telle est
sa volonté.

<1v> je sens bien ce que vous me dites sur la difficulté d'établir le régime fiscal
naturel ou si vous voulés naturel oéconomique: je suis convenu de tout cela
avec vous. toutefois la grande difficulté ne vient que de ce que des chefs de société
comme des autres touts voudroient jouir et pas un travailler. que le vulgaire
ignore que le pire des tourments moraux seroit d'ètre condamné a jouir, je
le passe, mais les rois que tout avertit qu'il faut s'avilir a chaque instant, ou
combattre, ils sont bien abrutis mon cher amy. contés dabord que le soin obli=
gatoire de maintenir l'ordre et les moeurs selon le régime courant, seroit un
prélimitaire fort actif d'une rénovation; car les empêchements viennent des pré=
posés du souverain et non des peuples. contés d'autre part qu'aprês ce premier
point cest la petitesse de coeur des princes qui arrète tout; comme celle des proprietaires
énerve leurs fonds. on ne veut point semer pour recoeuillir. le margrave n'ira
pas, je le pense comme vous, non pas par ce dernier motif, mais parce qu'il n'a
point de caractère, et que l'homme et ses oeuvres sont toutes dans sa volonté. tout
cela ne fait pas que la chose ne soit possible, que le grand duc de toscane ne nous
en offre bientost lexemple en grande partie du moins, et que la chose ne fut tres
faisable en échantillon, d'icy a peu d'années dans les états de bade, qui ne sont
qu'une grande terre, si avec ses lumieres et les secours que je luy ay fournis il joig=
noit une volonté forte active et suivie, qui débutat par la supression méthodique
et successive des impots indirects, toujours préliminaire de touts autres arrange=
ments. cela ne se fera pas mon cher amy et bien vous aurés raison comme
l'aura toujours le medecin tantpis qui au bout du conte n'a qua attendre
la dernière maladie et aura a coup sûr alors bien prophetisé et moy je n'auray
pas tort comme le médecin tantmieux qui dans le meme événement eut ta
placé de l'aveu de toute sa devise au chevet du lit de l'abé ferray qu'on a accom=
pagné dernièrement dexécrations a son dernier gite. pour en revenir a notre
besogne le fait est qu'un jour ou l'autre j'auray raison sur toute la terre habitee
parceque ce que la nature veut arrive a la fin, 2° parceque tout le monde y
gagne; le prince y gagne l'aveu et la consécration de l'impost et une propriété
immense bien assurée, le peuple y gagne la loy fiscale ses régle et ses formes
au lieu du pillage fiscal et de la maraude universelle; les sociétés y gagnent
une constitution et l'humanité ses lettres d'indigénat et de naturalisation sur
la surface de la terre, la terre l'ornement et la fertilité, l'air la salubrité, le feu
son action et son employ, l'eau sa destination et sa circulation facilitée; tout le
monde y gagne en un mot si ce n'est le vice et Me sa mère, qui étrangère a la na=
ture complette de l'homme ne sont chez luy que d'emportement peu durable, de
contagion ou de nécessité. j'auray donc raison comme l'eut feu st pierre qui
eut en tort seulement despérer voir le vatican d'aujourd'huy.

a ce propos mon cher amy mon manuscrit des devoirs de l'homme est comme
enterré chez le margrave qui le retient pour le lire depuis bien longtemps.
j'ay donné commission expresse de le retirer et de l'adresser a Mrs de la typographie
<2r> de berne par quelque voye sure. je ne scais ce qui en sera fait, mais pourtant
au cas que la chose fut exactement exécutée, je conte sur votre protection
pour que ce morceau qui mest fort demandé de bien des lieux et surtout de l'italie
soit reçu et exécuté.

quand a ce qui est du voyage de notre amie je ne scay ce qu'il en sera.
avec le coeur le plus rare pour la noblesse, simplicité et bonté, et une tète
d'une trempe la plus rare pour la prudence et le talent elle n'a pas le carac=
tere propre a son bonheur, elle voit toujours en noir et sa prévoyance pousse
toujours les malheurs au plus loin. un caractere fort élevé luy a toujours
grossi les désavantages de sa position et sa modestie luy a caché touts ses
avantages et ses succès. il faut dire qu'un tel caractère et tant de mérite
n'avoit pas besoin de s'associer a la famille des atrides, ainsy les apèle t'on.
a commencer par ma mère qui avoit conçu pour elle autant d'estime et d'a=
mitié qu'elle avoit de respect pour cette vénérable malréne, 4 générations de
ma race luy doivent tout, car je l'ay vue après les béguins des enfants de
Me du saillant avec autant d'ardeur qu'elle en mit a faire le trousseau de sa
mère; sensible et délicate comme elle est; tout cela s'apèle semer dans les
épines; quand a moy je luy dois tout, et c'est le plus puissant des moyens dont
s'est servy la bonne providence pour me soutenir. vous scavés ce qu'est une
maison sans femme, surtout avec un maitre de mon caractère et de mon talent.
elle ny a jamais rien pu qu'a l'ombre de divers simulacres, mais enfin s'il est
vray que la base de la considération soit la maintenue intérieure, je luy dois
d'avoir tenu contre tant d'orages. vous ne m'avés vu encore qu'en l'air; et cep=
andant dans 3 ou quatre changements son rare talent avoit fait employ de
tout avec une oéconomie qui crée et est la véritable; mais si vous voyiaés mainten=
ant ma maison de ville et de campagne vous croiriés que des trésors y ont
passé. pa en sortant de ces détails elle m'a eté encor plus importante dans
l'essentiel: touts les bons conseils dans mes affaires, toutes les précautions décisi=
ves dans cet amas dinconvénients me sont venues de cette tete lâ. ce n'est pas
elle qui a soutenu ma constance; je crois mème qu'elle luy a été aussy nécessaire
qu'a moy, qu'elle en a été souvent étonnée, comme elle l'est de voir au bout de bien
des années les événements justifier mes prédictions, mais quand aux expédiens
et prévoyances, en élaguant au peu de ce qui vient a cette tète laborieuse a
force de creuser je luy dois les meilleurs avis. au reste personne ne scait mieux
que moy qu'il ny a pas un de ma famille qui ne luy eut dû son bonheur, si ces
tètes lâ n'etoient sans cesse occupées a le repensser avec plus de soin que per=
sonne n'en scauroit avoir pour l'apeler. personne au monde ne l'égale en droiture
et ne la surpasse en foncière bonté, cest une justice que luy rendoit ma mère
et que je luy dois plus encore, vous ne scauriés croire combien elle s'est mise
en quatre pour touts ces gens lâ.

