Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée VI. Lecture de la dissertation de l'abbé de Saint-Pierre sur la religion », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 22 décembre 1742, vol. 1, p. 65-75

VIe Assemblée.

La Sixième Assemblée s’est tenue le 22e Décembre 1742.
Voici les noms des Membres qui y ont assisté. Messieurs
Polier Recteur, Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur,
Baron De Caussade, Polier De Saint Germain Conseiller,
Monsieur le Comte aïant invité à être Membres de
la Société Monsieur le Conseiller De Cheseaux et Monsieur
son Fils, ils s’y sont rendus tous deux.

Ensuite Monsieur le Comte a fait la recapitulation
de la Conférence précédente par ce Discours.

Messieurs. Votre Conférence de Samedi dernier a rouléDiscours de Monsieur le Comte.
sur les avantages de la Religion par raport à la Société. Vos
excellentes réfléxions sur cette matière ont egalement éclairé
mon esprit et gagné mon cœur.

Comme vous avez extrémement aprofondi cet important
sujet, ma mémoire n’a pu me rapeller tout ce qui a été dit,
mais ce qui m’a échapé lorsque vous l’avez prononcé de vive
voix, je le retrouverai dans le Protocolle de la Société que
je me propose de relire avec soin. Je ne vous parlerai à pré=
sent que de ce qui m’a le plus frappé.

La comparaison qui a été faite des Loix humaines et
de la Religion m’a bien fait sentir l’imperfection et la foibles=
se des Loix, de même que l’excellence de la Religion, et sa for=
ce sur le cœur des hommes.

J’ai compris aussi qu’elle n’a cette force que parcequ’elle
vient de Dieu, qu’il faut donc bien prendre garde de n’y rien
ajouter, & par conséquent que la Religion Protestante qui
est la plus pure de toutes produira surement le bonheur de
la Société.

Il n’en est pas de même de la Religion Catholique, elle
est remplie d’inventions humaines, elle est fondée sur la Su=
perstition et sur l’ignorance, elle se soutient par la cruauté, et
au lieu d’avoir en vue le bonheur de la Société, elle n’a pour
but que l’autorité & les richesses des Ecclesiastiques.

J’ai vu dans l’Histoire plusieurs exemples de cet esprit
d’ambition et de tirannie de l’Eglise Romaine, mais ceux que
/p. 66/ Vous m’avez recités sont des plus frapans. Les Croisades n’ont
été faites, et l’Inquisition n’a été établie que pour donner lieu
au Pape de s’agrandir, et pour affermir son autorité. Enfin le
massacre de la Saint Barthelemi aprouvé par le Pape Gré=
goire, marque bien de quel esprit cette Eglise est animée, et
montre qu’au lieu de faire le bonheur de la Société, cette
Religion en fait la ruïne.

L’exemple de Monsieur DeBretigni prouve d’une maniere
convaincante, quelle est l’eficace de la Religion pour porter
les hommes à remplir tous leurs devoirs. Elle les fait penser
qu’ils ont à rendre compte de toutes leurs actions à Dieu
qui sait tout; elle leur met devant les yeux les peines et
les recompenses qu’ils ont à attendre. La crainte donc la
plus forte et le desir le plus vif les déterminent à ne pas
s’écarter de leur devoir, ou à reparer leur faute s’ils l’ont
négligé.

Après ce Discours on a lu une Pièce de Monsr l’Abbé de
St Pierre, qui a pour titre Observasions sur l’essan=
siel de la Religion
; on la trouve au Tome onzième de
ses Ouvrajes Politiques page 1 jusqu’à la page 31. En voici
un Abrégé qui suffira pour être au fait des remarques de
la Société.

Nous ne saurions point en quoi consiste l’essentiel de laAbrégé de la Dissertation de Mr De St Pierre sur l'essentiel de la Religion
Religion si Jesus Christ ne nous l’eut déclaré dans deux en=
droits de son Evangile. L’un ou il recommande l’amour de
Dieu et l’amour du Prochain en St Matthieu XXII. 40. ou il
dit expressément: c’est dans ces deux commandemens
que consiste toute la Loi et les Prophètes
. Le second
Matthieu VII. 12. ou il recommande l’amour du Prochain
pour plaire à Dieu, & ou il dit, car c’est là la Loi et
les Prophètes
.

