Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXVII. Lecture du discours de Ramsay sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 10 octobre 1744, vol. 2, p. 339-350

LXVII Assemblée

Du 10e 8bre 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur, Seigneux Ju=
ge, Dulignon, D’Apples Professeur.

Messieurs Monsieur le Boursier a continué à traiterDiscours de Monsieur le Comte
la matière de la Prudence qu’il avoit commencée il y a quelque
tems. Dans son prémier Discours il a examiné ce que c’est que la
Prudence, et il y a montré que c’est une Vertu que nous sommes
obligés d’aquerir. Dans le second il distingue la Prudence en Pru=
dence générale et en Prudence particulière, il s’est borné dans ce
Discours à la prémiére.

Il réunit la Prudence générale à ces trois articles. 1° A se
former des idées justes des choses. 2° à avoir des sentimens raison=
nables, et 3° à avoir une conduite qui réponde à ces idées et à ces
sentimens.

Dabord il trouve que l’homme prudent doit travailler à se faire
des idées justes de Dieu, des hommes et de soi même. La Prudence
aiant pour but notre bonheur, doit nous porter à aquerir des idées
justes de Dieu qui est le Maitre de toutes choses, et de qui toute no=
tre félicité dépend, pour nous faire vivre d’une manière qui nous
le rende favorable, en nous engageant à lui rendre un culte qu’il
approuve.

L’homme prudent doit encor se faire des idées justes des autres
/p. 340/ hommes, il doit connoitre leurs inclinations, leurs penchans, leurs passions,
en un mot toutes leurs qualités bonnes et mauvaises, afinqu’il sache com=
ment il doit se conduire avec eux pour gagner leur estime, leur con=
fiance et leur amitié, et pour les porter à lui rendre tous les services
dont il a besoin.

Mais s’il est nécessaire de connoitre le caractère des Hommes pour
éviter de leur déplaire, il n’est pas moins de la Prudence d’apprendre
à se connoitre soi même. C’est le coeur qui dirige nos actions et qui
nous porte à de certaines choses plutôt qu’à d’autres; il faut donc
que nous connoissions nos inclinations et nos penchans pour leur ré=
sister, s’ils sont opposés au but que nous nous proposons de gagner
l’amitié des hommes: il faut aussi que nous connoissions nos talens,
nos forces, de même que nos défauts et notre faiblesse, pour ne pas
entreprendre des choses qui sont au dessus de notre capacité, dans la
poursuite desquelles nous perdrions beaucoup de tems, et dont le mauvais
succès nous donneroit du chagrin. Enfin il faut se connoitre pour mo=
dérer ses passions, et pour éviter les excès auxquels elles nous porteroient,
excès qui ruïneroient notre santé et qui nous donneroient de cruels
repentirs.

Vous êtes convenus, Messieurs en général de la solidité des refle=
xions de Monsieur le Boursier, mais vous avez trouvé qu’il seroit à
propos de les réduire à quelques maximes générales, afinqu’on pût se
les rappeller aisément. En voici deux ou trois que vous avez proposées.
Entre deux biens que se présentent et que nous pouvons nous procurer,
il faut toujours s’attacher à celui qui est le meilleur et le plus considé=
rable. De deux maux qui nous ménacent, nous devons fuir avec le
plus de soin celui qui est le plus grand et le plus durable. Quand
nous voulons exécuter quelque chose, quelque plan, quelque dessein, il
faut toujours préférer les moiens qui sont les plus simples. Enfin
qu’il ne faut pas se livrer trop tôt aux objets qui nous frapent, qu’il
faut avantque de leur donner son coeur, examiner s’ils sont dignes de
nos empressemens & de nos soins.

Monsieur DuLignon a donné à lire une Pièce de Monsieur De
Ramsay sur l’Ordre des Francs-maçons prononcé dans une Loge à la re=
ception de quelques Membres de cet Ordre.

