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Société du comte de la Lippe, « Assemblée LIX. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur la fragilité de la vie humaine », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 juillet 1744, vol. 2, p. 287-291

LIX Assemblée

Du IIe Juillet 1744 Présens Messieurs Seigneux Bourgue=
maistre, Polier Professeur, Seigneux Boursier, Baron DeCaussade,
DuLignon, D’Apples Professeur.

Messieurs Le contentement d’esprit dont Monsieur leDiscours de Monsieur le Comte
Professeur Polier nous entretint il y a quinze jours n’a pour objet que
les biens de la fortune et notre condition présente, et voici l’idée qu’il
nous en a donné; C’est un aquiescement de l’esprit et du cœur à
notre condition présente ou à la portion de biens qu’il a plu à la
Providence de nous accorder, persuadés que quelle que soit cette por=
tion elle peut nous suffire.

On voit par cette définition que le contentement est une suite
de la réflexion, de la connoissance exacte que nous avons de nos be=
soins réels, et de la comparaison que nous faisons des biens que nous
avons pour y suppléer, avec d’autres avantages que nous pouvons nous
procurer en acquisçant à notre état, et que nous perdrions si nous
n’y acquiescions pas. On voit encor que la connoissance de tout
cela ne suffit pas pour rendre l’homme content, et qu’il faut encor
que le cœur y acquiesce; car sans cet acquiescement du cœur, c. a d.
si le cœur soupire après des objets qui lui manquent, un homme ne
sauroit être tranquille.

Il y a bien des raisons qui peuvent produire ce contentement
dans le cœur de l’homme, Que c’est Dieu qui a assigné à chacun
l’état dans lequel il est: Que Dieu aime les Hommes et qu’il se pro=
pose de les rendre heureux: Qu’il connoit mieux que chacun de
nous ce qui nous convient; Et enfin qu’il saura abondamment dé=
dommager ceux qui auront souffert par le partage inégal qu’il
a fait des biens du Monde.

/p. 288/ Ces réflexions ou d’autres semblables produiront infailliblement dans
le cœur d’un homme qui pense bien cet acquiescement aux ordres de la
Providence, que nous appellons le contentement.

Cette disposition de notre Ame n’exclut pas tout desir, mais elle
les subordonne à la volonté de notre Créateur, elle en arrête la violen=
ce et empéche qu’ils ne troublent notre tranquillité.

Vous avez remarqué, Monsieur DeBochat, que si ces réflexionsa Mr le Lieutenant Ballival de Bochat.
ne produisent pas un contentement parfait, du moins elles banniront
nos inquiétudes, et elles donneront à nos Ames un calme et une tran=
quillité des plus grandes. Qu’ainsi il est à propos de les entretenir ces
réflexions et de les rappeller souvent.

Vous m’avez dit, Monsieur D’Apples, que si aux réflexions qu’ona Mr le Professeur D’Apples.
a avancé, on ajoute celles-ci, savoir, que les différentes conditions sont
utiles au bien de la Société; qu’elles sont une suite nécessaire de la
multiplication du Genre humain, tout Homme qui raisonne sentira
naitre dans son cœur, non un contentement parfait et absolu, dont
on ne jouïra que dans le Ciel, mais un acquiescement sincère
à la volonté de Dieu.

Monsieur DeSaint Germain a ajouté, que ces réflexions peuventpr Mr le Conseiller De St Germain.
rendre la vie douce, qu’elles peuvent faire envisager les maux sans
fraieur, et diminuer l’impression désagréable qu’ils feroient sur nous
sans cela.

Si on compare son état avec celui des autres, on verra quea Mr le Boursier Seigneux
chaque état a ses peines; que les maux ont diverses suites avanta=
geuses, qu’ils produisent en nous des Vertus, et que nous avons la
quantité de biens qui suffit à nos besoins: Peu à peu on viendra
à ne pas se plaindre de son état, et à l’envisager même avec satis=
faction. Ce sont les réflexions de Monsieur le Boursier Seigneux.

