Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLII. Discussion sur les principes de pitié et de compassion traités par Mandeville (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 29 février 1744, vol. 2, p. 112-131

XLII Assemblée

Du 29e Fevrier 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Seigneux Boursier, Po=
lier Professeur, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, Baron De
Caussade, DuLignon, DeSt Germain Conseiller, DeCheseaux le fils.

Messieurs. Je n’étendrai pas beaucoup l’abrégé que jeDiscours de Monsieur le Comte.
dois faire des matières que vous examinates samedi passé. Elles sont
trop vastes et vous arréteroient trop longtems.

La Dissertation de Mr Schmauss regarde le Droit de la Guerre.
L’état de Guerre est, selon lui, tout état dans lequel notre vie est en
danger, ou le bon état de notre corps. Soit que cela arrive parce
qu’on veut nous blesser, ou nous enlever des biens qui sont absolument
nécessaires à notre conservation. Dans ce cas je puis regrouper la
force par la force, et emploier la ruse, fallut-il même oter la vie
à celui qui veut me nuire.

Il n’en est pas de même quand il ne s’agit que des biens qui ne
sont nécessaires que pour l’agrément et le plaisir. Dans ce cas je
dois me contenter de faire mes efforts pour me les conserver, mais
il vaut mieux y renoncer que d’oter pour cela la vie à mon pro=
chain, à moins que les suites de la quérelle ne mettent ma vie
en danger.

Dans le premier cas qui est celui d’une guerre juste, je dois
me contenter d’être à couvert de tout danger, et je ne dois en ve=
nir à aucune extrémité, qu’autant que je ne puis me garantir
autrement. J’ajoute que celui qui est le plus fort ne doit exercer
aucun acte de barbarie et de cruauté, dont il ne tirerait aucun
avantage pour sa Sureté.

Par rapport au droit que chacun a sur toutes choses, il n’a
lieu que sur les choses dont personne ne s’est encor emparé, il
n’est permis à personne de priver un autre de ce dont il s’est rendu
maitre légitimement; d’autant plus que les choses nécessaires sont
en abondance, ainsi je puis me les procurer dailleurs sans troubler
qui que ce soit; ou si elles sont plus rares, chacun n’a pas le même
gout et la même ardeur pour elles; ainsi je pourrai aisément me
passer de ce qui est entre les mains d’un autre.

De tout cela l’Auteur conclut que le sentiment intérieur est
/p. 113/ la règle du Droit plutôt que la Raison, est que l’utile est le princi=
pal but auquel tend le Droit naturel.

a Mr le Professeur Polier et à Mr le Professeur D’ApplesVous vous êtes accordés tous deux, Messieurs, à me dire que l’u=
tile ne sauroit être le fondement du Droit; que ce principe est dan=
gereux, parceque plusieurs personnes se permettroient de grands cri=
mes, s’ils trouvoient qu’ils pussent se procurer par là quelque utilité.

Vous m’avez dit, Monsieur l’Assesseur, que le Droit de s’emparerà Mr l’Assesseur Seigneux.
de ce qui n’est encor à personne est fort étendu, puisqu’il y a encor plu=
sieurs parties de la Terre que personne occupe.

Vous avez remarqué, Monsieur DeCaussade, qu’on ne devoit pasà Mr le Baron DeCaussade
porter trop loin le Droit qu’on a de se préférer aux autres, que les
Payens, et Ciceron entr’autres établissoient qu’il n’étoit pas juste d’o=
ter à un homme qui se sauve d’un naufrage une planche sur la=
quelle il se soutient, pour s’en servir soi même. Bien des Chrétiens
ne sont pas aussi délicats, ni aussi justes que ce Payen.

a Mr le Boursier Seigneux et à Mr DeCheseaux le filsMonsieur le Boursier vous m’avez prouvé qu’on ne pouvait éta=
blir l’utilité particulière pour principe du Droit, par la raison que
cette utilité varie trop. Qu’il faut entendre par l’utile, l’utilité géné=
rale, et le bien commun de la Société. Ou bien il faut entendre l’uti=
lité générale de l’homme dans ce monde et dans l’autre. C’est aussi
ce que vous avez établi sur cette matière, Monsieur DeCheseaux.

à Mr le Conseiller DeCheseauxLes Jurisconsultes, m’avez vous dit, Monsieur le Conseiller DeChe=
seaux, ont entendu par l’utile qu’ils ont établi pour fondement du
Droit, l’utilité particulière, en quoi ils se sont trompés: parce que s’il
m’est permis de m’approprier tout ce qui m’est utile, je pourrois pren=
dre à un autre ce qui lui appartient, et alors le Droit qu’il a sur
cette chose ne seroit pas un Droit exclusif, qui est cependant ce qu’on
cherche.

Sur la Lettre de Mr Gordon, vous êtes convenus généralement,
Messieurs, que Brutus n’avoit pas le droit de tuer César, par ces qua=
tre raisons.

1° Parce que César étoit Souverain Magistrat reconnu publiquemt p. tel.

2° Parce qu’il n’étoit pas autorisé par le Sénat et le Peuple, et qu’il
n’est pas permis à un Particulier de décider si un Prince est un tyran.

3° Parce qu’il n’étoit pas sur par ce meurtre de rendre la liberté
à sa Patrie.

4° Parce qu’il pouvoit et qu’il devoit prévoir que par cette action
il attireroit plus de maux à sa Patrie, qu’elle n’en souffroit par
la domination de César.

Monsieur le Boursier Seigneux a achevé la lecture de son second
/p. 114/ Essai sur Mr Mandevil, dans lequel il traite de la Compassion. Il faut
donc joindre ce qui va suivre à la page 85.

Pour prouver combien cette sensibilité pour les maux d’autrui2d Essai sur les ouvrages de Mr Mandevil, qui traite de la Pitié ou de la Compassion, par Mr le Boursier Seigneux.
est inséparable de notre nature, je me présenterai dabord quelques preuves
de fait tirées de choses les plus connues, et de l’expérience journalière.

