Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXXVIII. Lecture de la lettre de Cicéron à Quintus », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 23 janvier 1745, vol. 2, p. 418-428

LXXVII Assemblée

Du 23e Janvier 1745. Messieurs De Bochat
Lieutenant Baillival, Polier Professeur, Baron De Caus=
sade, Du Lignon, Seigneux Boursier, Seigneux Juge, D’Ap=
ples Professeur, De Cheseaux fils, ont assisté à la Société.

On ne tint point de Société Samedi 16, parce que
Monsieur le Comte fut occupé.

Messieurs, Comment peut-on concilier laDiscours de Monsieur le Comte.
subordination qui regne entre les Hommes, avec les prin=
cipes de l’égalité naturelle? C‘est là la question que vous
examinates il y a quinze jours.

Pour la traiter, Monsieur le Juge vous suivites cea Mr le Juge
plan, 1° Vous defintes ce que c’est que la subordination,
2° Vous en recherchates les fondemens, 3° et les bornes; 4°
Vous montrates ce qu’il faut entendre par l’égalité na=
turelle; et enfin vous fites voir que cette égalité n’est
point détruite par la subordination.

La subordination est l’état d’un homme qui reconnoit
un ou plusieurs Supérieurs.

Cette subordination, m’avez vous dit, vient ou de la na=
ture des choses, ou d’une convention expresse ou tacite.

Celle qui vient de la nature des choses est celle des
enfans a l'égard de leurs Parens, et à l’égard de ceux qui prennent soin de leur éduca=
tion. Un enfant ne peut pas s’élever lui même; Il ne peut
pas aquerir les lumiéres qui lui sont nécessaires, ni ap=
prendre à régler ses passions, s’il n’y a quelcun qui pren=
ne soin de l’instruire et de le diriger; mais ce soin devien=
dra inutile, si l’enfant ne suit pas ce qu’on lui dit, et si on
/p. 419/ n’a pas droit de le contraindre au cas qu’il refuse de se
soumettre. Il s’ensuit donc de là que les Péres et les Mé=
res à qui l’Auteur de la Nature a inspiré une grande ten=
dresse, pour leurs enfans, et qui prennent un grand soin de
leur éducation, sont naturellement les Supérieurs de leur
famille.

La subordination qui regne dans la Société est une suite
d’une convention. Les hommes se sont unis en Société pour
leur avantage commun, ils se sont soumis à certaines
Loix pour prévenir les désordres que la malice de quelques
individus pourroit causer. Ils sont convenus de choisir quel=
ques personnes pour veiller à l’observation de ces Loix, et
ils leur ont donné l’autorité de contraindre ceux qui les
voudroient violer. Sans cela on ne verroit que désordre
dans la Société, & chacun ne feroit que ce qui avanceroit
ses intérêts particuliers; ce qui détruiroit bientot la Société.
Le bien donc de la Société en général et des particuliers a
donné lieu à cette subordination, qu’une convention a en=
suite confirmé.

Si cette subordination est légitime comme on le voit,
il faut aussi qu’elle ait des bornes: Comme les Hommes
n’ont renoncé à une partie de leur liberté qu’en vue d’en
retirer de l’avantage, il s’ensuit qu’ils n’ont confié de l’au=
torité & de la puissance à un ou plusieurs individus que
dans l’esperance de jouir tranquillement et surement des a=
vantages dont ils sont en possession. Toute autorité qui va
contre ces avantages des Sujets devient tirannique, et par
là même est illégitime.

L’égalité naturelle n’est que le Droit égal et commun
que tous les Hommes ont de jouïr des choses nécessaires à
la vie, et d’agir de la maniére la plus convenable à leurs
véritables intérêts.

Mais cette égalité n’est point incompatible avec la
subordination, puisqu’elle n’a été établie que pour conser=
ver à chacun la possession des avantages dont il jouït;
avantages que l’on perdroit infailliblement sans la subor=
dination par une suite de l’avarice, de l’ambition ou de la
malice des autres.