J’entens ici par l’essentiel de la Religion, d’un côté ce
qu’il faut nécessairement pratiquer, et de l’autre ce qu’il
sufit de pratiquer exactement pour plaire à Dieu, pour
éviter l’Enfer, et pour obtenir le Paradis.

Il nous étoit très important d’avoir une règle sure
/p. 67/ pour discerner ce qui est nécessaire & ce qui sufit pour
le salut, de ce qui n’est pas nécessaire, & de ce qui ne su=
fit pas; c’est ce qu’aucune Religion excepté la Chrétienne
n’a éclairci parfaitement.

Il faut bien faire attention que dans les passages que
nous avons cités Jesus Christ ne dit pas: C’est en cela que
consiste la plus grande partie de la Loi et des Prophètes,
au contraire pour éviter toute equivoque il dit dans
un de ces passages toute la Loi, ce que j’explique par
l’essentiel de la Loi, de la Religion, la condition essentielle
pour obtenir la beatitude éternelle. Si cette Loi si sim=
ple & si courte renferme toute la Loi & les Prophètes, elle
doit renfermer tous les moïens nécessaires pour arriver à
la béatitude éternelle, de même que pour être heureux
sur cette Terre, ce qui est le but que l’Etre sage et bien=
faisant s’est proposé.

On va voir par les éclaircissemens suivans que l’obser=
vation de cette seule Loi de la charité bienfaisante envers
le prochain pour plaire à l’Etre infiniment bien=
faisant
nous rendroit la vie présente heureuse, et nous
assureroit la béatitude, et par conséquent atteindroit par=
faitement au but de tous les commandemens qui sont dans
la Loi de Dieu, et qui sont repétés dans les Prophètes.

La grande étendue de cette Loi, que quelques uns ap=
pellent la Loi de la charité envers Dieu et envers les hom=
mes , qui en démontre la sublimité; et cette sublimité est
une démonstration que la Religion de Jesus Christ est
la seule véritable.

1er Eclaircissement. Si vous faites toujours pour votre
Prochain tout ce que vous voudriez qu’il fit pour vous,
si vous étiez à sa place & lui à la vôtre, vous ne ferez
jamais rien contre lui de ce que vous ne voudriez pas
qu’il fît contre vous. Par la vous observerez toujours tous
les commandemens de Dieu qui sont des défenses de nui=
re à personne. Si vous voulez toujours faire du bien
aux autres, vous ne voudrez jamais leur faire du mal.
/p. 68/ Les Philosophes nous avoient donné ces deux règles de mo=
rale, Declina a malo, Fac bonum, mais ils ne nous apre=
noient pas en quoi consistoit le bien et le mal; au lieu que
la Raison de concert avec la Révélation nous aprend que le
bien, c’est tout ce que nous desirons que les autres fassent
pour nous, et le mal tout ce que nous craignons que les au=
tres fassent contre nous.

2e Eclaircis. En observant cette Loi de bienfaisance pour
plaire à Dieu, et pour obtenir le Paradis, vous observerez
la Loi de l’amour de Dieu, puisque vous travaillerez pour lui
plaire. Dailleurs on ne peut regarder Dieu comme Auteur
du Paradis & de l’Enfer sans le reconnoitre comme infini=
ment puissant, juste, bienfaisant, et digne de notre recon=
noissance, d’autant plus que pour toute Loi il ordonne aux
autres hommes pour obtenir la béatitude, de faire pour nous
tout ce qu’ils font pour eux mêmes.

3e Eclair: De là il suit que toutes les pratiques qui ten=
dent de quelque manière que ce soit, à nous conduire à l’ob=
servation de ce précepte de charité mutuelle; sont estima=
bles, & que celles qui nous y conduisent par le chemin le plus
facile, le plus court, et qui nous le font observer d’une ma=
nière beaucoup plus parfaite, sont de beaucoup les plus esti=
mables.

De la il suit que celui qui fait des aumones, et de grandes
aumones fait beaucoup mieux que celui qui prie Dieu pour
les besoins des malheureux; qu’il vaut mieux procurer un
grand bien qu’un petit, et à un grand nombre de person=
nes qu’à un petit nombre.

De la il suit que les crimes sont grands à proportion
qu’ils sont injustes, et qu’ils s’éloignent du commandement
de faire du bien, et à proportion que le mal physique, la
douleur, la peine, & le chagrin que l’on cause aux autres
est grand, durable, et qu’il regarde un plus grand nombre
de personnes: il suit encor que la faute est petite à pro=
portion que le mal physique que l’on cause est petit, et qu’il
est plus facile de le reparer.

