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« Assemblée LXXVII. Comment concilier la subordination des hommes avec les principes de la loi naturelle », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 09 janvier 1745, vol. 2, p. 406-418
LXXVII Assemblée
Du 9e Janvier 1745. Présens Messieurs Baron
DeCaussade, Seigneux Boursier, Seigneux Juge, DeChe=
seaux Conseiller, D’Apples Professeur, De Saint Germain
Conseiller, DeCheseaux fils, Seigneux Lieutenant.
Monsieur le Comte et Messieurs,Discours de Mr le Juge et l’Assesseur Seigneux sur la Question Comment on peut concilier la Subordination &c.
On demande comment on peut concilier la subordina=
tion qui regne entre les Hommes, avec les Principes de l’éga=
lité naturelle?
Pour la résoudre il faut établir 1° en quoi consiste ce
qu’on appelle subordination. 2° Rechercher sur quels
Principes elle est fondée. 3° Dans quelles bornes elle doit
être restreinte, pour avoir un caractere de légitimité. 4°
Montrer en quoi consiste l’égalité naturelle. 5° Faire
voir que l’égalité naturelle n’est ni détruite, ni blessée par
/p. 407/ la Supériorité accordée à de certaines conditions à
quelques uns des Individus de la Société.
La subordination, est l’état d’un homme qui reconnoit
un ou plusieurs Supérieurs; Cette Supériorité nait ou de la
nature des choses, ou de diverses circonstances qui opérent
une convention expresse ou tacite entre les divers mem=
bres d’une Société, en vertu de laquelle les uns sont éle=
vés au dessus des autres, et ont droit d’exiger certains égards,
certaines déférences. Cette Supériorité va même quelque=
fois jusqu’à géner la liberté des autres individus de la So=
cieté et les oblige à se conformer à la volonté du Su=
périeur.
Pour connoitre la nature et les Principes de cette
Subordination, il faut remonter à son origine; elle nait
des différentes rélations que les Hommes soutiennent les
uns à l’égard des autres.
La prémiére de toutes est sans doute celle des Peres et
des Enfans, elle forme une liaison réciproque, elle établit
une enchainure d’obligations étroites et respectives, contre
lesquelles on ne sauroit se soulever, sans manquer & sans
contrevenir aux Loix naturelles. Ces obligations et ces de=
voirs ont deux sources, nascuntur, dit Grotius, ex carita=
te, aut ex justitia. En effet cet amour si tendre qui at=
tache les Péres et les Méres à leurs enfans, et qui les enga=
ge à fournir toutes les choses nécessaires à ceux à qui ils ont
donné la vie, qui les porte si efficacement à travailler à
leur éducation, et à leur établissement, qui leur fait sup=
porter avec tant de condescendance leurs défauts & leurs
foiblesses, n’établit-il pas d’une manière incontestable l’o=
bligation des enfans de respecter les autheurs de leur nais=
sance, d’avoir pour eux les égards qu’exige la reconnoissan=
ce, de se préter à leurs desirs, de répondre aux soins qu’ils
prennent de leur éducation, de dépendre de leur volonté et
de leur obéïr en tout ce qu’ils ordonnent de juste et de lé=
gitime?
On en peut dire de même par rapport à toutes les
personnes parens ou autres, qui conjointement avec les
péres & les méres travaillent à l’éducation & à l’établisse=
ment des enfans. Comme leurs soins seroient inutiles, si
ceux qui leur sont confiés ne leur étoient pas subordonnés,
/p. 408/ & s’ils n’étoient pas revétus d’un degré d’authorité suffisant
pour géner la liberté & la volonté de leurs éleves; Il faut né=
cessairement que ceux-ci revétent un esprit de souplesse et
de soumission, & qu’ils concourent par leur respect & leur obéis=
sance au succès des soins qu’on se donne pour former leur
corps, leur esprit & leur cœur.
Cette subordination est donc fondée sur la nature des
choses, elle étoit même indispensablement nécessaire, pour
maintenir l’ordre et la tranquillité dans les familles.
Allons plus loin & voions les fondemens de la subor=
dination dans la Société civile.
Qui dit Société, dit un assemblage de familles qui
se réunissent pour leur commune utilité, & dont tous les
individus s’engagent à travailler de concert, chacun sui=
vant ses forces & ses talens, au plus grand bien du corps
dont ils sont les membres, & qui renoncent à une partie
des avantages et des privilèges dont ils jouissoient dans
l’état de nature, pour les mettre en commun, et les consa=
crer à l’utilité publique.
