Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 27 novembre 1777

du bignon le 27e 9bre 1777

mon bon amy, le travail est mon compagnon fidèle, je fuis ou plutost
j'ay rompu depuis mille et une année avec toute espèce d'oisiveté, car
je  n'appelle point ainsy la conversation sur choses solides, les bons conseils
a prendre sur le courant; et le petit moment de gayeté dont il faut
payer le tribut a table et après, tant qu'on est en état de cela. passé
cela je vais a mes travaux aux champs qui m'impatientent moins ou
exercent moins mon impatience naturelle qu'ils ne faisoient a trente
ans, et au cabinet en rentrant. voila ce qui tient l'ame en haleine et la
prémunit contre l'abattement. je tache de songer a tout, je repousse
la moindre tentation de repos comme j'aurois pu faire a 20 ans, et je
me dis le moins plus rarement que je peux qu'un meunier est aidé dans
sa maison par ses enfants, qui gardent dabord les bestiaux et tout ensuitte
les gros ouvrages; qu'un souverain quelque fois les suspecte quand il est tiran
mais que l'homme entre deux qui avoit tout fait pour ses ascendants et qui
travaille encor pour leur memoire, tout fait pour ses lateraux, tout fait
pour ses subsèquents eut pu obtenir comme un autre d'etre aidé dans sa
viellesse.

Mr de chabot est luy mème une des meilleures preuves de ce qu'il nie. quand
j'ay dit que l'ame ne viellit pas, je n'ay pas prétendu parler de cette certaine
ame subalterne qu'on dit prendre l'enfance par les pieds et aller remontant
toujours a mesure que l'age avance. je ne dis pas non plus que le désabuse=
ment
n'arrive et qu'un grand nombre d'illusions souvent heureuses ou
qui du moins nous bercent ne décroissent et souvent ne disparoissent. la
saillie par conséquent peut et doit s'émousser avec la vivacité de répercussion
des raports; mais le jugement y gagne si l'ame ne perd pas son aplomb; or
cette ame lâ est ce qui constitue le caractére; Mr de chabot fut aimable, gay
solide sans austérité possible, plein de génie sans écarts et d'esprit sans
inquiétudes ce qui dénote l'amour propre le plus réglé; aimé a la ville
aimé a la maison, si maintenant privé des principaux organes dont le déchet
<1v> seul fait tant de malheureux inquiets et rebelles, il a conservé ce caractère,
son ame n'a point vielly bien au contraire; cest ce que j'ay voulu dire et qui
est vray, assurés le je vous prie de mon tendre Respect.

ouy mon cher amy j'ay beaucoup redit les mèmes choses dans mes ouvrages
mais jamais sous la mème forme cela se voit, et la variété a cet égard etoit
le talent que le docteur me reconoissoit le plus. dailleurs pour me répéter
il faudroit que je me copiasse, car je ne me souviens plus du moy de la veille
le lendemain. enfin je n'ay apris et ne me suis instruit moy mème qu'en
enseignant; il le falloit bien puisque j'etois le premier quoyque le docteur
eut baty toute la charpente comme il avoit tout dans la tète; mais l'im=
mense étendue des conséquences ne m'est venue que par le travail, et ré=
duire le tout ensemble en un bloc, souvent en un point, le ramener ensuitte
a des méthodes simples, convaincantes et faciles, n'etoit pas besogne qui put
venir tout d'un coup. j'aperçois donc clairement dans mes propres ouvrages
quand quelque chose m'oblige a en ouvrir quelque partie, le plus ou le moins
d'avancement dans l'art de me réduire et de me coudre. je n'y mets pas je vous
assure d'amour propre il ny a a personne qui en travaillant comme je l'ay
fait n'en eut fait autant, mais un jour viendra que ces ouvrages seront
vrayment classiques, cest moy qui vous le dis.

je scay bien que vous etes fait pour jouir a plaisir de votre campagne unique
en son genre par sa scituation, sa fertilité et ses agencements de touts les
genres; vous y avés tout fait avec beaucoup d'entente et de suitte et je suis
ravy de vous en voir jouir comme vous faites, et puis de ce que vous la quittés
avec regret et trouverés la ville avec plaisir. depuis longtemps je me serois
trouvé fort inutile a la ville, et me m'en serois mème reproché le sejour, sans mes
assemblées oéconomiques que je scavois devoir faire bien. maintenant
ces assemblées ne sont plus que des diners d'amis, et plus de survenants. or
passé cela je ne vois pas en partant pour aller y dépenser pour lentretien
sec de ma maison quatre fois exactement ce que je dépense icy, je n'y vois
pas dis je un seul objet n'y présent ny futur, une seule visite a faire, ou je
ne doive ennuyer par réciprocité. il m'est avis que je vais payer bien cher
a la porte pour assister a la danse des morts a bâsle. au lieu de cela icy
il fait toujours beau, j'ay toujours quelque chose a faire et quelque chose
a aller voir. au reste st pierre a parfaitement rempli votre commission
<2r> si vous l'aviés chargé de louer votre manoir, mais il est singe de sa nature
et peu susceptible de complaisance ainsy il a parlé de persuasion oh dit il
c'est qu'il ordonne tout luy mème et ne fait que ce qu'il veut, au lieu que les
autres croyent tout le monde; qui conseille ne paye pas
. au reste mon amy
l'on ne scait encor ce qui m'attend mais si jamais je vais quelque part
sans nécessité très absolue, contés que ce sera chés vous.

mon amy j'ay eu dernierement une consolation grande. malgré l'excellente
volonté du margrave de bade, celle de son ministre &c rien n'avançoit
depuis huit ans pour établir la diversité de l'impot dans ses états dont
il est néanmoins presqu'autant propriétaire que souverain. je luy tant
touts sont interéssés partout ou croyent l'ètre, a l'intervertissement de
l'ordre. je luy donnay enfin en 1776 butré fort bon oéconomiste, éleve
du docteur quil aidoit dans ses calculs et dont vous avés vu des dépouil=
lements de culture dans les éphémérides. cest sans contredit le
meilleur et le seul homme de l'europe pour ces sortes de dépouil=
lements. les difficultés de la langue et d'autres toujours touts
près avoient occupé butré qui de sa nature dailleurs prend a tout.

enfin le margrave luy a demandé le dépouillement d'un village qu'il fit en
5 jours a l'aide de ces bonnes gens et qui est fait a merveille; il nie l'envoyer
1 mot écriture sur ce dans un moment de verve, sachant que le prince voit mes lettres et les
garde, j'en ay fait une bonne, longue, forte, vraye et qui le met au pied de sa
conscience dont sa science est la règle. enfin si cette lettre nétoit bonne, le coeur
du prince y a suppléé, il a gardé la lettre avoué qu'elle l'avoit empèché de
dormir; envoyé chercher son ministre et butré et fait un conseil de rénovation
en leur adjoignant son président des finances, il leur a déclaré que s'il ne luy
revenoit rien il ne vouloit rien, qu'il scauroit se borner et qu'il faudroit bien
que les autres en fissent de mème, il a fait serment ensuitte de se contenter
d'un morceau de pain plutost que d'avoir rien qui ne fut a luy et a tiré le mème
serment du prince héreditaire qui etoit présent. je vous avoue mon cher amy
que cela m'a beaucoup consolé: ils en sont maintenant a me consulter et
chaque chose a sa solution qui ne les menera pas trop vite. adieu mon cher
saconay, je vous ay saisy dans un jour d'envoy du courrier, le voila dans
peu, écrivés moy toujours a paris; mes Respects chés vous et je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Sacconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Berne


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 27 novembre 1777, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/581/, version du 05.02.2018.
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