/p. 69/ 4e Eclaircis. De ce principe; il ne faut pas faire
a un autre, ce que vous ne voudriez pas qu’il fît
contre vous, il suit, qu’il ne faut pas être ingrat sur
les services, sur les offices, sur les bienfaits, sur les soins
obligeans &c. Qu’il faut rendre ce qu’on vous a prété;
qu’on doit plus à ceux de qui on a plus receu; qu’ainsi on
doit plus à son pére et à sa mére qu’à personne; Que
vos parens, vos amis, votre femme, vos enfans, vos voi=
sins &c. dont vous pouvez recevoir le plus de bien sont ceux
envers qui il faut particulierement pratiquer le precepte
de la charité bienfaisante; Que vous devez faire pour eux
plus qu’ils ne font pour vous de peur de leur être redevable.
Qu’il faut être non seulement juste envers eux, mais plus
que juste c. à d. bienfaisant; il faut donc être mari juste et
bienfaisant, voisin, Citoien, Sujet, Roi, Souverain juste et bien=
faisant &c. Parce qu’il n’est rien du à celui qui n’est que
juste; mais il est du quelque recompense à celui qui est
non seulement juste, mais encor bienfaisant; et c’est particu=
lierement la recompense éternelle que Dieu promet à
ceux qui pour lui plaire sont occupés durant cette vie, de
la pratique de la charité bienfaisante.

5e Eclaircis. C’est un merveilleux avantage que d’a=
voir dans une Loi si courte une regle sure pour decider
tous nos doutes sur tous les partis que nous avons à pren=
dre dans la conduite de notre vie.

Quand un Juge, un Ministre d’Etat ont cette règle devant
les yeux ils sont bientot déterminés à s’apliquer à ce qui
peut délivrer le plus foible de l’oppression, ou faire de
plus grands biens à un plus grand nombre de familles, à
préférer les maux de la paix, aux maux de la guerre. Cette
Loi s’adresse au Souverain, comme au Sujet; elle lui or=
donne de faire pour l’augmentation du bonheur de ses
Sujets, des Loix non seulement justes, mais encor très avan=
tageuses, telles qu’il voudroit qu’elles fussent faites, s’il
étoit lui même Sujet. Ainsi les Souverains, les riches, ont
plus de moïen que les autres hommes d’exercer la
/p. 70/ bienfaisance & par conséquent d’obtenir le Paradis.

L’Auteur se propose ensuite quelques objections, savoir celle
d’un criminel qui demande au Magistrat d’être absous, d’un homme
qui demande à un autre tout son bien, et d’un esclave qui de=
mande la liberté, sous le prétexte de ne pas faire à autrui, ce
qu’on ne voudroit pas qu’on fît contre nous, et de faire pour les
autres, tout ce que nous voudrions qu’ils fissent pour nous. Il ré=
pond à ces objections en rapellant deux principes qu’il a posé
savoir qu’il faut faire le plus grand bien qu’il est possible, et
qu’on est obligé d’en faire plus particulierement à ceux de qui
on a le plus reçeu ou de qui on peut recevoir le plus: et enfin
il dit que l’exécution du commandement de Dieu doit toujours
se faire selon l’ordre de la prudence et de la justice; parce que
Dieu ne peut pas commander le desordre et l’injustice.

Ensuite l’Auteur aplique ces régles à l’éducation des enfans;
il voudroit que les Précepteurs eussent toujours cette règle de=
vant les yeux pour procurer à leurs Disciples les instructions les
plus utiles au bonheur de la Nation, et pour leur faire remplir
un jour tous leurs devoirs avec joïe. Il voudroit qu’on répétât
ces maximes de la bienfaisance pour plaire à Dieu aux enfans
& qu’on leur aprit à en faire une continuelle application. Vou=
driez vous, si vous étiez Pére, que vos enfans vous désobéissent
et qu’ils vous chagrinassent: Obéissez donc exactement à tout ce
qu’ils vous commandent, si vous voulez être juste. Songez quelle sera
la punition des injustes. Vous souhaittez aussi que vos Parens
vous fassent du bien, & qu’ils vous procurent des agrémens; vous
aussi prévenez les par vos complaisances, par vos attentions, et
par la vous deviendrez bienfaisant à leur égard et vous obti=
endrez le Paradis. Il dit qu’on ne sauroit trop répéter ces princi=
pes aux enfans, qu’il faut le joindre à l’idée du Paradis; qu’étant
ainsi affermi par une longue répétition, il deviendra suffisant
pour les ramener par la douceur, à s’aquiter de tous leurs de=
voirs et même avec le plaisir que donne une grande esperance.