La Pitié est une passion douce et agréable. L’homme se plait
en général dans l’émotion, lors sur tout qu’en s’y livrant, il sent le
secret plaisir d’être exemt du mal qui le touche. On a pour s’en
convaincre qu’à voir cette foule de peuple qui fuit un criminel au
dernier supplice.

La Tragédie a pour but d’exciter la Terreur et la Compassion
et par l’intérêt vif qu’elle y fait prendre, de faire écouter, avec plus de
gout les maximes qui en naissent.

Boileau Art Poet:Si d’un beau mouvement l’agréable fureur,
Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,
Ou n’excite en notre ame une pitié charmante,
En vain vous étalez une Scène Savante.

Qu’est ce qui fait aimer si fortement les spectacles qui peuvent
nous émouvoir; une Tragédie, un Tableau, une Histoire naïve des
disgraces de quelque personne illustre? Si non parce que nous som=
mes faits pour en être émus, et parce que la pitié est faite pour
nous ?

D’ou venoit cette passion des Romains pour l’Amphitheatre ou ils
alloient par milliers, voir égorger des Gladiateurs, ou des hommes dé=
chirés souvent par des Lions, ou par des Panthères?

D’ou vient que les Anglois si difficiles à punir de mort les cou=
pables se récréent des combats des animaux, et quelque fois même de
celui des hommes, qui pour de l’argent s’exposent aux accidens de
ces Escrimes sanglantes, si ce n’est par le gout qu’ils trouvent dans l’émo=
tion et la sensibilité?

L’attrait des Tournois, celui des combats en champs clos avoit
aussi en bonne partie le même principe. Ainsi l’on vit sous les
auspices d’Henri II toute la Cour assister au duel fameux de Jar=
nac et de la Chataigneraie.

Le Spectacle donné par un voltigeur, n’a de prix que par les tours
périlleux, qui l’exposent à se briser à chaque instant.

Combien de gens seroient avides d’être Spectateurs tranquilles d’une
grande bataille, ou curieux de suivre de quelque bord élevé, tous les
mouvemens d’un vaisseau luttant contre les horreurs d’une Tempête?

Lucrèce l’exprime de cette manière,

/p. 115/ Suaves mari magno turbantibus aequore ventis
E terra alterius magnum spectares laborem
 

Le Pathétique de l’Eloquence montre combien la Pitié est un
puissant et universel organe pour saisir le cœur des hommes. César
écoutant l’oraison de Cicéron pour Ligarius, et laissant tomber
de ses mains les papiers qu’il tenoit en ce moment, oubliant pres=
que qu’il fut assis sur le Tribunal est un mouvement célèbre des
attraits de ce Pathétique qui nous émeut et qui nous touche.

Ajoutons encor l’exemple de l’innocente ruse de ceux qui du
tems des Romains faisoient quelques Collectes pour réparer leur dis=
graces, et qui pour mettre en œuvre ce grand mobile, faisoient por=
ter devant eux le Tableau du naufrage ou de l’incendie dont ils étoi=
ent les victimes. Je sais bien qu’on pourra associer dans les exemples
que j’ai donné, au plaisir d’être ému, celui de la curiosité et chez
les Romains le gout pour tout ce qui étoit une image de la guer=
re; mais il me suffit que ce que je viens de dire, prouve combien
ces dispositions à être ému, à être touché sont généralement ré=
pandues. Je crois pouvoir ajouter qu’elles sont universelles. J’en suis
tellement persuadé, que je crois qu’à l’exception d’un très petit nom=
bre de créatures intelligentes, toutes sont prétes à sentir des troubles
à la vue des accidens qui affectent la nature humaine, et cela dans
un degré plus ou moins fort, selon que ces accidens se présentent de
plus près.

Elles en seront émues, d’un côté par un effet de ce vif attache=
ment qu’elles ont pour leur propre conservation, et pour la durée
des objets qui contribuent à leur bonheur.

De l’autre par un effet de cette harmonie puissante que le Créa=
teur bienfaisant a mis entre les créatures de même genre, pour les
disposer à se rendre mutuellement heureuse.

Selon ce sage institut aucun homme ne sera tout à fait exemt
de pitié et de compassion. Le Père sentira ses entrailles émues à la
vue d’un chatiment qu’il croit pourtant devoir infliger à un enfant
vicieux et refractaire. Le Prince signera en tremblant un Arrêt de
mort, et le Juge conduira à regret au Supplice ces victimes malheu=
reuses de la Sureté publique. Un Général véritablement Héros
soupirera à la vue du champ de bataille jonché de morts, qui est
néanmoins le théatre de sa valeur, et le monument de sa victoi=
re. Tous dans leurs différentes vocations paieront ce tribut à la na=
ture.

Je veux que ce soit en partie l’effet d’un juste retour sur soi même.
/p. 116/ Mais ce sentiment n’exclura pas un autre sentiment qui s’y lie et
qui s’y conforme. C’est celui d’un intérêt tendre pour le sort des mal=
heureux de ses semblables.

Lorsque Mr M. m’objectera «qu’il en est de la pitié ainsi que
de la fraieur, que plus nous fréquentons les objets qui excitent l’une
ou l’autre, moins leur impression nous trouble. Que ceux à qui ces
scènes sont familières n’en sont plus touchés du tout». Je con=
viendrai qu’à force d’épreuves de l’un et de l’autre genre, un cer=
tain ordre d’esprits pourra s’endurcir et contre la compassion et
contre la crainte. Mais ce ne sera jamais le général des Hommes
qui même en afoiblissant plus ou moins la crainte naturelle des
maux, ou la pitié qu’ils ressentoient dabord à la vue des maux
qu’éprouvent les autres, sentiront l’impossibilité totale d’éteindre
en eux ces deux grands mobiles. Que s’il se trouve des personnes
qui en sont venues si parfaitement à bout qu’elles en ont con=
tracté une espèce de férocité, à coup sur ce ne sera pas pour
l’ordinaire les personnes les plus cultivées, ni de meilleur carac=
tère. Ce sera ceux que des organes robustes, et une éducation
presque barbare auront porté à des mouvements toujours violens,
accoutumés par là à devenir moins sensibles pour eux-mêmes. Ceux
qui joignent à cette force et à cette habitude un défaut ordinai=
re de réflexion, tandis que nombre d’autres hommes qui pensent
ou qui suivent sans effort la voix de la Nature ne pourront ja=
mais parvenir à cette insensibilité totale, malgré la fréquence des
cas qui devroient, ce semble, les y aguerrir.

