Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 25 octobre 1777

du bignon le 25e 8bre 1777

a vous mon bon amy ne fut ce que pour vous épargner un duplicata
de lettres et vous donner lieu a faire d'une pierre deux coups en raprochant
celle cy de ma derniere.

je suis fort aise, mais fort aise de ce que vous me dites de votre santé.
je ne m'attendois non plus a voir ce ver solitaire que de la goutte a un
chevreuil; ou diable celuy lâ avoit il été se loger? vous etes sobre, actif et
gaillard, ne voila-til pas un hermite gourmand et paresseux bien associé.
quoyqu'il en soit vous en voila défait pour 30 ans a ce que j'espère. or
mon amy croyés que le poète frivole qui a dit bonne ou mauvaise santé
fait notre philosophie

a fort bien dit. aussy je dis toujours que je dois la vie et l'honneur a mon
jeune santi, qui l'année passée m'a tiré du mème accident que tant d'autres
avoient traité de maniere a me détruire ou affoiblir l'estomac, toujours ma
partie peccante, pour six mois. si au bout et avec cela, m'etoient survenues
les occupations de cette douce année, ces douces antichambres, ces toydeuses
sollicitations, les injures, les avis, les craintes des amis, les calomnies des ennemis,
les embarras et les ruines aportées, et les secousses, et les attaques, et la fable
de la ville, et la pitié de la cour, je me serois manqué a moy mème et a ma
propre constance et j'en serois mort ou pis. ne croyés pas mon cher amy que
je ne me voye fort bien car j'ay de l'expérience et de la mémoire; que je n'aye
présent ce que je fus et ce que je suis; de quels respectables parents je vins et a
quelles gens j'ay transmis mon nom et la vie; quel vent a souflé sur les travaux
de ma vie entiere et continuellement active sans jamais m'ètre mécarté; ce que j'avois
semé et ce que je recoeuille. j'ay tout cela très présent je vous assure. je scay de
plus que je n'ay ny paix ny trève a espèrer des gens a qui j'ay affaire; qu'il se
couve sous la cendre au milieu de ce tas de fripons, de forcenés, de femmes perdues
et de crédules niais, une multitude de traces, tissus de mensonges, de calomnies
de préventions et de machinations, qui me feront recomencer cette carrière
dont je ne tiens pas mème le milieu encore; je scay tout cela et vous le verrés
je scay plus et pis, cest que j'en viendray a bout si dieu me conserve, et qu'il me
demeurera le vernis de l'oppression, tandis qu'au fonds il ne s'agit que de
<1v> fermer des petites maisons ouvertes. tout leur mal est phisique, ceux qui les
aprochent le scavent depuis longtemps; on vient d'enfermer ma pauvre
religieuse; mais ils sont dailleurs si intriguants si adroits si imaginaires si
ardents, mensongers et calomniateurs, qu'une fois déchainés ils trouvent des
milliers d'associés dans la société des fols impies. en un mot c'est mon sort.
le pot de terre n'a pas a demander pourquoy il n'est pas de fer; mais pourtant
il me seroit impossible d'y durer si je n'avois la politique de la tète et l'aide de
la santé. cette premiere gist en diversion, et je la trouve dans mes prés et mes
travaux, quand a l'autre a laquelle tout tient elle est plus difficile a maintenir
a mon age, mais j'y tache, uniquement pour cela.

Mr de chabot a toujours été heureux et a toujours scu l'ètre: ses privations son
humeur et son cheval sont une belle leçon a la jeunesse, offrés luy mes homages
je vous en prie bien tendres. je scay fort bien que l'ame ne viellit point et je me
rapèle son esprit et son gout; je vous jure que je préférerois son aprobation
sur ce qu'il se feroit lire a celle de toutes les académies de l'europe, sur ce quelles
tiroient. mais ce qui ennuye volontiers quand on a longtemps vécu, c'est
la prévention d'un homme qui paroit acharné a croire que le monde se réfor=
mera par persuasion et bonnes raisons. non mon cher et ancien maitre non
je n'en suis ny ne fus jamais mème a cette infatuation lâ; mais avant nous
la moralité etoit bien sotte et bien courte et bien méthaphisique pour l'homme
qui est a mème d'aller par le plus court. celle des stoiciens ennuyeuse a la mort
vouloit que l'homme fut tout par luy mème et par son propre poids, et la pi=
tuite d'horace y a bien répondu. celle du christianisme avoit tout dit en vous
promettant dieu et son saint paradis et les anges violets qui y montent la
garde. la mienne est toute la mème au fonds et loin de réformer les spiritualités
elle en a seulement planté les avenues; mais elle part du grain de blèd, ses
calculs sont ceux de l'agriculture et par consequent du labeur et non du loisir.
elle définit le bien et le mieux, le mal et le pire et le tout soumis au calcul et
mis a portée du tout le monde. oh puisque la morale en caleçons a néanmoins
eu assés d'attraits pour obtenir l'homage aparent mème de l'impie, a présent
que sous sa robe trainante touts les outils de notre bonheur phisique s'offrent
a nos voeux, un jour ou l'autre on se tournera de ce coté la avec un peu plus de
réalité et d'avantage, voila tout, et c'est assés pour moy.

<2r> je vous entends mon bon amy, vos libraires ne veulent point de mes rapsodies
ou pour mieux dire de mes ouvrages parce qu'ils sont bons. loin de regarder cela
comme une suitte de mon etoile, après les avoir vus prosternés et faisant leur for=
tune sur mes 1ers essais; je dis que j'avois vécu assés longtemps sur mes chairs
et sur la réputation de ce 1er engouement. les bons ouvrages ne sont réellement
pas de facile débit, surtout en un temps ou pour amuser et détourner l'attention
du peuple partout le mème, et qui s'etend surtout aux lecteurs, on lache la main
aux écrits publics, gazettes volumineuses, anecdotes de café, chroniques scandaleu=
ses et calomnieuses tout est bon, et l'europe va bientost avoir autant d'esprit et de
gout que les princes du nord, qui payent touts fort chèrement de ces insectes pouilleux
affamés dont paris est plein, pour les tenir au fait des prétendues avantures, jovia=
lités passetemps et opinions du beau monde.

mais mon bon amy tandis que je n'en étois encore a mon avis, qu'au préam=
bule, voila que le courrier m'aporte 16 lettres, parmy les quelles il y en a
d'importantes pour mes affaires et qui me vont presser, d'autant plus
qu'un froit subit qui m'a éprouvé et saisy au milieu de mes vaillantises
a un peu dérangé mes entrailles, et comme tout est forcé dans mon action
un rien mécarte beaucoup; mais j'ay icy mon amy santy. adieu je vous
embrasse mon cher amy, mes respects chez vous, je vous en prie.


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 25 octobre 1777, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/575/, version du 05.02.2018.
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