au milieu de cela un caractère aussy reconoissant que le mien et des moeurs aussy
habituelles, ne pouvoient que la rendre dans mes circonstances un jour ou l'autre
le plastron aparent de ses furieux; dans les temps ou elle eut pu voir venir l'orage
ma santé, le besoin qu'on avoit d'elle et les dernieres recomandations de ma mère
qui les larmes aux yeux et presque assès a ses pieds la pria de ne point abandonner
son fils la retenoient, ensuitte j'étois trop malheureux; cepandant sa tète creusante
<2v> voyoit tout venir. je suis persuadé que c'est dans cette idée qu'elle fit venir il y a deux
ans tout a l'heure Mr et Melle de p. mais ma maladie alors, la dispersion de ma famille
mes malheurs tout la tirailloit. l'année passée on luy prèta un chateau voisin ou elle
fut deux mois pendant le jugement de mon procès: elle ne scauroit s'arracher au
desir de me rendre service, et ce service lâ est terriblement fertile en occasions. quoy=
que touts ses amis et connoissances ayent comme redoublé d'attentions pour elle
elle ne voit pas en bien comme en mal, et sans qu'elle le dise je la crois intérieure=
ment frapée d'avoir été désignée dans les mémoires de ces furieux. elle a trop de
solide dans le caractère pour aimer le monde a l'age du désabusement et pourtant
le monde luy est nécessaire ainsy que ses liens le sont a son coeur. au milieu de tout
cela l'idée du moindre devoir la feroit courir. a la nouvelle de la maladie de cette
famille qui luy doit son repos, elle pensa qu'elle luy seroit nécessaire, et quand a moy
je baissay la tète a sa résolution et ne crus pas devoir mettre aucune sorte d'oposition
connoissant ce caractère qui dans de vieux souvenirs se fait ensuitte son procès
detout. sa soeur est tout oposée a ce voyage disant qu'il arrivera quelque accident
qui les empèchera de bouger et elle de revenir, sans avoir l'air de les laisser dans
la caducité absolue qui peut pourtant durer dix ans. d'autre part je ne les crois
pas au fonds fort empressés de l'avoir. elle m'avoua que pendant leur dernier
voyage Melle de p. qu'elle aime et estime fort avoit eu l'air fort surpris quand
en causant elle luy aprit que son contrat de mariage porte une donation entrevifs.
en tout néanmoins s'il se présente une occasion je crois qu'elle partira et dailleurs
jévite de traiter avec elle cette matière.

quand a moy mon cher amy, je ne scay quand la providence permettra que je sois
libre; quand a présent je ne scaurois etre sûr d'une semaine de suitte a ma campagne
quoyqu'il me semble avoir fait très peu de chose depuis deux mois et demy qu'ils m'ont
rapelé icy. le temps n'a pas été perdu néanmoins: depuis ma lettre commencée qui
ne partira que le 6. j'ay apris que l'ordre du roy avoit été exécuté et Me Rongelime
conduitte a un couvent de sisteron ou elle est recomandée. ces sortes de denouements
pour le public ne sont pas besogne faite et finie pour les familles, surtout avec une
tète comme celle lâ qui n'a pas de pareille; mais on y aura loeil. en attendant c'etoit
l'unique chose importante car c'est le foyer de tout. cette créature infatigable en
turbulance et expedients, fausse et devenue habile et belle, menoit tout a la fois en=
courageoit sa mère, son frère, attentive a s'investir du manteau de protectrice de sa
famille qu'elle avoit perdue, semant partout les avis, les lettres anonymes &c. je ne me
suis jamais trompé au véritable point, aussy grace a ses faveurs et a la constance
laborieuse du bailly, voila un commencement de besogne, et c'est pour le coup mon amy
que vous devés étre soulagé.

vous avés dès longtemps pris le bon party et vous ètes au veritable poste. il est des
temps et des lieux ou le poste d'honneur est la vie privée, il y a longtemps qu'on
l'a dit, mais la modération décidée se trouvant unie a l'employ de son temps et de
son temps et de son talent au service de son paÿs et de ses amis, est une maniere de
philosophie plus méritoire de beaucoup et plus difficile, en ce qu'elle demande beaucoup
d'urbanité qui ne prenne rien sur la droite raison et lexacte équité. jouissés mon cher
amy et de la santé et de la douceur de vivre avec votre aimable famille, faites la
souvenir de mon Respect, pardonnés moy mon long grifonage et aimés toujours
votre feal Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 mars 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/585/, version du 27.02.2018.
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