Ainsi quoique les circonstances particulières dans lesquelles
se sont trouvé nombre d’hommes les rende peu susceptibles de sen=
timens de pitié, peut être par la honte qu’on leur en a fait dès
leur enfance, il se trouvera, je pense, qu’elle est généralement ré=
pandue, et que là même ou elle manque, il a fallu et des soins
et du tems pour pouvoir la vaincre.

Quoiqu’il y ait surement des ames plus ou  moins sensibles,
comme il y en a de plus ou moins fermes, toutes peut être ont
paié dans les commencemens le tribut à cette sensibilité. Que
savons-nous si les plus féroces n’ont pas eu besoin de s’en défen=
dre ? Il est bien probable qu’ils ne sont parvenus que par degré
à cette dureté qui a fait enfin leur caractère. Comme l’on dit
Nemo repente fit malus, on peut dire aussi que personne
ne devient tout d’un coup cruel. La pudeur et d’autres vertus
se perdent ainsi par nuances, si j’ose le dire, comme les Lys et
/p. 117/ les roses d’un beau visage. Il n’en est pas moins vrai que telle fem=
me aujourd’hui très effrontée avoit dabord un caractère naïf et mo=
deste, comme un visage livide et chargé de rides offroit aux yeux les
plus belles couleurs du Printems.

On se confirmera dans les pensées que cette pitié est profondément
empreinte dans notre nature, lorsqu’on observera qu’une infinité de
personnes gémissent presque de leur sensibilité, la combattent sans
succès, et donneroient tout au monde pour en être moins suscepti=
bles. Que d’agitations involontaires! Que d’émotions subites! Que
d’objets auxquels on ne peut refuser des larmes! Pourquoi ce qui
se passe hors de nous a t-il un pouvoir si promt, si actif, si insur=
montable sur nous mêmes? Pourquoi notre repos en est-il si consi=
dérablement altéré? et qu’il nous vient autant et plus souvent de
soucis, d’allarmes et de douleurs même des maux des autres que des
nôtres propres? Tel qu’un amas de boules dont l’une ne peut être
ébranlée sans faire mouvoir toutes les autres, les individus du Gen=
re humain sont tellement unis par la nature, que tant que cha=
que homme est véritablement homme, tant qu’il ne perd pas son
caractère et l’empreinte que son Créateur a mis en son ame, il est
inévitablement agité des maux de ses frères.

Pourquoi lorsqu’une personne est en péril de la vie entend-on
s’élever des cris confus qui marquent l’effroi des Assistans? Pourquoi
à la vue d’un homme qui se noie, ce Passant s’élance-t-il dans le
fleuve au risque de périr avec lui, ou pourquoi ce brave inconnu
voiant un homme assailli avec avantage sort-il tout à coup de
son assiette tranquille, vole du côté le plus foible et hazarde-t-il
tout pour sa défense?

Assurément il y a un ressort plus fort que nous, qui nous meut
et qui sert d’organe aux plus grands et aux plus penibles offices
de l’humanité.

Appellons, si l’on veut, Instinct ce mouvement si vif & si
promt, par cela même il ne sera point l’effet du hasard. L’ani=
mal le suit, l’homme l’écoute; En un instant cette voix se fait
entendre à son arme. Elle parle, elle est obéïe. Ce principe qui se fait
si bien respecter, qui dans un clein d’œil est obéï, qui remue si for=
tement toutes les puissances de l’ame, ne sera-t-il qu’un sang agi=
té, des organes ébranlés par la proximité des objets? Mais qui
dans cette supposition aura donné aux objets qui sont hors de
nous un pouvoir si absolu sur notre cœur? Qui est ce qui a
formé ces ressorts intimes entre nos cœurs et les objets qui les
/p. 118/ touchent? Non, rien n’est plus naturel, rien n’est même plus indispen=
sable, que de remonter au divin Auteur des uns et des autres, pour en
admirer la Sagesse dans un principe si agissant & si efficace. A moins
que nous ne fussions résolus de refuser au Créateur la gloire qui lui
vient de ces ouvrages, à moins que d’avoir l’ame assez abrutie pour
être incapable d’apercevoir la Cause éternelle, nous ne pouvons évi=
ter de sentir que cette disposition à être ému de ce qui trouble le
bonheur de mes semblables, n’est rien moins que l’ouvrage du hasard
ou l’effet d’un pur mécanisme, comme le seroit le son que tire
inévitablement un Archet de la corde d’un instrument.

J’ai prouvé que cette disposition à être touché est générale=
ment répandue dans le cœur de tous les hommes, et comme l’on
convient qu’il n’y eut jamais d’erreur universelle, l’on peut con=
venir de même qu’un sentiment universellement répandu ne sau=
roit être erroné ni défectueux.

Il me semble démontré au contraire par la nature même
des choses, qu’un sentiment commun à toutes les créatures d’un
certain genre fait partie de leur être, et part visiblement de
l’Auteur de leur existence.

Qui pourra s’empécher de le reconnoitre, lorsqu’il sent qu’il
n’y résiste jamais sans repentir les justes remords de sa Conscien=
ce? Qu’il ne l’évite jamais sans éprouver de douces consolations;
Ne verra-t-il pas le sceau de l’approbation de Dieu, ou l’avant-=
coureur de sa disgrace, à proportion de ce qu’il est dur ou pitoiable?