Quoiqu’on ne puisse pas parvenir, m’a dit Monsieur l’Assesseur,pr Mr l’Assesseur Seigneux.
à aquerir un contentement parfait, cependant on peut beaucoup en
approcher. Les réflexions diminuent le sentiment des maux, elles nous
rendent supportable la portion de biens que le Seigneur nous a accor=
dée; l’habitude ensuite augmentera peu à peu notre satisfaction, et
nous fera enfin trouver un vrai plaisir dans un état qui dabord nous
avoit paru environné d’amertumes. Vous m’avez exhorté à faire ces
réflexions par l’espérance qu’elles me conduiront à cette tranquillité
qui fait la douceur de la vie.

On a lu ensuite le XXXVIe Discours du II Tome du SpectateurXXXVIe Discours du II Tome du Spectateur, des divers accidens de la vie humaine, et de l’état des hommes après la vie, sujet de la Conférence.
c’est une traduction d’un Manuscrit oriental qui a pour titre Les Visions
de Mirza
: L’Auteur représente dans ce Discours par une Allegorie la
/p. 289/ fragilité de la vie humaine, la cause des divers maux qui leur arri=
vent, de même que la différence du sort des Hommes après cette vie.
Voici les réflexions qu’on a fait sur ce sujet.

On voit dans ce Discours, a dit Monsieur le Boursier Seigneux,Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.
le gout des Orientaux qui aiment les idées vives présentées sous des ima=
ges sensibles, ils se plaisent à représenter des idées sérieuses sous ces fi=
gures. Ce gout est de tous les Peuples, on instruit par tout la Jeunesse
de cette façon: Dieu lui-même s’y est accommodé, et le Fils de Dieu
s’est servi de cette méthode pour nous donner ses excellentes leçons.

Nous pouvons voir dans ce Discours dont le sujet est triste, la
fragilité humaine; mais peinte d’une manière agréable et qui ar=
rête notre attention; il nous apprend quelle est la fragilité de la vie,
dans tous les âges, qu’elle est enfin terminée à 70 ans au plus, mais que
les suites en sont extrémement agréables et réjouïssantes, et il fixe
notre vue sur des objets solides qui sont au bout de notre carriére.
Ces idées devroient être rapellées continuellement. Quoiqu’on sente
combien la vie est frèle, on est surpris de voir combien chacun s’y
attache; nous pourrions de là tirer cette instruction, c’est que avec
quelque hauteur que l’Epicurien mette sa confiance dans les biens de
cette vie, cependant il faut qu’il reconnoisse que la situation d’un hom=
me qui est persuadé d’une Providence, et d’une vie après celle-ci est
infiniment plus heureuse que la sienne; en effet dans les revers qui
arrivent inévitablement sur cette Terre et pendant cette vie, l’Epicu=
rien n’a aucune ressource, ni aucune consolation, pendant que celui
qui reconnoit une Providence est tranquille dans la persuasion que
les maux qu’il souffre sont dirigés pour son bien, qu’ils y sont néces=
saires, et dans l’espérance d’en être délivré. L’Epicurien ne peut voir
aprocher la fin de sa vie sans crainte et sans fraieur, parce que c’est
le moment qui va mettre fin à tous ses plaisirs, qu’il n’a rien à at=
tendre après sa mort, et que même il doit avoir de grands doutes
qu’il n’y ait un état malheureux réservé a ses déréglements; car
il n’a aucune preuve et il n’en peut avoir aucune de son incrédu=
lité: l’homme au contraire qui est persuadé d’un état à venir, en=
visage la mort avec tranquillité, avec satisfaction, avec joie même,
puisqu’elle doit être pour lui le moien de parvenir à un état plus heu=
reux que celui dont il jouit.