La noble ardeur que vous montrez, Messieurs, pour entrer dans leDiscours prononcé à la réception des Frée-maçons à la Loge de…… par Mr DeRamsay grand Orateur de l’Ordre: fourni à la Société par Mr DuLignon.
tres ancien et très illustre Ordre des Free-Maçons, est une preuve certaine
que vous possédez déja toutes les qualités nécessaires pour en devenir les
Membres. Ces qualités sont la Philanthropie sage, la Morale pure, le se=
cret inviolable et le gout des beaux Arts.

/p. 341/ Lycurgue, Solon, Numa et tous les autres Législateurs politiques
n'ont pu rendre leurs établissemens durables, quelque sages qu’aient été leurs
Loix, elles n'ont pu s'étendre dans tous les Païs et dans tous les Siècles.
Comme elles n'avoient en vue que les victoires et les conquêtes, la violen=
ce militaire et l'élévation d'un Peuple au dessus d'un autre, elles n'ont pu
devenir universelles, ni convenir au gout, au génie, aux intérêts de toutes
les Nations. La Philanthropie n'étoit pas leur base: l'amour de la Patrie
mal entendu et poussé à l'excès, détruisoit souvent dans ces Républiques
guerriéres l'amour de l'humanité en général. Les Hommes ne sont pas
distingués essentiellement par la différence des Langues qu'ils parlent, des
habits qu'ils portent, des Païs qu'ils occupent, ni des Dignités dont ils sont
revétus. Le Monde entier n'est qu'une République, dont chaque
Nation est une famille, et chaque particulier un enfant. C'est pour fai=
re revivre et répandre ces anciennes maximes prises dans la nature de
l'homme que notre Société fut établie. Nous voulons réunir tous les
hommes d'un Esprit éclairé et d'une humeur agréable, non seulement par
l'amour des beaux Arts, mais encor plus par les grands principes de ver=
tu, ou l'intérêt de la confraternité devient celui du Genre humain en=
tier, ou toutes les Nations peuvent puiser des connoissances solides, et
ou tous les Sujets des différens Roiaumes peuvent conspirer sans jalou=
sie, vivre sans discorde et se chérir mutuellement sans renoncer à leur
Patrie. Nos Ancétres les Croisés, rassemblés de toutes les parties de la
Chrétienneté dans la Terre Sainte, voulurent réunir ainsi dans une
seule confraternité les Sujets de toutes les Nations. Quelle obligation
n'a-t-on pas à ces hommes Supérieurs qui sans intérêt grossier, sans
écouter l'envie naturelle de dominer, ont imaginé un établissement
dont le but unique est la réunion des Esprits et des coeurs, pour les
rendre meilleurs et former dans la suite des tems une Nation spiri=
tuelle, ou sans déroger aux divers devoirs que la différence des Etats
exige, on créera un Peuple nouveau, qui en tenant de plusieurs Nati=
ons, les cimentera toutes en quelque sorte par les liens de la Vertu et de
la Science.

La saine Morale est la seconde disposition requise dans notre Socié=
té. Les Ordres religieux furent établis pour rendre les Hommes Chrétiens
parfaits. Les Ordres militaires pour inspirer l'amour de la belle gloire. L'Or=
dre des Free-Maçons fut institué pour former des Hommes, et des Hom=
mes aimables, de bons Citoiens, de bons Sujets, inviolables dans leurs
promesses, fidèles adorateurs du Dieu de l'amitié, plus amateurs de la
Vertu que des recompenses

Polliciti servare fidem, sanctumque vereri
/p. 342/ Numen, amicitiae mores, non munus amare.