Enfin l’Auteur voudroit qu’on multipliât dans chaque Etat
les conférences de morale, et qu’on inculquat ces vérités dans l’es=
prit de tous les Sujets, parcequ’ils seroient tous heureux en les pratiquant.

/p. 71/ Monsieur le Recteur Polier a dit que les principes queSentiment de Mr le Recteur Polier.
Mr DeSt Pierre établit pour être l’essence de la Religion lui sont
effectivement essentiels, mais qu’ils n’en composent pas toute l’es=
sence, qu’ils faut y joindre la croïance et la persuasion des vé=
rités que l’Ecriture Sainte nous enseigne comme necessaires pour
obtenir, que Jesus Christ a renfermé dans ce passage: C’est ici
la vie éternelle de te connoitre pour le seul vrai Dieu, et
Jesus Christ que tu as envoié. Il paroit que Mr DeSt Pierre
n’entend par l’essentiel de la Religion, que ce qui est essentiel
a la pratique, car dans la suite de son Discours il parle aussi
de la croïance des vérités.

Sur ce que Mr DeSt Pierre dit, que les crimes sont grands
à proportion du mal physique, de la douleur qu’ils causent
et que le mal moral est petit, à proportion que le mal phy=
sique est petit &c. Monsieur Polier a dit qu’il y avoit des crimes
énormes qui ne causoient cependant point de mal physique
au prochain, tels que sont le blasphème, l’impiété, le mépris
pour la Religion & d’autres.

Mr De St Pierre aïant dit, qu’il n’est rien du à celui qui n’est
que juste, mais il est du une recompense a celui qui est juste
& bienfaisant; Monsieur Polier a remarqué que Dieu pro=
met une recompense à ceux qui pratiquent ses comman=
demens, que celui qui obeit à Dieu a droit d’y prétendre, et
que la justice est autant recommandée de Dieu que la bien=
faisance, et qu’il ne faut pas negliger une de ces vertus
pour pratiquer l’autre.

Sur ces mots, les Rois, les Princes, les riches ont plus de moï=
ens que les autres hommes d’exercer la bienfaisance, et par
conséquent d’obtenir le paradis, Monsieur Polier a remarqué
que chacun peut être bienfaisant dans sa situation, & que ce
n’est pas par la quantité de ce que l’on donne, que Dieu
décide qu’on est bienfaisant, mais par les dispositions du cœur
avec lesquelles on donne: que ces paroles paroissent contrai=
res à ce que dit Jesus Christ, qu’il est plus facile qu’un cha=
meau passe par le trou d’une aiguille, qu’un riche entre dans
le roïaume des Cieux: que cependant elles ne sont point
/p. 72/ opposées, puisque Notre Seigneur parle de ce qui arrive aux ri=
ches, qui pour l’ordinaire exposés à plusieurs tentations y suc=
combent & se privent par là du Paradis, au lieu que Mr De St Pier=
re ne parle que des moïens que les riches ont pour exercer la=
bénéficence & pour se rendre agréables à Dieu.

Monsieur l’Assesseur Seigneux a remarqué contre Mr DeSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
St Pierre, qui dit que nous ignorerions l’essence de la Religion
si Jesus Christ ne nous l’eut enseigné, il a remarqué, dis-je, que
Dieu en créant l’homme lui avoit donné une révélation pro=
portionnée à l’état ou il se trouvoit, qu’en la suivant cette
Révélation il s’assuroit la faveur de Dieu; que cette Revela=
tion a été renouvellée, & perfectionnée sous la Loi; que par=
ler comme Mr De St Pierre c’est accuser Dieu de nous avoir
caché cette Loi, jusques sous l’Evangile.