Vous m’avez dit, Monsieur D’Apples, qu’un Prince pourà Mr le Professeur D'Apples.
ne pas abuser de la supériorité qu’il a, doit se dire quand il
/p. 420/ veut commander quelque chose, voudrois tu qu’on te traitât
comme tu traittes tes sujets. Cette réflexion empechera qu’il ne
porte son autorité au delà des bornes.

L’égalité des Hommes est la source de la subordinationa Mr De Cheseaux le fils.
qui régne dans la Société, puisque sans elle on ne conser=
veroit pas longtems cette égalité: le plus fort opprimeroit le
foible, et celui qui est rusé tromperoit le simple. C’est une
des réflexions que m’a fait Monsieur DeCheseaux le fils.

a Mr le Conseiller DeCheseaux.Vous m’avez montré, Monsieur De Cheseaux, que l’é=
galité & la subordination étoient compatibles, par cette
considération, c’est qu’elles n’ont pas le même objet. L’égalité
regarde le droit de jouir des choses nécessaires à la vie, et
la subordination regarde la maniére de se procurer ces
choses.

Vous m’avez dit, Monsieur DeCaussade, que les égardsa Mr le Baron DeCaussade.
que l’on rend à ceux qui gouvernent dans la Société leur
sont dus comme une recompense des soins qu’ils prennent pour
la conduire, ou afinque le respect dont on est rempli dispose
à leur obeïr plus aisément.

Vous m’avez convaincu, Monsieur le Boursier, que laa Mr le Boursier Seigneux
subordination est légitime, puisqu’elle n’est qu’une suite des
conventions expresses ou tacites par lesquelles on a formé les
Sociétés.

Il est nécessaire, m’avez vous dit Monsieur De St Germain,a Mr le Conseiller DeSt Germain.
de rapeller souvent aux hommes les principes qu’établissent
l’égalité naturelle, et la nécessité de la subordination. Il
faut les repéter à ceux qui gouvernent, afinqu’ils n’oppri=
ment pas leurs Sujets, et de peur qu’ils ne les traitent comme
des Etres qui leur seroient inférieurs: il faut aussi les re=
peter aux Sujets, afinqu’ils se soumettent avec plaisir à
leurs Supérieurs.

On a lu la lettre de Ciceron a Quintus son frere. On laSujet de la Conference Lettre de Ciceron a Quintus son frére.
trouve avec la traduction de Mr Prevost d’Exiles à la page
330 jusqu’à la page 422 du livre qui a pour titre, Lettres
de Ciceron à Brutus, et de Brutus a Ciceron, pour
servir de supplément à l’histoire et au caractère
de Ciceron
a Paris 1744. in 12°.

Je ne ferai point l’extrait de cette Lettre, parce que ce
n’est pas un Sujet traitté méthodiquement, que dailleurs le Livre ou elle se trouve est
fort estimé et nouveau, que les réflexions qu’on va lire la
/p. 421/ feront suffisamment connoitre, et parceque l’extrait que j’en
pourroit faire ne la représenteroit que fort imparfaitement
et ne dedommageroit point de cette lecture qui ne peut que faire
beaucoup de plaisir.

L’Auteur, a dit Monsieur DeCheseaux le fils, a pour butSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
de soutenir son frére dans sa pénible carriére, de lui proposer
des motifs, et des facilités pour remplir ses devoirs. Le seul motif
qu’il lui propose c’est celui de la gloire, ce motif est puissant,
mais les Chrétiens se doivent régler par l’idée du juste. Il
propose diverses régles pour se conduire avec les différentes
personnes avec qui il a à faire; il est difficile de les par=
courir toutes. Je me bornerai à faire les réflexions suivan=
tes. 1° Qu’il ne faut pas qu’une personne qui est en place
se confie trop à une seule personne, qu’il doit en écouter
plusieurs, sur tout qui soient, s’il se peut, de divers génies,
d’age et d’occupations différentes, et tâcher de découvrir les
raisons de leur variété d’idées; la comparaison qu’il en fera
l’instruira beaucoup, & lui donnera occasion d’envisager cha=
que sujet sous toute sorte de faces. 2° Qu’il faut se rem=
plir d’un grand zéle pour le bien public. Cela ouvrira beau=
coup les yeux à un Prince sur le caractère des personnes
qui l’environnent.

Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Monsieur le Lieutenant Baillival n’a rien voulu a=
jouter.

Monsieur le Professeur D’Apples a dit, que le sujetSentiment de Mr le Professeur D'Apples.
étoit interressant & manié par un grand homme; on ne sait
pas les raisons qui faisoient regretter a ce frére de Ciceron
de n’être pas rapellé, puisque le gouvernement dont on l’avoit
chargé étoit lucratif et honorable; mais ils étoient dans des
circonstances particuliéres qui nous sont inconnues.

Il y a beaucoup de délicatesse dans le commencement de
la Lettre. Ciceron se charge du malheur de la prolongation
du gouvernement de son frére, mais il le console par l’i=
dée que c’est pour le bien public, & pour soutenir la gloire
de sa famille.

Par rapport aux différens ordres de personnes que
Quintus pouvoit voir & avec qui il avoit à faire sur les=
quels Ciceron donne des régles à son frére, il s’attache à
considerer les Publicains & les esclaves. Aux conseils qu’il lui
donne, il auroit du ajouter, qu’il auroit fallu s’opposer à ce
/p. 426/  qu’ils n’allassent trop loin, je parle des Publicains, dans leurs
exactions, c’est la régle que Jesus Christ donne pour eux. Pour
les esclaves je trouve admirable ce que Ciceron en dit.

Monsieur le Conseiller De St Germain trouve fort bonnesSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
toutes les réflexions que Ciceron fait sur la colère; qu’elle est
indigne d’un homme placé dans un haut rang, qu’elle trouble
l’esprit, qu’elle attire la haine de ceux contre qui elle s’allume,
qu’elle expose celui qui s’y livre à découvrir le fond de son
cœur, son secret même, qu’elle porte ceux en qui elle domi=
ne à dire & à faire bien des choses qui les rendent ridicules,
et méprisables; qu’elle prévient contre ceux que l’on doit
écouter & par conséquent qu’elle est cause qu’on ne s’ins=
truit pas assez de leurs raisons, & qu’elle est par la même
la source de quantité de faux jugemens; il a examiné
toutes ces raisons & en a montré la justesse.

Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.Quand vous nous appellez, a dit Monsieur le Bour=
sier Seigneux, à réfléchir sur cette lettre, ce n’est pas pour
y ajouter, ou pour en retrancher; c’est une pièce achevée.
L’Auteur y donne un plan suivi de conduite & de régles
pour toutes les parties de son emploi. Les louanges qu’il
donne à son frére ne sont que comme des correctifs des
leçons & des censures qu’il lui adresse. Par là les louanges
n’ont rien de fade, & les corrections rien de dur. C’est ce mé=
lange qui soutient les hommes dans leur devoir. Les lou=
anges seules amollissent, les corrections rebutent: au lieu
que les unes tempérées par les autres raniment le courage,
et font faire des efforts pour se soutenir dans la bonne opini=
on qu’on a connue de nous. Sur le motif de la gloire que
Ciceron porte trop loin, je remarque qu’il ne faut pas l’é=
teindre, il faut seulement le régler. A quoi se réduit donc
la gloire? C’est à prendre soin qu’aucune de nos actions ne
fasse un contraste avec ses propres principes, les régles de son
devoir et le rang ou l’on se trouve.

