Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 14 novembre 1777

du bignon le 14e 9bre 1777

je réponds mon cher et digne amy a votre lettre du 25 du mois passé;
vous parlés de courage, et je vous dis qu'un mot de votre lettre en marque
plus que tout celuy qui vous etone en moy. cest dans l'endroit ou vous me
parlés du plaisir qu'il y a a pisser librement comparé avec les douleurs
que vous avés cy devant soufertes. 1° j'admire votre heureux caractere, car
la plus longue habitude de philosophie contemplative ne peut pourtant
nous donner de vraye méthode de bonheur, que celle de louer dieu et de se
réjouir du mieux par comparaison avec le pis; 2° j'admire que vous ne m'ayiez
jamais soufèr, parlé de ce que vous avés soufert que quand il étoit temps de
s'en réjouir; et bon dieu si j'avois fait de la sorte vous ne scauriés presque
encor rien de mes malheurs; le temps de les aprendre en ce cas, ne me paroit
pas beaucoup s'aprocher, mais en y perdant tout le cas que vous voulés bien
faire de mon courage, jy aurois gagné de vous moins inquiéter, et d'y penser
de cela de moins. mon cher amy rien n'est auprès des maux phisiques; je le prou=
vay l'année passée pendant ma rougeole, je tins ferme et fis force pour certains
details, mais je pensois tout autrement, et je pris un party entrautres que je
n'aurois peutètre pas pris en santé. mais un jour la providence sembla m'en
avertir d'une maniere marquée; je ne scay combien de mauvaise nouvelles
je reçus a la fois dabord après le diner; mais la derniere lettre fut une lettre
de mon frère qui m'annonçant de basses et ingrates frasques que luy venoit de
faire mon fils cadet ne vouloit plus le mener a malthe; un moment après
on m'annonce le sr muron et son consort, ces deux coquins dexempts qui
venoient de courir depuis deux mois après mon scélerat et le manquer, apres
l'audiance hydeuse de ces gens, a peine rentré au sallon on me rapelle dans ma
bibliothèque et c'etoit le pdnt de Ruffei et son fils, père et frère de la femme que
ce misérable venoit d'enlever; au sortir de cette sceance, tout cela sur le diner.
je me croyois au comble, tout a coup il me prend une de ces rages de dents a
avaler un pistolet; oh je vous assure que cela me fit oublier tout, et me força
a dire ce que je vous répète maintenant, que rien n'est auprès des maux
phisiques.

<2v> st pierre est enfin depui arrivé depuis votre lettre reçue, et si je voulois il
feroit un poème épique sur l'ordre, la beauté du local, l'arrangement parfait
de toutes choses, la fertilité du sol, la beauté de vos chevaux et de vos boeufs &c
&c; je l'ay bien questionné sur tout; sur Mes vos soeurs et le souvenir qu'elles
ont bien voulu avoir de moy; par parenthése il ne vous croyoit pas capable
sans doute d'avoir une demoiselle si jeune encor car elle l'a surpris: au reste
il ne vous attribue pas tant qu'il ne dise que le sol par luy mème est le paradis
terrestre et d'une fécondité surprenante. je me suis rapelé ceque m'a dit mon
amy puymarets qui y a voyagé en age mûr, que les eaux du mont jura passoient
par des mines calcaires &c et des prés couverts d'arbres fruitiers et dont on
coupe quatre foins &c. oh le moyen de parier avec cela, et puis vous qui avés
toujours en l'esprit, juste réglé et attentif a votre affaire, et par dessus tout un
talent d'ordre qui est ce que j'envie le plus au monde, attendu que l'ordre en tout
est ma volonté, qu'en volonté personne ne me surpasse, et que ces deux choses
ont fait mon tourment éternel et parcequ'elles sont accolées a du vague ou trop
d'etendue dans les idées, de l'impatience inée dans lexécution, et nulle entente
des détails: que dieu vous maintienne et qu'il me tempère; voila la prière que
je fais de tout mon coeur.