L’idée que Mr DeSt Pierre donne du juste, en disant qu’il con=
siste à ne point faire contre les autres tout ce que nous ne vou=
drions pas qu’on fit contre nous, et à faire pour les autres
tout ce que nous voudrions qu’ils fissent en notre faveur, cette
idée n’est pas exacte, parceque les passions nous trompent, et
nous font quelquefois souhaitter des choses qui sont contraires
à nos véritables intérets, des choses contraires à l’ordre; qu’ainsi
les Hommes avoient besoin d’une règle fixe, qui déterminât clai=
rement ce qu’ils devroient faire en chaque circonstance, et
que la Religion Chrétienne nous donne des secours admirables
sur cela, et nous fournit toutes les lumières dont nous avons
besoin.

L’essentiel de la Religion, a dit Monsieur le Conseiller DeSentiment de Mr le Conseiller De Cheseaux.
Cheseaux, ce qui en est le but principal, c’est la pratique; les
vérités qu’elle enseigne ne sont que des moïens qu’elle met en
œuvre pour porter plus surement les hommes à l’observation des
préceptes qu’elle donne; et c’est aparemment sous cette idée que
Mr DeSt Pierre les a envisagées.

Mr De St Pierre appliquant ses maximes aux Missionnaires
dit, que, s’ils se bornoient à précher aux Infidéles la justice et
la bienfaisance, ils n’auroient pas besoin de faire des miracles pour
se faire croire; ou qu’aiant formé plusieurs justes et bienfaisans
/p. 73/ Dieu feroit sans doute des miracles pour leur faire croire
nos mistères; Monsieur De Cheseaux a dit que les miracles
étoient nécessaires pour nous conduire à la connoissance et
à la pratique de la vérité, c. à d. ceux qui ne sont pas faits
à la réflexion; que sans miracles, on ne les engageroit point
ou très difficilement à recevoir cette vérité simple, qu’il faut
aimer Dieu de tout son cœur, & on les porteroit encor moins
à la pratiquer. Il n’en est pas de même de ceux qui sont Phi=
losophes et acoutumés à raisonner par principes; on peut
les convaincre des vérités de la Religion Chrétienne au moins
des principales sans le secours d’aucun miracle.

La maxime sur laquelle Mr De St Pierre fonde l’obligation
à la bienfaisance, ne regarde que la justice. Faites pour les
autres tout ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous. Dans
ce sens cette maxime n’est sujette à aucune difficulté, et l’on n’a
à répondre à aucune objection.

Sentiment de Mr le Conseiller De St Germain.Si on regarde la maxime de Mr De St Pierre, a dit Monsi=
eur le Conseiller DeSaint Germain, comme un conseil de
Jésus Christ pour revêtir des dispositions de bienfaisance, toutes
les objections que Mr De St Pierre a raportées et plusieurs au=
tres s’évanouissent entièrement.

La comparaison que Mr De St Pierre fait de la justice et de
la bienfaisance, dans laquelle il relève cette dernière par des=
sus la justice, paroit, mal à propos à Monsieur De St Germain,
puisque, selon lui, la justice et la bienfaisance ne sont qu’une
seule et même vertu: La justice qui se borne à ne rien faire
de contraire aux Loix, et à ne point faire de tort à personne,
est une bien petite vertu, ou pour mieux dire ce n’est pas la
justice complette. Un riche, par exemple, qui se contenteroit
de ne point faire de tort à personne, mais qui seroit avare,
qui aimeroit à accumuler des trésors, seroit-il juste? Non
sans doute. En voici la raison; La Providence distribuant
des biens aux hommes, non afin qu’ils en soient les Maitres
absolus; mais simplement les Oeconomes et les Dispensateurs,
celui qui n’a pas soin de les répandre sur ceux qui en man=
quent, les prive d’un secours auquel ils ont droit de s’attendre,
/p. 74/ et par conséquent il est injuste à leur égard. La bienfaisance
est donc une partie de la justice bien entendue.

Sentiment de Mr le Baron De Caussade.Monsieur De Caussade a dit qu’une des choses les plus né=
cessaires pour être vertueux, c’est d’être bienfaisant, et Mr de St
Pierre emploïe un motif bien puissant pour porter les hommes
à la bienfaisance, c’est d’établir qu’il y a un Dieu remunerateur
dont on s’assure les recompenses en faisant du bien.