Pour établir un certain ordre dans la Société, il
falloit nécessairement s’assujettir à certaines règles, et pour
les rendre exécutoires, il falloit choisir & reconnoitre un
Supérieur, qui fût revétu du droit de les faire observer,
& d’en punir la violation. Sans cela chaque individu
n’auroit pour régle de sa volonté et de ses actions que son
utilité particuliére, et son bon plaisir; & l’on éprouveroit
bientôt dans l’anarchie les funestes Suites de la division,
& du désordre. C’est aussi par cette raison que l’on ne voit point
de Société, même chez les Peuples les plus barbares, qui n’ait
reconnu la nécessité de se choisir une ou plusieurs person=
nes qui soient chargées du gouvernement de l’Etat, et
revétues d’une autorité suffisante pour faire respecter
sa volonté tant qu’elle n’a rien de contraire aux Loix,
et aux constitutions du Gouvernement, et aux obligati=
ons réciproques auxquelles on s’est soumis à l’institution
de cette Société; C’est ce qui a donné la naissance
aux diverses espéces de Gouvernemens qui sont en
usage dans le Monde, et à la Subordination qui en
est une suite nécessaire.
Mais comme il est impossible que celui ou ceux qui
/p. 409/ sont à la tête de l’Etat fussent chargés du Gouverne=
ment, & de tous les détails qui y sont attachés, il falloit
nécessairement que ce Supérieur commun eût le pouvoir
de choisir des personnes qui lui fussent subordonnées et
qui sous ses yeux & son autorité travaillassent dans les
divers départemens qui leur seroient assignés, à remplir
diverses fonctions rélatives au bien général de la Société.
De là cette subdivision de superiorité & de subor=
dination que l’on voit dans les Sociétés civiles de quel=
que espèce qu’elles soient; elle est l’effet ou la confirma=
tion d’une convention primitive par laquelle les uns,
par la supériorité de leurs forces ou de leurs talens ont
été choisis pour remplir une place plus ou moins distin=
guée dans l’Etat, en vertu de laquelle ils jouissent du
degré d’autorité & des autres avantages qui y sont an=
nexés, aux dépends de la liberté & des commodités des
autres membres de la Société. Cette régle est commu=
ne à tous les différens Ordres de l’Etat, rélativement
aux diverses conventions expresses ou tacites qui les
lient. Les Magistrats et le Peuple; les Précepteurs &
les Disciples; les Maitres de métiers & leurs apprentits,
soutiennent différentes rélations, qui déterminent le de=
gré de subordination ou chaque individu doit être.
Mais comme cette Supériorité et cette subordinati=
on sont l’effet d’une convention, il faut que l’une et
l’autre soit maintenue dans ses justes bornes. Un Sou=
verain, un Magistrat qui abuse de son autorité & qui
la porte au delà de ses limites, est déchu par là mê=
me des Droits et des priviléges qui y sont attachés;
la subordination ne doit jamais dégénérer en escla=
vage.
L’homme, qui ne peut se résoudre à sacrifier sans
aucune reserve sa liberté, se revolte contre l’abus qu’un
Supérieur fait de son autorité; il oublie la subordinati=
on, il croit rentrer dans tous ses droits, l’égalité naturel=
le se rétablit sur les ruines d’une convention à laquel=
le la partie principale a voulu contrevenir.
On ne sauroit cependant disconvenir que la subor=
dination ne soit indispensable pour conserver l’ordre
et la tranquillité entre les différens individus qui com=
posent /p. 410/ la Société; c’est même une obligation de Droit
étroit pour tous les particuliers, que de se conformer à
cet égard aux régles & à l’usage.