Pour sentir la beauté et la sagesse de ce sentiment, dévelop=
pons en avec quelque détail, la nature, avec les merveilleuses
combinaisons qu’elle renferme.

Il y a indubitablement dans la Compassion quelque chose1ere Observation.
de machinal; cependant ce machinal n’est point de la nature de
celui que nous observons dans les brutes. Elles ont d’autres Instincts
aussi admirables que celui là, mais elles ne paroissent point avoir
celui de la Compassion. De là j’ai lieu de conclure que la Compas=
sion n’est pas une passion purement machinale.

Il est vrai qu’on pourroit le croire d’un côté sur la rapidité
de l’impression, de l’autre sur ce qu’elle se fait malgré nous; mais
le sentiment de la Conscience n’est ni moins promt, ni moins diffi=
cile à étouffer: nous ne nous aviserions cependant pas de dire
que l’action ou l’impression de la Conscience fussent entierement
machinales. Peut être en trouverons nous le nœud en observant
que par tout ou la vérité se présente avec une clarté parfaite,
/p. 119/ l’aquiescement est d’une promtitude proportionnée, en sorte qu’entre la
vérité et l’aquiescement que nous lui donnons, nous n’apercevons (si je
puis m’exprimer ainsi) aucun intervalle. Cela n’empéche pas que la Rai=
son n’agisse; mais l’opération est si courte qu’elle n’est presque pas aper=
çue. Tel est l’aquiescement de l’Ame à ce que nous appellons Evidence,
et à une proportion d’une vérité incontestable.

Appliquons ceci au sentiment, et en particulier à celui de la Pi=
tié; Dès que l’objet est de nature à l’exciter par une justesse parfaitement
exacte de rapport, ce sentiment se réveille & s’excite avec la même prom=
titude que notre aquiescement à l’Evidence. Ce sentiment est une ap=
probation ou un aveu tacite, promt & vif de ce que nous devons sen=
tir. De cette manière chaque sentiment renfermera un raisonnement
ou un acte de la Raison, mais si bref & si rapide que la perception
et le sentiment se confondent, pour ainsi dire, en une seule et unique
contexture.

Un autre caractère de la Pitié, est qu’elle réunit un sentiment2e Observation
de peine et un sentiment de plaisir, qui se mélangent & se tempérent.
Douceur à être ému d’un mal qui est au dehors de nous, et d’être
ému par un sentiment véritablement humain qui marque la bon=
té du cœur; Peine lorsque cette émotion croit au point d’altérer no=
tre santé, ou de troubler notre repos par une agitation trop forte
ou trop durable. A la vérité la peine ou le plaisir prédominent
selon les cas ou les circonstances. Plus le mal que nous voions chez
les autres est funeste, réel, sans remède, plus la personne qui en sou=
fre est digne d’estime, plus elle supporte ses maux avec grandeur d’a=
me, et plus aussi nous sommes sensibles à ses malheurs.

L’on pourra observer ici ce que la Compassion a de sensé, de
réfléchi, de raisonnable. A la vue d’un parricide qu’un bourreau
déchire, l’ame du Specateur sera plus émue, mais à la vue d’un
Martyr, elle seroit indubitablement plus touchée. Dans le premier
cas l’horreur du crime, l’idée des supplices éternels de ce misérable, s’unis=
sent aux sentimens de la nature pour les soufrances, augmenteroient
de beaucoup l’effroi et l’agitation. Dans l’autre le sentiment de la Ver=
tu, l’estime et l’admiration qu’inspireroit ce généreux Confesseur, les
Cieux qui semblent s’ouvrir pour le recevoir, la palme qui le couron=
ne feroient une diversion des plus consolantes aux rigueurs de son
supplice. Il soufre parce qu’il veut bien soufrir, et pour la plus belle
de toutes les causes. Le Spectateur en est attendri, mais d’une mani=
ère beaucoup plus douce, qu’à la vue d’un Innocent qu’on fait sou=
frir malgré lui, ou d’un empoisonneur détestable qu’on croit voir
/p. 120/ passer au bucher qui le consume dans les flammes éternelles.

De même nous serons plus touchés de ce qu’on fera soufrir à
une femme qu’à un homme, à un enfant qu’à un homme fait, à
un vieillard infirme, qu’à un homme robuste et qui pourroit se défen=
dre. Parce que la réflexion nous fait sentir que le sexe, la foiblesse
de l’âge, ou la délicatesse du tempérament devoient mettre ces person=
nes là à couvert du traitement qu’on leur fait soufrir, et les y rend
elles mêmes plus sensibles. Par la même raison le cœur soufrira in=
finiment davantage en voiant soufrir des personnes poussées au deses=
poir, et qui succombent sous le poids de leurs peines, que des personnes
fermes qui supportent, ou qui nous cachent une partie de leurs souf=
rances. Si vis me flere dolendum est primum epsi tibi.

C’est encor par l’effet d’une Pitié raisonnable que moins le
caractère, la vertu, et le mérite des personnes les rend dignes du mal
qu’elle soufrent, plus aussi nous sommes émus de leur sort. Encor à
des égards serons nous plus émus et plus agités du mal qui leur vient
de la part des hommes, et plus touchés de celui qui paroit leur venir
immédiatement de Dieu, parce qu’en ce dernier cas, le mal sem=
ble porter avec soi sa consolation et son dédommagement. En
considérant le Chrétien dans les maux, on voit l’or au creuset,
et la vertu dans les bras de son rémunérateur.

Ajoutons enfin que plus le mal qui arrive aux autres est su=
bit et imprévu, plus il demande un pressant secours, plus aussi notre
émotion est promte, vive et en apparence machinale par les rai=
sons que j’en ai rendu.

Voilà, Messieurs, les principales circonstances qui augmentent
ou qui adoucissent la peine inséparable de la pitié, et ces consi=
dérations sont tirées du jugement que nous portons des personnes
même qui soufrent.