Ce n'est pas cependant que nous nous bornïons aux vertus civiles
purement civiles. Nous avons parmi nous trois espéces de Confréres, des
Novices ou des Apprentifs, des Compagnons ou des Profès, des Maitres ou
des Parfaits. Nous expliquerons aux prémiers les Vertus morales et philan=
thropes; aux seconds les Vertus héroïques; aux derniers les Vertus surhumai=
nes et Divines. Desorte que notre Institut renferme toute la Philosophie
des Sentimens, et toute la Théologie du coeur. C'est pourquoi un de nos
Vénérables Confréres, dit dans un Ode pleine d'un noble enthousiasme,

Free-Maçons, Illustre Grand Maitre
Recevez nos prémiers transports;
Dans mon coeur l'Ordre les fait naitre.
Heureux! si de nobles efforts
Me font mériter votre estime,
M'élèvent à ce vrai sublime
A la prémière Vérité,
A l'essence pure et divine,
De l'Ame céleste origine,
Source de vie et clarté.

Comme un Philosophie sévère, sauvage, triste et misanthrope dégou=
te les Hommes de la Vertu, nos Ancètres les Croisés voulurent la rendre
aimable par l'attrait des plaisirs innocens, d'une Musique agréable, d'une
joie pure, et d'une gaieté raisonnable. Nos sentimens ne sont pas ce
que le monde profane, et l'ignorance vulgaire s'imaginent; tous les vices
du coeur et de l'esprit en sont bannis. L'irreligion, et le libertinage,
l'incrédulité et la débauche. C'est dans cet esprit qu'un de nos Poetes dit,

Nous suivons aujoudhui des sentiers peu battus
Nous cherchons à batir, et tous nos édifices
Sont ou des cahots pour les vices,
Ou des Temples pour les Vertus.

Nos repas ressemblent à ces vertueux soupers d'Horace, ou l'on s'en=
tretenoit de tout ce qui pouvoit éclairer l'Esprit, perfectioner le coeur, et
inspirer le gout du Vrai, du Bon et du Beau.

O! noctes, coenaeque Deûm............................. 
Sermo oritur non de regnis, domibusve alienis

.................................. sed quod magis ad nos
Pertinet, et nescire malum est, agitamus utrumne
Divitiis homines, an sint Virtute beati,
Quidve ad amicitias usus, rectumve trahat nos,
Et quae sit natura boni, summumque quid ejus?

/p. 343/ Ici l'amour de tous les devoirs se fortifie. Nous bannissons de nos
Loges toute dispute qui pourroit altérer la tranquillité de l'Esprit, la
douceur des moeurs, les sentimens d'amitié & cette harmonie parfaite,
qui ne se trouve que dans le retranchement de tous les excès indécens, et
de toutes les passions discordantes.

Les obligations donc, que l’Ordre vous impose, sont de protéger vos
Confréres par votre autorité, de les éclairer par vos lumiéres, de les édifier
par vos vertus, de les secourir dans leurs besoins, de sacrifier tout ressen=
timent personnel, et de rechercher tout ce qui peut contribuer à la paix,
à la concorde, et à l’union de la Société.

Nous avons des secrets; ce sont des signes figuratifs et des paro=
les sacrées, qui composent un Langage tantot muet et tantôt très élo=
quent, pour se communiquer à la plus grande distance, et pour recon=
noitre nos Confréres de quelque Langue ou de quelque Païs qu'ils
soient. C'étoient, selon les apparences, des mots de guerre, que les
Croisés se donnoient les uns aux autres, pour se garantir des surprises
des Sarrazins, qui se glissoient souvent parmi eux pour les trahir et
les assassiner. Ces signes et ces paroles rapellent les souvenir ou de
quelque partie de notre Science, ou de quelque Vertu morale, ou de
quelque mistère de la Foi. Il est arrivé chez nous, ce qui n'est guères
arrivé dans aucune autre Société. Nos Loges ont été établies et se
répandent aujourdhui dans toutes les Nations policées, et cependant
dans une si nombreuse multitude d'hommes, jamais aucun Confrére
n'a trahi nos secrets. Les Esprits les plus legers, les plus indiscrets,
et les moins instruits à se taire apprennent cette grande Science, aus=
si tot qu'ils entrent dans notre Société; tant l'idée de l'union frater=
nelle a d'empire sur les esprits. Ce secret inviolable contribue puis=
samment à lier les Sujets de toutes les Nations, et à rendre la commu=
nication des bienfaits facile et mutuelle entr'eux. Nous en avons
plusieurs exemples dans les Annales de notre Ordre. Nos Confréres
qui voiageoient dans les différens Païs de l'Europe s'étant trouvés dans
le besoin, se sont fait connoitre à nos Loges, et aussitôt ils ont été
comblés de tous les secours nécessaires. Dans le tems même des guer=
res les plus sanglantes des illustres Prisonniers ont trouvé des Fréres,
ou ils ne croioient trouver que des ennemis. Si quelcun manquoit aux
promesses solennelles qui nous lient, vous savez, Messieurs, que les
plus grandes peines sont les remords de sa Conscience, la honte de la
perfidie, et l'exclusion de notre Société: selon ces belles paroles d'Horace,