Monsieur le Professeur Polier a remarqué que ce Discours est uneSentiment de Mr le Professeur Polier.
description de tous les événemens de la vie, de la mort, et des suites
de la mort. Il est surprenant que les Hommes aient besoin de ces ima=
ges pour se rapeler ces idées, ils n’auroient qu’à considérer les événemens
/p. 290/ qui se passent sous leurs yeux. Il ne seroit pas nécessaire de ces images
pour nous représenter notre mortalité, dont nous avons chaque jour des
preuves, les images devroient servir à nous aprendre ce que nous ne sa=
vons pas. Mais l’homme aime à être frapé, et l’impression que les évé=
nements journaliers font sur nous est ordinairement affoiblie par des
circonstances étrangères, et dailleurs ils ne se succèdent pas immediate=
ment, ce qui fait que la prémière impression est évanouie quand la
seconde vient se présenter, et c’est ce qui n’arrive pas quand on voit
des images qui rassemblent sous nos yeux plusieurs objets qui font
leur impression tous à la fois, et sans mélange ce qui la rend plus
vive. Je remarque que les images ont toujours quelque chose de
faux, ce qui fait que je ne les goute pas.

Une chose qui m’a plu dans cette allegorie, c’est les divers degrés
de gloire marqués par les différentes iles que l’Auteur décrit. On repré=
sente généralement le Paradis comme un lieu ou tous ceux qui y se=
ront admis seront également heureux; mais comme le degré de Vertu
de chacun est différent, le bonheur de chacun le sera aussi. J’ai vu un
Manuscrit de Mr DeMuralt qui a cherché un Paradis, qu’on peut apel=
ler le Paradis des places; il y en a pour toute sorte de gens, même pour
les enfans qui meurent dans le Sein de leur Mére avantque d’avoir vu
le jour, et il place ce Paradis dans la Voie lactée. L’idée des divers
degrés de peine et de recompense me plait beaucoup, je la trouve digne
de la Sagesse, de la Justice et de la Bonté de Dieu. Nous devons ici
bas travailler à aquerir un grand degré de gloire; cette idée si pro=
pre par là à animer les Gens de bien, est encor propre à retirer
un méchant de sa malice, en lui représentant que plus il augmen=
tera ses désordres et ses vices, plus aussi il augmentera sa peine.
Ce motif a bien de la force.

Quoique les images ne soient pas toujours fort justes, cepen=
dant elles conviennent aux femmes et aux enfans, parcequ’elles
frapent leur imagination; elles les ont amusé, on peut les rapeller
aisément, et elles inspirent des Sentiments de Vertu. Que l’Histoire soit
vraie ou fausse, l’instruction est la même; une leçon suivie ennuie=
roit les enfans qui sont legers; il faut amener les Gens par diver=
ses voies: ceux qui sont formés, il faut les enseigner d’une manière
directe; mais le nombre des personnes legéres est le plus grand, il
faut donc des images. Aussi le Discours en général m’a plu.

Le but du Discours, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, estSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
de donner occasion aux Hommes de réfléchir sur le train de la vie,
et sur le sort des Hommes après cette vie. Les uns vivent à l’avanture
/p. 291/ et ne se proposent aucun but; d’autres s’en proposent de mauvais, ils n’ont
en vue que de satisfaire leurs passions, ils ne pensent point à l’état qui
doit suivre cette vie, et ils ne font rien pour parvenir à la félicité qui
est reservée après la mort à ceux qui l’auront recherchée pendant cette
vie. La plupart livrés à leurs passions périssent par divers accidens qui
les emportent du monde tantôt plutôt, tantôt plus tard. Tout cela est
figuré dans cette allégorie par ces diverses trapes qu’il y a sur le
pont ou tous les Hommes passent, dans lesquelles ils se précipitent. Cela
nous aprend à vivre ici bas avec circonspection, avec réflexion, à pren=
dre garde à nos démarches pour ne pas nous laisser entrainer au
vice qui fait tomber les hommes dans la perdition, et de nous garantir
si bien de toutes les séductions du péché que nous arrivions au bout
de notre carrière sans qu’il domine sur nous; afinque la fin de notre
vie nous procure l’entrée dans la félicité éternelle figurée par ces iles
délicieuses dont les Habitants goutent une joie parfaite.

Monsieur le Bourguemaistre Seigneux s’est retiré avant laMr le Bourguemaistre Seigneux. Mr le Baron DeCaussade Mr DuLignon.
lecture, et Monsieur le Baron DeCaussade et Monsieur DuLignon
n’on rien voulu ajouter.

 

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LIX. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur la fragilité de la vie humaine », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 juillet 1744, vol. 2, p. 287-291, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/511/, version du 24.06.2013.
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