Par rapport à nous, la Pitié est plus ou moins vive à pro=
portion, que l’objet qui l’intéresse affecte de plus près notre sureté,
notre repos, et notre amour propre. Plus les misères d’autrui sont sous
nos yeux, plus elles blessent nos organes, plus elles se tient avec no=
tre situation présente, plus elles paroissent réfléchir sur nous, et nous
manacer d’un semblable sort, plus ces misères sont combinées; plus
aussi selon ces diverses circonstances, elles nous frapent, elles nous tra=
vaillent, elles nous émeuvent.

C’est en raprochant en quelque sorte de nos yeux les disgraces
humaines, que la description qu’on nous en fait nous touche à pro=
portion qu’elle est naturelle, et qu’un récit de vive voix qui rend
/p. 121/ cette description vivante encore, nous touche beaucoup plus qu’u=
ne lecture. C’est par la même raison que le rolle d’un Stoïcien qui
de nous émouvoir nous paroitroit ennuieux, et qu’un auteur
froid et tranquille n’est rien pour nous, lors sur tout qu’il est appel=
lé à être ému.

Voilà pourquoi encore une Emotion causée par l’imitateur est la
seule proprement qui puisse nous plaire. Nous ne saurions entendre pleu=
rer sans ressentir de la peine, tandis que nous écoutons sans repugnance
ceux qui ne font qu’imiter ou duper des lamentations. C’est Diogène de La=
erce qui s’exprime de cette manière. Eos qui lamentationes imitantur liben=
ter, qui autem verè lamentatur hos sine voluptate audimus
. C’est ces
descriptions et ces imitations touchantes qui nous font trouver du plai=
sir à la Poesie, à la lecture de l’Histoire, ou à la Déclamation d’une Tra=
gédie
, parce que nous n’y éprouvons qu’une agitation passagère, une
émotion qui effleure et qui chatouille legèrement la superficie de no=
tre Ame. C’est proprement à ce seul genre d’émotion que nous nous plaisons.

Boileau Art Poet.Ainsi pour nous charmer, la Tragédie en pleurs,
D’Œdipe tout sanglant fit porter les douleurs,
D’Oreste parricide exprima les allarmes,
Et pour nous divertir nous arracha des larmes.

Voilà je pense, Messieurs, les divers genres de Pitié que nous éprou=
vons, et comme ce sentiment se diversifie selon la nature des objets:
mais il ne se diversifie pas moins selon le caractère des hommes.

Lorsque j’ai établi la disposition universelle à être touché, je n’ai pas
dit que tous les hommes dussent l’être également; Comme lorsque Hora=
ce a dit

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent 
Humani vultus
.

Il n’a pas voulu faire entendre que chaque vieux dut nous faire rire,
et que chaque personne qui pleure nous tirât des larmes. Comme on
a vu un Empereur qui n’a jamais ri, on a vu sans doute quelque autre
homme qui n’aura jamais pleuré, et d’autres peut être assez stupides
pour n’avoir jamais été attendris. Horace en fait comme moi une
disposition générale, comme l’Apotre en fait un devoir qui ne doit
pas être pris au pié de la lettre, lorsqu’il dit soiez en joie avec
ceux qui sont en joie, et pleurez avec ceux qui pleurent.

Ce qu’on peut inférer de cette disposition générale, c’est que
ceux qui sont émus des peines des autres suivent la voix de la na=
ture, et sont [je ne dirai pas avec Mr M.] plus foibles ou plus imbé=
cilles, mais plus hommes ou plus humains que les personnes dures
et impitoiables.

/p. 122/ Il est pourtant indubitable que le Tempérament, le Caractère, l’é=
ducation et l’habitude, le Sexe et l’âge rendent les Hommes plus ou
moins sensibles. A la vue d’un cas attendrissant tous les Spectateurs
seront touchés, mais diversement. Le Magistrat, le Soldat, la Fem=
me, le Jeune homme, tous donneront des signes divers de l’intérêt
qu’ils prennent à l’évènement, et c’est l’expression de cette façon si
différente d’être touché qui forme une des plus grandes beautés de
la Peinture, beautés que l’on admire dans les Tableaux du Jugement
de Suzanne, du sacrifice d’Iphigénie, et de la mort de Britannicus
parce que chaque Spectateur y conserve son caractère et paroit tou=
ché comme il lui convient de l’être.

L’éducation, le genre de vie, l’habitude, l’exemple, tout cela for=
mant en quelque sorte une seconde nature peuvent rendre les
hommes moins pitoiables et moins sensibles pour les autres, en les
rendant moins sensibles pour eux mêmes. Tite Live nous donne un
trait du pouvoir de l’habitude pour aguerrir, en quelque sorte l’a=
me naturellement tendre, et compatissante. Antiochus Epiphanes
aiant compris combien les Spectacles sanglans contribuoient à ren=
dre les Romains redoutables et supérieurs dans les Combats, voulut
transporter, pour ainsi dire, la même valeur chez les Siens, en
usant du même artifice. Il leur donna à grands fraix les jeux bar=
bares des Gladiateurs. Dabord la nature en frémit, et s’y accoutuma
ensuite; l’horreur précéda, et fut suivie par degrés d’une sorte de
plaisir. Gladiatorum munus Romanae consuetudinis, primo majore
cum terrore hominum insuetorum ad tale Spectaculum, quam cum
voluptate dedit. Deinde
&c.

Cependant il n’est pas impossible que ceux qui s’accoutumoient
ainsi à voir répandre le sang, ne conservassent quelqu’autre gen=
re de pitié, peut être même pour les accidens les plus ordinaires de
la vie. C’est ce qu’on voit tous les jours en divers Guerriers. Ceux
qui ont constamment vécu dans une heureuse prospérité ne sont
pas sans doute autant propres à entrer dans les misères des autres,
que ceux qui en ont fait la fatale expérience. C’est ce que Virgile
fait dire à Didon, lorsqu’elle reçoit si humainement Enée,

Non ignara mali, miseris succurrere disco.