Est et fideli tuta silentio
Merces. Vetabo qui cereris sacrum

/p. 344/ Vugarit arcanae, sub iisdem
Sit trabibus, fragilemque mecum
Solvat phaselum.

Oui, Messieurs, les fameuses fétes de Céres à Eleusis, dont parle
Horace, aussi bien que celles d'Isis en Egypte, de Minerve à Athènes,
d'Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scythie, avoient quelque
raport à nos Solennités. On y célébroit des mystères, ou se trouvoient
plusieurs vestiges de l'ancienne Religion de Noé et des Patriarches, en=
suite on finissoit par les repas et des libations, mais sans les excès, les
débauches et l'intempérance ou les Payens tombérent peu à peu. La sour=
ce de toutes ces infamies fut l'admission des personnes de l'un et l'au=
tre sexe aux Assemblées nocturnes contre la primitive institution. C'est
pour prévenir de semblables abus, que les Femmes sont exclues de notre
Ordre. Ce n'est pas que nous soions assez injustes pour regarder le sexe
comme incapable du secret, mais c'est parceque sa présence pourroit al=
térer insensiblement la pureté de nos maximes et de nos moeurs.

Si le Sexe est banni qu'il n'en ait point d'allarmes,
Ce n'est point un outrage à sa fidélité;
Mais on craint que l'amour entrant avec ses charmes,
Ne produise l'oubli de la fraternité.
Noms de fréres et d'amis seroient de foibles armes
Pour garantir les coeurs de la rivalité.

La quatrième qualité requise pour entrer dans notre Ordre est
le gout des Sciences utiles et des Arts libéraux de toutes les espèces; ainsi
l'Ordre exige d’un chacun de vous, de contribuer par sa protection, par sa
libéralité ou par son travail à un vaste Ouvrage, auquel nulle Académie
et nulle Université ne peuvent suffire, parceque toutes les Sociétés par=
ticuliéres étant composées d'un très petit nombre d'hommes, leur travail
ne peut pas embrasser un objet immense.

Tous les Grands Maitres, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et
par toute l'Europe exhortent tous les Savans et tous les Artistes de la
Confraternité de s'unir pour fournir les matériaux d'un Dictionnaire
universel de tous les Arts libéraux, et de toutes les Sciences utiles, la
Théologie et la Politique seules exceptées. On a déja commencé l'Ouvra=
ge à Londres, mais par la réunion de nos Confréres, on pourra le por=
ter à sa perfection en peu d'années. On y expliquera non seulement
le mot Technique et son Etymologie, mais on donnera ensuite l'his=
toire de la Science et de l'Art, ses grands principes et la manière d'y
travailler. De cette façon on réunira les lumières de toutes les Nations
dans un seul Ouvrage, qui servira comme un Magasin général, et une
/p. 345/ Bibliothèque universelle de ce qu'il y a de beau, de grand, de lumineux,
de solide et d'utile dans toutes les Sciences naturelles et dans tous les
Arts nobles. Cet Ouvrage augmentera dans chaque Siècle selon l'aug=
mentation des lumières, c'est ainsi qu'on répandra une noble émula=
tion avec le gout des belles Lettres et des beaux Arts dans toute l'Eu=
rope.

