Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 mars 1777

de paris le 8 mars 1777

croyés mon cher saconay que c'est une consolation grande
de verser son ame dans le sein d'un amy tel que vous, mon
témoin depuis si longtemps et dont l'amitié m'est honorable
autant que douce; croyés que quand je m'en prive c'est que je
m'éloigne comme un lépreux et qu'aussy il ne m'est pas bon de
peser sur le sentiment de mes propres peines, qui pèsent assés
d'elles mèmes sans mon recours. je ne m'entretiens que trop des
détails, par la nécessité d'y aviser, d'en parler dans l'intérieur
et de prendre conseil; mais il m'est arrivé dans le ressensement
annuel et historique que je fais au commencement de l'année de
mes affaires, pour me rendre conte a moy mème, que ce tableau
tout rapide qu'il put etre me parut chargé et presque incroya=
ble, mais surtout noir a lexcès. oh mon amy, ce n'est pas la peine
de vous faire partager ce point de vue, ou du moins de la rafrai=
chir a vos yeux. qu'il vous suffise si c'est pour l'honneur, de
scavoir que la vie la plus honteuse, des procédures pour vol
&c, le séjour dans des greniers &c &c est le courant de cette
malheureuse folle; que son digne fils, après s'etre fait décréter
comme assasin en provence, comme ravisseur et voleur en franche-=
comté, finit par des actes de parricide en hollande, vivant de la
célébrité de son père, composant libelles sur libelles contre luy, en
envoyant icy et partout; que sa digne fille avec laquelle elle est
brouillée et qui ne la voit plus, vit icy d'intrigue et d'horreurs
trainant après elle un des plus mauvais sujets qu'ait connu la
police et qui a dit (chose constatée par procès verbaux) que le
père ne mourroit jamais que de sa main. si c'est pour l'argent,
que j'ay payé par grace spécialle 6600 lb pour la course inutile
de ces exempts l'année passée; que le court mémoire seul coute 800 lb
<1v> d'impression et les frais de procédure &c; si c'est pour la sureté, que j'en suis
a avoir reçu avis de la police de ne pas sortir a pied le soir
et puisque je dois faire de lexercice le matin, que ce soit sans porter
un gros baton noir des isles, seul en son espèce et en effet fort
remarqué. si c'est enfin pour la célérité et le terme de quelqu'une
de ces choses, qu'après m'avoir fait revenir en xbre tout a coup
ma partie s'etant brouillée avec son avocat qui fit ce beau mémoire
en a pris un autre; qu'on a retenu les papiers, soufert sommations
et contraintes, obtenu un délay de 15 jours, puis autres délais de
sommations &c et qu'enfin mon raporteur a déclaré qu'il ne me
jugeroit pas avant paques, ce qui suposant des vacances de 3
semaines, me renvoye a la fin d'avril: luy forcer la main, quand
je le pourrois, seroit l'opiniatrer peutètre; en un mot tout demande
patience, et tout en depend; hors mes affaires qui semblables a une
colique brumeuse serrent toujours, et ne relachent pas. je comprends
votre impatience, puisque j'en éprouve, ou pour mieux dire j'en
vois une toute pareille, dans mes amis sur les lieux mème, il semble
que ce retardement soit un tort de plus de ma part, mais je n'en
puis mais je vous assure.

ma santé est bonne, et meilleure que possible, grace a mon petit
médecin italien, qui a mieux connu mon tempéremment que
tout autre; je prends chaque jour 24 grains de fer ou safran de
mars
et je dors et digère, ne tousse plus et ne crache presque pas;
c'est toujours cela; et c'est beaucoup.

je vous remercie mon cher de votre bonne volonté pour mon emplette
de chevaux, et vous prie de la sursoir quand a présent: je me
suis arrangé de deux chevaux entiers hors d'age, qui avec ceux qui
me restent tiendront encore et il grèle sur ma bourse de tant
de cotés qu'il faut que j'attende.

votre traité d'alliance conduit par des gens sages et pesé par
beaucoup de bonnes tètes sera une des meilleures choses qui se
soyent faites de nos jours. nous n'avons vu que des traités offensifs,
quelquefois palliés, souvent impudents, si l'on peut s'exprimer
de la sorte; ceux que vous faites vous autres sont solides parcequils
sont selon dieu et nature; ils assurent votre existence et étendent
vos raports; portent sur des avantages respectifs, et n'ont point
<2r> de venin soux la queue qu'en langue politique on apèle articles
secrets
. quand a la longueur ne vous en impatientés pas; cest
encor la marche de la nature; les choses durent en raison du temps
de leur croissance et formation; il en est aincy des ouvrages des
hommes mème malgré eux; fontainebleau l'ouvrage successif de
20 rois est toujours plus solide, versailles le somptueux chef doeuvre
rapide d'un seul va a bas de touts cotés.

adieu mon bon et cher amy, je baise les mains Respectueusement a
vos dames, les miens vous remercient et je vous embrasse tendrement

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 mars 1777, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/565/, version du 31.01.2018.
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