Elle avoit éprouvé les mêmes peines en fuiant de sa Patrie, et l’on
se prète bien plus aisément à plaindre des maux qui nous rappel=
lent les nôtres propres: l’on suit alors dans le cœur d’autrui le
même sentiment qu’on avoit trouvé dans le sien.

Voici, Messieurs, les conséquences que j’ai à tirer des considérations que je viens de faire.

/p. 123/ 1° Que le sentiment de la Pitié est un composé de Raison et d’Ins=
tinct, plus mur et plus réfléchi, lors que les circonstances le permettent,
plus près de l’instinct, lors que pour produire son effet il faut nécessai=
rement qu’il soit rapide.

C’est donc cet Instinct que je veux bien pour le coup reconnoitre
tel, que je découvre les plus grandes beautés de ce sentiment, et les
merveilles qu’y a répandu la Providence. Si la Pitié n’étoit comme
gravée dans le cœur de tous les Hommes, si en qualité d’Instinct elle
n’étoit comme involontaire et en certains cas plus promte et plus
forte que la réflexion, à quelles extrémités ne seroient pas réduits les
misérables, à quels excès ne monteroit pas l’amour propre. La Pitié,
qui force, pour ainsi dire, par son activité à se préter au besoin d’au=
trui, met un frein à cet amour propre, qui sans cela n’eût pris soin
que de lui-même.

Si à chaque besoin même pressant, le malheureux en péril eut
été exposé à de longues et froides délibérations avant que d’être se=
couru, si celui qui pouvoit le secourir n’eût rien senti d’assez vif pour
émouvoir ses entrailles en faveur du misérable; combien de personnes
auroient péri faute d’assistance. Combien n’en périroit-il pas tous les jours?

Pour prévenir de si tristes inconvéniens, la Bonté de Dieu met
dans l’ame de chacune de ses créatures intelligentes un instinct vif
qui ne tarde pas un instant à s’expliquer; un sentiment également
droit, promt et tendre prévient toute incertitude: donne à celui qui se
trouve le plus près, une agilité, une adresse, une force surprenante
pour rendre ce service important qui ne sauroit être différé. On est sur=
pris de voir aux autres, et de se trouver à soi même des ressources dont
on se croioit incapable; l’on vole, et l’on est frappé d’avoir exécuté
sans préparation des choses qu’on n’eût même osé entreprendre de
sang froid. L’un se jette dans le feu pour en arracher un malade
enveloppé dans un incendie, un autre se précipite dans les ondes
pour arracher à la mort une personne qui lutte inutilement con=
tr’elles.

Entre les branches de cette Pitié d’Instinct, n’oublions pas cel=
le que nous avons pour les animaux, et qui nous porte à ne pas
les détruire sans nécessité. C’est ainsi que la Providence entretient
par tout une correspondance de soins et de bons offices, et qu’il
lui a plu d’affectionner l’homme aux espèces qui lui servent, ou
qui le recréent.

2° Je tire une autre Conséquence, de ce que la Pitié offre
un mélange de peine réelle et de satisfaction intérieure, lorsqu’on
/p. 124/ est touché raisonnablement. C’est là une de ces beautés admirables
qu’on découvre par tout dans les établissemens de la Providence.
Elle seule par une heureuse harmonie sait accorder les choses les plus
diverses. La même cause qui a uni l’Esprit et le Corps, fait trouver
dans un même sujet la crainte et le désir d’être ému, la peine
et la consolation d’approcher des misérables, le soin de soi même
et le soin des autres. Par ces mouvemens opposés, mais pourtant
conciliés par un mélange imperceptible, l’homme naturellement
rempli de lui même ne peut se soustraire à la Pitié, ni enlever
tout à fait à son Prochain la portion d’amour qu’il lui doit. La
Pitié est à cet égard le germe de la Charité. L’une dispose, l’au=
tre pratique. La Pitié nous peint les maux, la Charité les console
et les guérit. La Pitié indique le besoin qu’on a de notre secours,
la Charité nous persuade de le donner.

3° On a observé encor que la Compassion étoit un Composé
d’amour pour nos frères et d’intérêt pour nous mêmes; autre conci=
liation difficile, si la sage Providence n’y avoit mis ordre, en ren=
dant comme impossible une séparation totale d’intérêts. Nous vou=
drions pour notre repos être moins susceptibles de pitié, mais si
nous en étions les maitres, si elle ne s’excitoit dans nos cœurs à
notre insçû, que deviendroient les autres hommes dans leurs dé=
tresses? et que deviendrions nous nous mêmes dans nos allarmes,
si les autres n’étoient émus, et si ce puissant aiguille ne les préssoit
de nous secourir? C’est un frein général et réciproque, un gardien
de la Sureté commune.

Que de bienfaits ne résultent pas de cette impression mutu=
elle qui fait la base de ta Sociabilité! Combien d’actes généreux
ne produit-elle pas, pour prévenir même les cas qui exciteroient
la Compassion?

Ajoutons une réflexion qui montre encor la conciliation de
ce double intérêt, et la Sagesse de cet institut de la Providence,
qui en nous donnant ce vif sentiment pour les autres, en fait
rejaillir sur nous mêmes les avantages. Par là l’Homme est averti
par mille canaux différens de la foiblesse de la nature. L’attention
que ce sentiment lui donne pour les misères des autres, lui montre
sans cesse comme en un miroir la sienne propre. Quelle voie plus
promte et plus sure pour nous instruire? Que de réflexions peu=
vent naitre de tant de cas funestes et humilians qu’on sent qui
peuvent nous arriver, et qui nous forcent à dire homo sum. Si nous
avions le cœur autrement disposé, quel orgueuil insupportable ne
/p. 125/ nourririons nous pas, tandis qu’accablés et soupirans avec nos Frères
tout nous rappelle notre fragilité commune. Motif excellent que le
Créateur nous donne sans cesse à la Vertu. Nous y parviendrons sans
peine dès que nous conclurons que ce seroit mal nous aimer nous
mêmes que d’être froids et indifférens pour les autres.