Le nom de Free-Maçon ne doit donc pas être pris dans un
sens littéral; grossier et matériel, comme si nos Instituteurs avoient
été de simples Ouvriers en pierre ou en marbre, ou des Génies pure=
ment curieux qui vouloient perfectionner les Arts; ils étoient non
seulement d'habiles Architectes qui vouloient consacrer leurs Talens et
leurs biens à la construction des Temples extérieurs; mais aussi des Prin=
ces religieux et guerriers qui vouloient éclairer, édifier et protéger les
Temples vivans du tres-haut. C'est ce que je vais démonter en vous
developant l'origine et l'Histoire de l'Ordre.

Chaque Famille, chaque République, dans une Antiquité obs=
cure a sa Fable et sa Vérité, sa Légende et son Histoire, sa ficti=
on et sa réalité. Quelques uns font remonter notre Institution jus=
qu'au tems de Salomon, de Moyse, des Patriarches, de Noé même; quel=
ques autres prétendent que notre Fondateur fut Enoch, le petit fils
du Protoplaste qui batit la prémiére Ville, et l'appella de son nom.
Je passe rapidement sur cette origine fabuleuse, pour venir à notre
véritable Histoire. Voici donc ce que j'ai pu recuillir dans les très
anciennes Annales l'Histoire de la Grande Bretagne, dans les Ac=
tes du Parlement d'Angleterre, qui parlent souvent de nos privilè=
ges, et dans la tradition vivante de la Nation Britannique, qui
a été le Centre et le Siège de notre Confraternité depuis le l'onziè=
me Siècle.

Du tems des guerres saintes dans la Palèstine, plusieurs Princes
Seigneurs et Citoiens entrérent en Société, firent voeu de rétablir
les Temples des Chrétiens dans la Terre Sainte, et s'engagérent par
Serment à emploier leurs Talens et leurs biens pour ramener l'Ar=
chitecture à sa premiere primitive institution. Ils convinrent de plusieurs signes
anciens, de mots symboliques tirés du fond de la Religion, pour se
distinguer des Infidèles, et se reconnoitre d'avec les Sarrazins. On ne
communiquoit ces signes et ces paroles qu'à ceux qui promettoient
solennellement et souvent même aux piéds des Autels de ne les ja-
mais révéler. Cette promesse sacrée n'étoit donc plus un Serment exé=
crable comme on le débite, mais un lien respectable, pour unir les
hommes de toutes les toutes les Nations dans une même Confraternité. Quelque
/p. 346/ tems après notre Ordre s'unit intimément avec les Chevaliers de St Jean
de Jerusalem. Dès lors & depuis nos Loges portérent le nom de Loges
de St Jean dans tous les Païs. Cette union se fit en imitation des Israe=
lites, lorsqu'ils rebatirent le second Temple: pendant qu'ils manioient d'une
main la truelle et le mortier, ils portoient de l'autre l'épée et le bouclier
(Esdras chap. IV. v. 16.)

Notre Ordre par conséquent ne doit pas être regardé comme un
renouvellement de Bacchanales et une source de folle dissipation, de li=
bertinage effrené et d'intempérance scandaleuse, mais comme un Ordre
moral institué par nos Ancétres dans la Terre Sainte pour rapeler le
souvenir des vérités les plus sublimes, au milieu des innocens plaisirs
de la Société.

Les Rois, les Princes & les Seigneurs en revenant de la Palestine dans
leur Païs y établirent des Loges différentes. Du tems des dernieres Croisa=
des, on voioit déja plusieurs Loges érigées en Allemagne, en Italie, en Es=
pagne, en France et de là en Ecosse à cause de l'intime alliance qu'il y
eut alors entre ces deux Nations. Jaques Lord Steward d'Ecosse fut grand
Maitre d'une Loge établie à Kilwinner dans l'Ouest d'Ecosse, en l'an
1286. Peu de tems après la mort d'Alexandre III Roi d'Ecosse, et un an
avant que Jean Baliol monta sur le Trone, ce Seigneur Ecossais reçeut
Free Maçon dans sa Loge les Comtes de Glocester et d'Ulter Seigneurs
Anglois et Irlandois.