Mais outre cette espèce de subordination de la=
quelle on ne peut se soustraire sans manquer essenti=
ellement à son devoir, & sans détruire l’harmonie qui
doit regner entre les différens ordres de l’Etat, il en est
une d’une autre espèce, qu’on peut appeller subordi=
nation de Bienseance; C’est de là que naissent
les égards, ces complaisances, cette déférence que nous
avons pour les personnes âgées, pour ceux qui ont
des Talens distingués, pour ceux enfin que leur nais=
sance a élevé au dessus de nous. Dans les prémiers
nous respectons moins l’âge que l’expérience, nous at=
tendons d’eux des conseils utiles que nous païons d’a=
vance par nos respects. Nous trouvons chez les autres
une source de connoissances qui les rendent infiniment
estimables, et nous mesurons nos égards pour eux, par
l’utilité qu’ils apportent à la Société; c’est un tribut
que nous ne saurions refuser à un mérite distingué
qui les elève au dessus de nous: On ne sent pas da=
bord le juste de l’idée que l’usage a attaché à la
naissance, Heroum filii noxa, est un Proverbe
qui ne se vérifie que trop souvent, Les enfans des
grands hommes, qui ont mérité de la Patrie ces glori=
euses distinctions, dégénérent souvent, & n’ont pour
soutenir leurs prérogatives que l’avantage frivole
d’en porter le nom sans imiter leur vertu; aussi ne
conservent-il plus cette supériorité légitime qui doit
être reservée au mérite distingué. Le seul moien de
conserver ce privilège, c’est de soutenir l’honneur de
son rang par l’attachement à la vertu.
Après avoir établi les principes sur lesquels la
subordination entre les Hommes est fondée, il reste à
montrer comment on peut la concilier avec les prin=
cipes de l’égalité naturelle. Pour cela il faut exami=
ner en peu de mots en quoi consiste cette egalité na=
turelle.
Les Hommes ont tous une même origine et un
droit commun sur toutes les choses nécessaires à la vie,
/p. 411/ ils ont la liberté de se déterminer & d’agir de la manié=
re la plus convenable à leurs véritables intérêts, et ils
ne peuvent être privés légitimement de ce droit qui est
aquis également à tous les Hommes. Il semble donc que
tous les Hommes devroient partager également les avan=
tages de l’autorité & du bien être; d’où il suit que la Su=
périorité ne peut avoir lieu sans blesser les priviléges
de l’humanité & de la liberté qui lui est aquise: Cepen=
dant si l’on fait attention aux diverses circonstances dans
lesquelles se trouvent les différens individus de la Socié=
té, nous verrons que le foible a besoin du secours et
de la protection du fort; nous verrons que celui qui a
les Talens de l’esprit manque d’industrie pour se pro=
curer les choses nécessaires à la vie, &c. Ainsi ce n’est
qu’en se prétant un mutuel secours qu’ils peuvent
jouïr sans trouble de ce qu’ils possédent et aquerir
avec sureté ce qui leur manque. Toutes ces différen=
tes rélations établissent entre les Hommes diverses es=
péces de subordination, que leurs besoins mutuels & le
bon ordre de la Société rendent nécessaire. C’est à l’a=
bri de cette subordination que les Loix sont respecté=
es et exécutées; et c’est à l’abri de ces Loix que chacun
jouit tranquillement et sans trouble des avantages
qu’il s’est légitimement aquis; C’est le fruit d’une con=
vention par laquelle, l’un s’est chargé du gouvernement,
sous la condition de trouver dans ceux qui lui sont su=
bordonnés, de la docilité & de l’obeissance. La place qu’il
occupe, si desirée par les Hommes, ne l’exempte point
de toute espèce de subordination; il est lui même sujet
aux Loix, quoiqu’il soit préposé pour les faire obser=
ver aux autres; & s’il remplit ses devoirs il est foible=
ment recompensé de ses peines par la prérogative que
lui donne sur eux une authorité toujours limitée; tous
ceux qui lui sont subordonnés dans l’administration
des affaires de l’Etat sont dans la subordination: et
ainsi on peut dire que la subordination est si egale=
ment repartie entre les Membres d’une Société bien
réglée, qu’on ne peut pas dire que quelqu’un en soit
exemt.
Il en est de même de l’autorité chacun en a la
/p. 416 / mesure convenable à sa condition, et l’usage légitime
qu’il en peut faire. Ainsi on peut dire que la subordina=
tion entre les différens ordres de personnes qui composent
la Société, loin de blesser l’égalité naturelle est
un moien de contenir chacun des Individus dans
les bornes de la Sphére ou la nature l’a pla=
cé; et de conserver à chacun l’usage légitime
de sa Liberté.
Quoique Monsieur le Juge ait écrit à la hâteSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
ce qu’il vient de nous lire, a dit Monsieur le Conseil=
ler De St Germain, il a bien répondu au plan qu’il s’est
fait, et il restera peu de choses à dire. Il faut faire
connoitre aux hommes qui sont élevés, qu’il y a de
l’égalité entre les hommes, et il faut convaincre ceux
qui sont soumis qu’il y a pourtant une subordination
nécessaire, et qui fait le fondement de l’égalité. Si le
Prince et le sujet sont bien convaincus chacun de ces vé=
rités, la subordination n’aura rien qui géne, parce qu’on
ne la rendra pas trop dure, et qu’on sentira qu’elle est
nécessaire à la conservation de nos avantages.