4° J’ai montré que le sentiment de la Pitié se combine à l’in=
fini, selon les objets, les circonstances et les caractères. Que de diversi=
tés dans l’application d’une seule Faculté, et dans l’exercice d’un
seul mouvement de l’Ame! Que de beautés ne resultent pas de ce
contraste, où la Vertu toujours généreuses et empressée reçoit un
nouveau lustre par les négligences et les froideurs qui l’environnent!

5° Les Hommes sont plus ou moins disposés à être touchés. Mais
s’ils l’étoient tous également, on ne discerneroit pas les degrés et l’ex=
cellence des divers actes de la Vertu. On ne distingueroit peut être
pas avec assez de justesse les devoirs pressans d’avec ceux qui le sont
moins, ce qui est dû par préférence à certains objets, à certains cas,
à certaines relations. On ne verroit pas des traits marqués de généro=
sité, ou de reconnoissance, et par là moins d’exemples et d’émulation.
On tiendroit moins de compte des preuves de bonté que l’on reçoit. Un
sentiment si commun et si uniforme ne feroit plus d’impression. Il lie=
roit moins le Genre humain, en paroissant l’unir tout à fait.

6° Enfin si les Hommes étoient également touchés, ou ils ne le
seroient pas assez, ou il ne se trouveroit pas assez de ces personnes fer=
mes qui rassurent et qui consolent les autres: il n’y auroit pas assez
de cette constance si nécessaire aux Princes, aux Généraux, aux Ma=
gistrats dans les tems de crises, ou dans les calamités publiques.
Par cela même que ce sentiment dépend en partie de la Raison,
qu’il varie chez les Hommes, qu’il est susceptible de diminution ou d’ac=
croissement, il est susceptible de culture, et de bonification. En tant
qu’il se raporte à l’Institut, l’homme sage y voit la main et le but
de Dieu; Dès lors il juge que ce seroit un crime ou une folie d’y
résister. Il cultive cette sensibilité en nourissant dans son cœur tout
ce qui appartient à l’humanité. Il la cultive en la rendant plus rai=
sonnable et plus généreuse. Cette sensibilité vient de Dieu, il faut
donc la subordonner à sa volonté, la soumettre avec respect aux
ordres de sa Providence. Cette sensibilité vient de Dieu, il faut donc
ne lui donner que des objets légitimes, n’être touché que comme Dieu
veut que nous le soions, ne s’éloigner jamais par une sensibilité ma=
chinale des objets de la Pitié qu’il nous donne pour exciter et pour é=
prouver la nôtre. La Raison y peut-elle quelque chose? Il faut sur=
monter /p. 126/ sa répugnance à approcher des objets de compassion que la
Providence met si souvent à notre portée; Il faut travailler à rendre
cette sensibilité plus judicieuse que machinale, en l’appliquant à
propos, en calmant autant qu’il se peut les émotions trop légères
et absolument infructueuses.

7° Dans ce sentiment généralement répandu, dans cette dis=
position qui doit faciliter l’exercice de la Charité et en multiplier
les actes, je trouve une preuve parlante de la bienveuillance univer=
selle et réciproque que Dieu a mis au cœur de l’homme pour tous ses
semblables contre le Système erroné de Hobbes. Nombre de passions
turbulentes comme l’envie, la haine, l’avarice, la calomnie, l’ambition,
l’amour excessif des biens ou des aises de la vie doivent trouver dans ce
sentiment primitif d’amour et de compassion un contrepoids capable
d’en reprimer les excès. Pour peu que ces passions laissent de relache,
il est naturel de se dire, ce que je dis, ce que je me propose, ce que je
vais faire ne fera-t-il le malheur de personne? Ce dont je la prive,
bien, repos, réputation, n’est-il point essentiel à son bonheur: son état
quand je me serai satisfait, ne sera-t-il point digne de pitié; à coup
sur j’en serai touché moi même, quand ma passion sera refroidie.

C’est ainsi qu’un sentiment qu’on a cru dabord foible ou de très
peu d’importance, se trouve, en l’examinant de près, capable de ba=
lancer les plus dangereux effets des passions. C’est du moins ce à quoi
Dieu l’a dessiné; nouveau motif pour se convaincre de sa Bonté in=
finie, par le dessein marqué de rendre les hommes heureux.

J’ai taché, Messieurs, de prouver dans cet Essai combien l’idée
de Mr M. est bornée, lorsqu’il nous peint la pitié comme une foibles=
se de l’ame, ou comme le méprisable partage des Esprits foibles. J’a=
voue que je n’ai pu voir sans une espèce de Pitié ou d’indignation
cette manière rampante d’envisager les nobles organes dont nous a
doué la Providence.

J’ai saisi d’autant plus volontiers cette occasion de m’expliquer
avec un peu d’étendue, que c’est une faute fréquente dans les ou=
vrages de cet Auteur. S’il n’a rien connu de plus que ce qu’il nous
donne, j’ai lieu de m’étonner qu’avec tant de pénétration en d’au=
tres sujets, il en manque à un si haut point dans celui-ci, et que dans
les divers sentimens dont Dieu a orné l’Ame humaine, il ne voie,
ce semble, que du faux & du ridicule.

Mais si contre mon inclination, j’ai mal jugé de ses vues, et
qu’il ne résulte rien de ses écrits, ou de son silence qui fait contraire
aux idées de la Religion, de la pure Morale, et d’une saine Philosophie,
/p. 127/ je me contenterai de m’être appris à moi même de la façon la plus
convaincante, que si le Monde matériel fournit des preuves magni=
fiques de la sage direction d’une Providence, le Monde intellectuel
présente qui ne lui sont pas moins glorieuses; et que toute per=
sonne attentive doit sentir, si je ne me trompe, qu’il n’y a pas
moins d’art, de grandeur, et de sagesse dans la formation d’un
seul sentiment de l’Ame que dans l’agencement de tout l’Univers.