Peu à peu nos Loges, nos Fétes et nos Solennité furent négligées
dans la plupart des Païs, ou elles avoient été établies. De la vient le silence
des Historiens de presque tous les Roiaumes sur notre Ordre, hors ceux de
le Grande Brétagne. Elles se conservérent neammoins dans toute leur
splendeur parmi les Ecossois, à qui nos Rois confiérent pendant plusieurs
Siécles la garde de leur sacrée Personne.

Après les déplorables traverses des Croisades, le dépérissements des
Armées Chrétiennes, et le triomphe de Bendocdar Soudan d'Egypte pen=
dant la huitième et dernière Croisade, le Fils d'Henri III Roi d'Angle=
terre, le Prince Edouard voiant qu'il n'y avoit plus de sureté pour ses
Confréres dans la Terre Sainte, quand les Troupes Chrétiennes se reti=
roient, les ramena tous, et cette Colonie de Fréres s'établit ainsi en An=
gleterre. Comme ce Prince étoit doué de toutes les qualités du coeur et
de l'esprit qui forment les Héros, il aima les beaux Arts, se déclara Pro=
tecteur de notre Ordre, lui accorda plusieurs privilèges et franchises, et dès
lors les Membres de cette Confraternité prirent le nom de Francs-Maçons.
Depuis ce tems là la Grande Brétagne devint le Siège de notre Science, con=
servatrice de nos Loix, et la Dépositaire de nos Secrets. Les fatales discordes
/p. 347/ de Religion qui embrasérent et déchirérent l'Europe dans le XVIe Siè=
cles firent dégénerer notre Ordre de la grandeur et de la noblesse de son
origine on changea, on déguisa ou l'on retrancha plusieurs de nos Rites
et usages qui étoient contraires au préjugé du tems.

C'est ainsi que plusieurs de nos Confréres oubliérent, comme les an=
ciens Juifs, l'esprit de notre Loi, et n'en conservérent que la lettre et l'é=
corce. Notre Grand Maitre dont les qualités respectables surpassent encore
la naissance distinguée, veut qu'on rapelle tout à sa prémiére institution,
dans un Païs ou la Religion et l'Etat ne peuvent que favoriser nos Loix.

Des Iles Britanniques l'antique science commence à repasser dans la
France, sous le regne du plus aimable des Rois, dont l'humanité fait l'ame
des vertus, sous le Ministère d'un Mentor qui a réalisé tout ce qu'on a=
voit imaginé de fabuleux. Dans ces tems heureux ou l'amour de la paix
est devenue la vertu des Héros, la Nation la plus spirituelle de l’Europe
deviendra le Centre de l'Ordre; elle répandra sur nos Ouvrages nos Sta=
tuts et nos moeurs, les graces, la délicatesse et le bon gout; qualités es=
sentielles dans un Ordre dont la base est la sagesse, la force et la beau=
té du Génie. C'est dans nos Loges à l'avenir, comme dans les Ecoles publi=
ques, que les François verront, sans voiager, les caractères de toutes les Na=
tions, et c'est dans ces mêmes Loges que les Etrangers apprendront par ex=
périence que la France est la vraie Patrie de tous les Peuples.

Patria Gentis humanae.

Il faut envisager les Eloges qui nous viennent d'un Membre d'uneSentiment de Mr le Bourgemaistre Seigneux
Société, a dit Monsieur les Bourguemaistre, comme les nouvelles qui nous
viennent d'un des partis qui sont en guerre. Il y a cependant cette diffé=
rence, c'est que les nouvelles d'un parti sont rectifiée par celles qu'on reçoit
de l'autre: et il n'en est pas de même ici, puisque aucun des Adversaires
des Francs-Macons ne peut détruire ce qu'ils disent à leur avantage, par=
ce que qui que ce soit n'a aucune connoissance de leurs affaires.