Sentiment de Mr le Professeur D’Apples.Il vient dans l’esprit de tous les Hommes que les Su=
périeurs ne sont que des Hommes comme eux; Monsieur le
Juge a bien répondu à cette difficulté, et a bien fait voir
ce qu’elle auroit de faux et de dangereux, si on la poussoit
trop loin. Le plan qu’il a suivi m’a paru très bon.
L’égalité a pour fondement qu’il y a une nature com=
mune entre les hommes, et cette égalité c’est le droit égal
que tous les Hommes de jouïr des choses nécessaires à la vie
et de conserver ce qu’ils possédent. La Subordination qu’il
a établi ne détruit point cette égalité; la noblesse, et les
emplois ne la détruisent pas non plus, ils sont au contrai=
re établis pour la soutenir. La possession des biens qui sem=
ble mettre une si grande différence entre les hommes n’ané=
antit pas l’égalité, puisqu’elle les met en état de jouïr plus
tranquillement de leurs avantages. Rien ne détruit ce prin=
cipe Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris. Le
Prince doit se dire, si tu étois Sujet, voudrois-tu qu’on te
traittât comme tu fais ceux qui te sont soumis, voudrois-tu
qu’on appesantît ton joug & qu’on exigeât avec dureté ce que
tu es obligé de faire, ou qu’on exigeât plus? Non sans doute
/p. 417/ tu dois agir avec plus de douceur & d’humanité. Le sujet de
même doit se dire si tu étois établi pour gouverner la so=
ciété, voudrois-tu qu’on apportât des obstacles aux bons des=
seins que tu aurois, que par négligence, par fierté, ou par
avarice on te resistât sans cesse? non sans doute: tu dois
donc éviter une pareille conduite. Ainsi chacun en se met=
tant à la place des autres sentira mieux ce qu’il doit
faire dans son état. Ce sont les réflexions de Monsieur le
Professeur D’Apples.
Sentiment de Mr De Cheseaux le fils.On auroit du commencer à définir l’égalité, mais com=
me le nœud de la question regarde la subordination, on
a pu commencer par là. Je rapporte les idées de Monsieur
DeCheseaux le fils. Monsieur le Juge a distingué deux sor=
tes de subordination, celle de devoir & celle de bienseance.
Cette derniere ne peut se concilier que difficilement avec l’é=
galité. De l’idée d’égalité Monsieur le Juge a tiré la su=
bordination, qui n’est autre chose qu’un moien nécessaire
pour conserver l’égalité. Il a fait voir ensuite jusqu’où
cette derniére doit aller; elle doit s’étendre à tout ce qui
est nécessaire pour maintenir la paix et l’ordre dans la
Société.
Je ne ferai qu’une réflexion qui montre que ces deuxSentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.
choses l’égalité & la subordination sont très compatibles a
dit Monsieur le Conseiller DeCheseaux. Si ces deux choses
avoient le même objet, elles ne pourroient se concilier;
l’égalité regarde le droit de jouïr des choses qui sont en com=
mun est necessaires à la vie, et la subordination regarde
la maniére de se procurer ces choses. On peut voir un exem=
ple de ces deux choses dans ce qui se passe parmi les chas=
seurs. Des personnes indépendantes les unes des autres vont
à la chasse dans le dessein d’attaper du gibier, si elles mar=
chent en désordre, il sera difficile qu’ils aient quelque suc=
cès; aussi commencent-ils a s’arranger, à établir des régles,
à marquer ce que chacun aura à faire, par là ils s’as=
surent une proie, dont ils remportent chacun sa part.
Monsieur le Braon DeCaussade a dit que l’égalitéSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
regarde l’état naturel, mais dès qu’on parle de Société elle
suppose la subordination, et alors il est nécessaire qu’on
rende à chacun des Supérieurs les égards qui leur sont
dus, ou comme un devoir, pour remplir mieux ses obli=
gations, /p. 418/ ou comme une recompense des soins que les Supé=
rieurs prennent.
Monsieur le Boursier Seigneux a donné ses réflexionsMr le Boursier Seigneux.
par écrit, je les transcrirai à la fin de ce volume.
On est convenu de lire dans la huitaine la Lettre de
Ciceron à Quintus son frére.