Il ne faut cependant pas envisager la bienfaisance comme
la seule partie de l’homme de bien, ou comme la plus capitale,
puisqu’on peut être mauvais Chrétien et être bienfaisant: on
fait du bien par tempérament, par humeur, par habitude;
dans tous ces cas ce n’est pas même une vertu; la bienfaisance
n’est une vertu qu’autant qu’elle est un effet de la Raison, et
qu’on l’exerce en vue de plaire à Dieu: celui qui est animé
de ce motif sera aussi exact à remplir tous ses autres de=
voirs. On voit par là que la bienfaisance est réellement dis=
tinguée de la justice. Cela paroitra sensiblement par l’exemple
de Mr Franconi, qui dépensoit à peine huit cent francs pour
son entretien, et qui donnoit aux pauvres jusqu’à vingt mille
écus par an. Ce Mr avoit des parens qui avoient besoin de
son secours, mais il n’a voulu leur donner aucune assistance
à moins qu’ils n’allassent demeurer à l’Hopital, promettant
de les bien entretenir quand ils y seroient. Etoit-il juste? étoit
il bienfaisant? ou avoit-il ces deux vertus ensemble? ou aucune?

Mr De St Pierre aïant dit que la grande étendue de cetteSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Loi, faites pour les hommes tout ce que vous voulez qu’ils fassent
pour vous, exprimée en peu de paroles en fait voir la sublimité,
et prouve que la Religion de Jésus Christ qui a donné cette Loi
est la seule véritable, Monsieur le Boursier Seigneux a re=
marqué que les Maximes abrégées plaisent et ont toujours plû.
qu’elles sont commodes & utiles pour le Peuple; qui a pour
l’ordinaire une foi implicite: ceux qui réfléchissent ont envie
de voir tout ab ovo, de connoitre les fondemens des choses. Quoi=
que la foi du Peuple fondée sur ces maximes abrégées soit pour
l’ordinaire plus ferme que celle des personnes qui se piquent de
quelque raisonnement, il y a cependant dans ces maximes du
/p. 75/ Peuple des delicatesses que tout le monde ne peut pas sentir.
Prenons en pour exemple cette maxime ci; Ne faites point
contre les autres le mal que vous ne voudriez pas qu’on fit
contre vous. Il y a un mal moral et un mal physique, un
mal présent et un mal à venir. On n’aperçoit pas commu=
nément ces délicatesses, on ne fait attention qu’au mal phy=
sique, et Mr De St Pierre lui même semble être tombé dans cette
inadvertance, lorsqu’il dit « que les crimes sont grands, à pro=
portion que le mal physique qu’ils causent aux autres est
grand et durable, et que le mal moral est petit, à proportion
que le mal physique que l’on cause est petit, et qu’il est plus
facile de le reparer en procurant quelque bien physique &c.
(page 10.) Cependant si on veut bien y réfléchir on sentira
que le mal de l’ame ou, pour m’exprimer en d’autres termes,
que le tort qu’on fait à l’ame de quelcun , en l’entraînant
dans des passions & dans des fautes qui seront pour lui une
source de regrets & de douleurs est bien plus considérable que
le mal qu’on peut faire à son corps. On voit des personnes
qui se font illusion en croïant qu’ils effacent toutes leurs au=
tres fautes par la bénéficence. Mais ils devroient se dire
j’ai entrainé au vice, et précipité dans le malheur des per=
sonnes qui ont suivi mes exemples et qui ont prété l’oreil=
le à mes discours: j’ai donc fait plus de mal par là, que
je n’ai fait de bien par mes bienfaisances: je ne dois donc
pas espérer davoir part à l’aprobation et à la faveur de
Dieu qui ne veut pas qu’on fasse du tort à personne, mais
au contraire qui ordonne qu’on fasse du bien à tous.

Monsieur le Boursier a encor dit que cette maxime apar=
tenoit également à la justice et à la charité; la charité doit
être accompagnée de la justice; ce ne seroit pas assez de se con=
tenter de ne faire aucun tort à personne, il faut de plus sou=
lager les besoins de son prochain, et lui donner les secours qui
dépendent de nous: ce ne seroit pas non plus être charitable
que de faire du bien à quelques uns pendant qu’on feroit
du tort aux autres. Les Piétistes pratiquent la charité et né=
gligent quelquefois la justice.

Note

  Public

Vous avez rencontré une erreur ou une coquille dans cette transcription ? N'hésitez pas à nous contacter pour nous la mentionner.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée VI. Lecture de la dissertation de l'abbé de Saint-Pierre sur la religion », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 22 décembre 1742, vol. 1, p. 65-75, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/501/, version du 22.06.2013.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.