L'Auteur donne le nom de signes sacrés aux signes que les Francs Ma=
çons emploient pour se reconnoitre, il me semble qu'il abuse un peu de ce
terme, je crois qu'il ne doit être emploié que dans ce qui regarde la Re=
ligion. Comme l'Auteur dit que leur institution est établie pour soutenir
et pour perfectionner les Sciences & les beaux Arts, on ne peut s'empécher de
l'approuver et de lui donner les louanges qu'elle mérite à cet égard. Mais
si je loues cette institution à cause du but qu'elle se propose, je ne puis
m'empécher de blamer les mystères qu'elle a voulu répandre sur les si=
gnes dont elle se sert, signes qui n'avoient pour but que de se reconnoitre
& de prévenir les trahisons qu'on vouloit faire à ses Membres. Aujourdhui
que nous vivons à l'abri des surprises et des injustices, ils auroient du
/p. 348/ lever ce mystère, qui à ce que je crois à empéché à beaucoup de personnes
d'entrer dans leur Ordre, et faire connoitre au Public leurs bonnes inten=
tions; qu'on craint d'être surpris si on cherche à entrer dans une Société † .

Monsieur Dulignon a dit qu'il n'y a point de Serment qui lie lesSentiment de Mr DuLignon
Francs Maçons, et qu'on n'en exige point de ceux qui entrent dans cet Ordre.
On ne surprend personne, a-t-il ajouté, puisqu'on a apprend à chacun ce à
quoi il doit s'engager, et après qu'on l’a instruit il lui est permis de se re=
tirer, ou d'entrer dans la Société. Ainsi personne n'a lieu de se plaindre.

† dont on ne connoit point les maximes, et à laquelle on oblige de se lier
par Serment ceux qui en veulent être Membres, avantque de leur expliquer
ce à quoi ils se lient.

Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival de BochatJ'entre fort, a dit Monsieur le Lieutenant Ballival, dans les réflexions de Mon=
sieur le Bourgemaistre. J'ai oui avec plaisir le Discours de Mr DeRamsay,
Je vois avec satisfaction le but que l'Ordre se propose; quoique cette institu=
tion ne fût pas portée au point de perfection ou Mr de Ramsay la met,
quand même on n'en aprocheroit, pour ainsi dire, que de loin, on ne peut
que l'approuver, et lui donner des louanges. Je trouve que le secret qu'on
garde sur les signes par lesquels on peut se reconnoitre est très utile, puis=
que la Société est engagée à répandre ses libéralités sur ceux qui sont dans
le besoin; sans ce secret la Société seroit exposée à l'importunité d'un trop
grand nombre de personnes, qui l'épuiseroient. J'admire au reste que ce
secret qui a été confié à un si grand nombre de personnes n'ait encore
jamais été révélé. Je regarde le projet que la Société a formé de donner
un Dictionnaire universel comme très utile, et je crois que l'éxécution en
est facile, vu le grand nombre de Personnes de toutes conditions qui font
Membres de cette Société. Il y a une chose à laquelle il me paroit que
la Société devroit donner une grande attention, ce seroit d'apporter plus de
précautions qu'elle ne fait avantque d'admettre dans l'Ordre ceux qui se
présentent et d'être plus difficile dans les receptions qu'elle fait: par là elle
n'admettroit que des personnes estimables par leurs qualités, et qui lui fe=
roient honneur.