Je ferai encor quelques réflexions sur la dignité; on s’i=
magine dans le monde qu’elle consiste à être élevé au des=
sus des autres, & que ce seroit se ravaler que de s’abaisser
a de minces détails, ou à parler avec bonté à des personnes
qui sont fort au dessous de nous; au lieu que la véritable
dignité consiste à s’aquitter avec exactitude de toutes les par=
ties de son emploi, à ne rien négliger de ce qui peut contribuer
/p. 427/ à faire remplir les vues qu’on est chargé d’exécuter, à mena=
ger les circonstances les moins considerables, dès qu’elles peuvent
servir à notre but, à gagner la confiance et l’estime des hommes
et à se rendre maitre de leur cœur au point qu’on puisse les
remuer, les émouvoir ou les calmer selon le besoin. Je dirai
encor sur la familiarité que l’on blame chez les Grands,
quand elle a pour objets des personnes d’un rang fort au des=
sous du leur, qu’elle est effectivement hors de saison quand elle
n’a pour but que le badinage ou le plaisir, mais qu’elle est
très à propos quand on s’en sert pour connoitre le génie et
le caractére de ceux qui nous sont soumis & qu’elle nous
met en état de les emploier convenablement à leurs talens
& à leur caractere.

Au reste j’ai trouvé très beau ce que Ciceron a dit sur
les progrès que l’on devoit faire dans l’art de gouverner.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Les louanges de Ciceron, a dit Monsieur le Baron De Caus=
sade, m’ont fait comprendre que Quintus étoit un très di=
gne frére. L’Auteur en rapellant la mémoire de son Gouver=
nement de Cilicie parle de son désintéressement; il y avoit
en cela d’autant plus de mérite que ce n’étoit pas la coutu=
me alors, de sacrifier son intérêt à la gloire d’avoir bien
gouverné, et d’avoir traitté les peuples avec modération.

Il seroit à souhaitter qu’entre fréres, parens ou amis,
on travaillât à se donner des avis sur ses défauts. Quintus
étoit sujet à la colère, et Ciceron lui montre avec force les
inconvéniens de cette passion, les fautes qu’elle fait com=
mettre et le ridicule qu’elle attire à celui qui s’y livre. Les
Gouverneurs devroient se garantir de ce défaut, et se pré=
cautionner même contre l’humeur.

Ciceron, a dit Monsieur le Juge Seigneux, consoleSentiment de Mr le Juge Seigneux.
son frére de la prolongation de son gouvernement. Les
choses ont bien changé, un homme qui se verroit conti=
nué dans son emploi, sur tout s’il étoit lucratif, n’auroit
pas besoin de consolation aujourdhui; mais le désintéresse=
ment étoit à la mode et une affaire de famille; et les
concussions ne sont que trop en vogue à présent.

Il seroit à souhaitter qu’on agit par le motif de la
gloire. Jouïr de sa gloire, c’est tirer l’intérêt de l’argent
qu’on a prété ou qu’on a sacrifié pour s’aquerir cette gloi=
re; Joindre ce motif à ceux que Monsieur De Cheseaux a
/p. 428/ indiqué ce seroit le moien de faire un bon Chrétien.

J’ai lu, c’est Monsieur le Professeur Polier qui parle, avecSentiment de Mr le Professeur Polier.
beaucoup de plaisir la lettre de Ciceron; les louanges que l’au=
teur donne à son frére ne sont pas une flaterie, puisqu’il lui
fait des reproches sur sa colère; il le loue de ce qu’il a gagné
sur ce défaut, qu’il en a modéré les excès, et avec raison. En
effet on n’est pas maitre de ses prémiers mouvemens, mais
on peut les arrêter. Aussi St Paul dit-il là dessus, mettez vous,
ou, Si vous vous mettez en colère, ne péchez point; par ou il
fait bien comprendre que si les prémiers mouvemens de la
colere s’élevent comme malgré nous, au moins pouvons nous
les reprimer assez pour qu’ils ne nous portent point au mal.
On peut dire la même chose de toutes les autres passions;
les prémiers mouvemens échappent à nos soins, mais on
peut en arrêter les suites & les progrès.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXXVIII. Lecture de la lettre de Cicéron à Quintus », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 23 janvier 1745, vol. 2, p. 418-428, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/550/, version du 24.06.2013.
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