au reste pourtant mon amy vous n'avés vu cecy que dans le brouillard encore
et tout le monde convient que depuis trois ans il y paroit plus en fait de soin
et de dépenses du maitre que dans les trente précédents. au reste il est bien ques=
tion de cecy, il s'agit de vous voir chez vous et a votre place. dès le mois d'aoust
que je crus pouvoir pendant les vacances jouir d'une sorte de liberté, Me de
pailly vouloit que je prisse mes quatre rosses a ma voiture saut a en ramener
de meilleurs, et que je fusse chez vous avec le bon homme garçon passer 7bre et
8bre et en revenir en ce temps cy. elle me disoit que tout m'y invitoit, l'absence
des du saillant, la nécessité de distraction, d'amitié &c, et si l'abé baudeau ou l'abé
Roubeau eussent été libres et m'eussent poussé je ne scay ce qui en seroit arrivé.
mais 1° je desirois le repos surtout et la solitude et ce n'etoit pas la peine d'aller
chez vous pour cela; 2° dans ce plan il entre beaucoup d'espoir quand je suis a
la ville, de pouvoir icy avanlcer ma tâche de certains manuscrits qu'il faut que
jachève et auxquels je me suis borné; cest une illusion que l'expérience n'a pu
détruire que l'espoir d'avancer beaucoup de besogne icy, tandis que quand j'y
suis le temps vole et mes lettres m'accablent. 3° l'idée de passer par pontarlier
quand on venoit d'y effigier mon fils. 4° ils mont ruiné a fortfait par toutes
les misères que je vous ay dites dans le temps, et je contois avec une banqueroute
que me font mes fermiers de Mirabeau qu'ils m'avoient égorgé de soixante sept
<2r> mille livres cette année, or les voyages quelconques sont couteux. 5° les fils de détail
toujours pendus sur ma tète rendent la résolution difficile a prendre. dans le fait le voya=
ge m'auroit moins couté que mon séjour icy, par la quantité de travaux que j'ay
ny plus ny moins ordonnés et mis en train; mais aussy je n'ay pas de temps a perdre
pour achever ma retraite: voila mon amy ce qui m'a retenu, et puis certain
attristement qui rend l'homme conséquent cest a dire immobile en luy disant
que la peine de se quitter pése plus que le paisir de se rejoindre.

j'ay tant et tant fait faire de choses et pourtant pas encore mon pressoir; il y a
du temps, car je n'ay eu de raisin cette année que pour faire la valeur de 15 pots
de confiture de résiné. ma vigne dans l'affreux desordre ou vous l'avés vue me
rendoit année commune de 15 a 20 feuillètes; depuis deux j'ay eu vigneron du
bon paÿs fait échalasser mettre en rayons, amener 4000 voitures de bon terreau
en un mot fait comme le paÿsan de la fable a son idole, l'année passée j'eus six
feuillètes, celle cy rien. cela cette année est assés commun et général en france. je
ne me rebute pas et le pressoir se fera cet hyver; j'ay aussy planté et surtout
fait planter grand nombre d'arbres pour après moy; mais mon principal est les
ponts et les prèz; la prairie depuis le chateau jusques au bout de la terre est
maintenant comblée unie et arrosable partout, j'en suis maintenant a celle d'en
haut ou il y a bien plus a faire, mais je vais.

mais mon amy je contois pousser avant et tout avant la campagne et voila
que mes affaires qui vont recomancer me dette demandent. on va m'attaquer
on parle de retirer les ordres du roy, qui se rangent d'ordinaire devant les
procès; Mr de cabris dans un accès de fureur s'est frapé luy mème d'un coup
de couteau et est dans une démance absolue; mon frère apelé par la famille
me mande qu'il part et va sur les lieux pour s'oposer a lsa furie de femme qui étoit
munie de consultations, montre un testament &c, c'est leur besogne; quand a moy
quoyque scachant bien le peu que vaut et pèse ma présence, je suis encor cette
année aux ordres du tambourineur, et ce qui plus me désole cest que tandis que j'auray
tout quitté icy, besogne, oéconomie, paix, travaux jours sereins, je scay quarrivant
a paris on me dira, après les fetes ensuitte après les rois et puis le carnaval &c
les semaines et les mois ne leur coutent rien et dans l'interim je me ronge de
désoeuvrement, inquietude, ennuy, dépense, n'ayant rien a faire qu'a écouter s'il plait
trouver tout le monde distrait, et qui vous croit au centre de la vie, et que parconséquent
vous ètes bien. toutefois on me mande et il ne faut pas avoir l'air du délaissement.
je seray donc a paris dans les 1ers jours du mois prochain; mais j'y vais avec le
ferme propos de me retourner de maniere ou d'autre en sorte que ce soit icy la derniere
année de cette cruelle dépendance, et que surtout je ne feray plus lexercice des anti=
chambres et des cabinets. j'ay tout fait tout tenté tout suporté, il est temps d'en sortir
in ogni modo. et je n'auray rien a me reprocher, cest quelque chose.

un excellentissime oéconomiste de milan, homme d'un génie rare pour cette partie a
failly accompagner Mr quirini et alors il vous auroit vu, au lieu de cela il s'est laissé
mener par je ne scay quel voyageur ou voyageuse qui luy a fait voir toute la suisse
comme dans la lanterne magique, et les illustres comme leurs portraits et ce pauvre
Mr longo a passé comme un sot et pour un sot, et m'en fait aujourd'huy des jérémiades
et des remarques après coup. adieu mon cher amy, mille tendres respects a vos dames
et a toute votre maison, Me de pailly vous remercie et vous fait ses tendres compliments


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 14 novembre 1777, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/576/, version du 05.02.2018.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.