Sentiment de Mr le Juge Seigneux.J'ai été tenté plusieurs fois, a dit Monsieur le Juge, de chercher à de=
venir Franc-Maçon sur les éloges que j'ai oui faire de l'Ordre. Je trouve
admirable de pouvoir aquerir sans peine des connoissances qu'on a tant de pei=
ne à se procurer dans la vie civile. Il n'y a qu'à fréquenter les Loges et on
devient habile. Voilà l'idée que Monsr De Ramsay nous donne dans son Dis=
cours, de cette Société. Mais après cette belle peinture de L'Ordre des Francs Ma=
çons je voudrois bien qu'on lût les Questions que la Magistrature de Genève
a fait aux Francs Maçons. Ce ne sont pas des accusations, mais des questions
et voir comment ils y répondroient.
/p. 349/ Il n'y a personne à qui les Dictionnaires soient plus d'usage qu'aux
Francs Maçons; ils se chargent la mémoire de signes et de mots; ceux d'entr'eux
qu'on nomme Compagnons en ont un plus grand nombre à retenir, et les
Maitres encor plus: or comme il est facile d'oublier ces mots ou ces signes et
de les confondre, un Dictionnaire qui en détermineroit précisément la signi=
fication & l'usage leur seroit fort utile.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples.Monsieur D'Apples trouveroit la Société des Francs Maçons respec=
table, si ce qu'on en dit étoit observé à la lettre. Puisque ce que l'Auteur
a dit de la Philanthropie soit très abrégé, il l'à trouvé très beau: et c'est
par cette Philanthropie qu'il trouve que l'Ordre l'emporte sur les ancien=
nes Républiques qui poussoient trop loin l'amour de la Patrie, qui quoi=
que naturel doit être modéré.

Sentiment de Mr le Professeur Polier.Il faut convenir, a dit Monsieur le Professeur Polier, que le por=
trait que Mr De Ramsai fait de l'Ordre est des plus beaux et il seroit
à souhaitter qu'il se réalisât par tout. Mais il y a bien des choses à
reprendre parmi eux. On pourroit faire la même remarque sur les
Chrétiens. J'ai deux ou trois doutes sur le compte des Francs Maçons
que je souhaitterois fort qu'on voulut m'éclaircir: 1. Nous connoissons
quelques Francs Maçons qui ont en leurs défauts avantque d'entrer dans
cette Société: voions nous qu'en y entrant ils soient devenus plus Phi=
lanthropes, plus amateurs de la Vertu etc. Je crains qu'on ne fasse le
même reproche aux Chrétiens dont les Loix sont si justes et le modèle
si beau & si parfait. Comme les Francs Maçons n'ont rien qui égale
la sainteté & la perfection des Loix du Christianisme, je crois qu'ils
gagneroient beaucoup à dire qu'ils veulent être bons Chrétiens: titre
plus respectable que celui de franc Maçon qui ne présente rien ni de
beau, ni de grand. Je voudrois qu'ils prissent ce mot du guet. Que celui
que se nomme Chrétien renonce à toute iniquité.

2. Un second doute que j'ai regarde l'origine des Francs Maçons.
Celle que Mr De Ramsay attribue à l'Ordre m'est suspecte. L'Histoire
des Croisades est connue, on n'y remarque rien qui ait du raport aux
Francs Maçons. Cette origine a été trouvée après coup. Malgré leur uni=
on avec l'Ordre de St Jean je crois plutôt qu'ils étoient unis avec les
Templiers dont le nom est devenu odieux: puisqu'ils se proposoient de re=
batir les Temples. Je ne pense pas au reste que les Francs Maçons
imitent les Templiers, non plus que les Croisés qui n'étoient qu'un
composé épouvantable de gens vendus à leurs passions, de gens vi=
cieux, debauchés, libertins, comme l'histoire de ces tems là en fait foi.
Je ne croiroi donc pas cette origine, à moins qu'on n'en donne de meil=
leures preuves.

/p. 350/ 3. Un troisième doute, c'est sur les qualités et les lumières que l'Auteur
attribue à ceux qui sont Maitres parmi les Francs Maçons. Elles me sont
suspectes, je n'y crois pas autant de réalité que l'Auteur en établit; puisque
la Société a choisi pour Grands Maitres de cette Ordre des personnes qui n'ont
pas brillé par leurs connoissances ni par leur vertu. Témoin en soit My=
lord Weymouth, qui a demeuré quelques années dans cette Ville.

Note

  Public

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXVII. Lecture du discours de Ramsay sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 10 octobre 1744, vol. 2, p. 339-350, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/514/, version du 18.09.2018.
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