Mr Mandevil traite la Pitié du nom de foiblesse, a dit Monsieursentiment de Mr le Professeur Polier
le Professeur Polier, mais il a tort de lui donner ce nom. Ce n’est
pas non plus une Vertu. C’est un Instinct, qui cependant n’est pas
machinal, comme chez les bêtes. Ce n’est pas non plus une vertu ré=
fléchie, comme le doit être tout ce qui porte à juste titre le nom de
Vertu. C’est un sentiment qui nait en nous et comme malgré nous,
sans qu’il y ait de réflexion qui l’entretienne. C’est un sentiment
bon qui nous porte à des actions louables. Ces actions ne sont plus
la Pitié, c’en est l’effet. La Pitié n’est pas un mélange de plaisir
et de peine, comme l’a établi Monsieur le Boursier, c’est seulement
un sentiment de peine. S’il nous devient utile, qu’il nous porte à
des actions louables, alors il devient un sentiment agréable, par
la satisfaction que nous éprouvons, lorsque nous nous rendons le
témoignage d’avoir fait ce qui est conforme à notre devoir. L’agré=
ment n’y vient donc que par la réflexion, et par une liaison avec
notre amour propre.

Les Conséquences de Monsieur le Boursier sont très judicieuses
et très justes. Cependant j’ajouterai que comme on peut abuser de la
Pitié, il ne faut l’envisager comme quelque chose de bon, que lorsque
elle produit de bons effets. Il faut perfectionner la Pitié, puisque ce
sentiment ne nous a été donné que pour nous porter à la Vertu,
plus ce sentiment sera épuré, plus il sera éclairé, plus il sera agissant,
plus aussi il nous portera efficacement à ce qui est beau et vertu=
eux. Nous avons bien des graces à rendre à Dieu de nous l’avoir
donné ce sentiement. Ce don qu’il nous a fait prouve encor que Dieu
a fait l’homme pour la Société, puisqu’il lui a donné des sentimens
qui vont au bien des Hommes, et que ces sentimens seroient inuti=
les à l’homme s’il vivoit dans une parfaite solitude et éloigné de
tout commerce.

Sentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.Monsieur le Boursier, c’est l’avis de Monsieur l’Assesseur Sei=
gneux, a distingué la signification de ces mots, être ému, et être
touché, à l’occasion des divers spectacles qu’on voit, je crois cependant
que ces deux termes sont synonimes. Ce n’est pas que je ne reconnoisse
/p. 128/ divers degrés de sentiment dans la Pitié, mais je ne crois que
ces deux termes les expriment.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Monsieur le Baron DeCaussade a dit qu’il a vu un exem=
ple d’une bien grande compassion; un homme à Genève se jetta
dans le Rhône pour sauver un jeune homme qui s’y noioit, et il
le bonheur de l’en tirer. Celui qui donna cette preuve de sensibilité
s’appelloit Mr le Fort.

Monsieur DuLignon n’a rien voulu ajouter.Mr DuLignon

Sentiment de Mr le Conseiller De St Germain.Je trouve, a dit Monsieur le Conseiller De St Germain, la ma=
tière qu’on vient de traiter très intéressante, qu’il seroit à souhaiter
qu’on travaillât à donner des justes idées des vertus dont la pratique
et si utile au bonheur de la société, comme Monsieur le Boursier
l’a fait, je crois que rien n’est plus à propos sur tout que de recom=
mander l’exercice de la Compassion, qui est d’un si grand usage dans
le commerce de la vie. Je me persuade encor que la Pitié peut s’ac=
croitre et s’augmenter en la cultivant, en se rendant attentif aux
raisons qui nous engagent à être sensibles aux maux d’autrui,
en attachant ses regards sur ces maux, en se transportant auprès
de ceux qui les souffrent. La Pitié doit sur tout être cultivée
chez les Grands, qui pour l’ordinaire n’y sont pas fort sensibles.
Aiant tout à souhait, ils n’ont point d’idée du malheur des autres; il
seroit donc à propos de les leur faire connoitre, et de les y faire ré=
fléchir, puisque la Pitié a été donnée pour le bien des hommes, on
doit d’autant mieux le faire qu’elle aura chez eux des influences
plus grandes que chez toute autre personne.

Sentiment de Mr le Professeur D’Apples.La pitié est un pur méchanisme, a dit Monsieur le Profes=
seur D’Apples, c’est une suite du mouvement des esprits et du sang,
mais les effets de ce mouvement peuvent être moraux. Un mouve=
ment aussi rapide que celui de la Pitié ne peut être la suite de la
réflexion. J’avoue cependant que le mouvement de la Conscience est
rapide, mais on s’aperçoit, on sent que ce mouvement est réfléchi;
au lieu que dans la Pitié, on ne l’aperçoit pas.

Ce méchanisme est très utile, s’il est dirigé par la Raison; mais
si on en suivoit aveuglément les impressions ; il pourroit porter
à des actions blamables. Par exemple, il seroit mauvais dans un
juge qui pardonneroit à un scélérat que tout l’engage à punir par pure
compassion. La Pitié seroit blamable dans un Père de famille qui ex=
poseroit sa vie pour des étrangers, et qui par là laisseroit sa famille
sans appui.

Il me paroit que Diogène Laerce se trompe quand il dit qu’il
/p. 129/ n’y a que ce qui est réel qui puisse nous émouvoir, j’en appelle
pour cela à l’expérience. Les Tragédies n’excitent-elles pas des sen=
timens vifs de compassion, quoi qu’on soit convaincu que tout cela est
feint et étudié?

Ces sentimens de compassion peuvent se diminuer et s’éteindre
même. Nous en avons pour preuve les jeux sanguinaires qu’établit
Antiochus dont nous a parlé Monsieur le Boursier. Ces jeux de même
que chez les Romains, au commencement excitèrent la compassion des
Spectateurs, mais dans la suite, lorsqu’on y fut accoutumé, ils n’en
excitèrent plus aucune.

Les conséquences que Monsieur le Boursier a tiré des princi=
pes qu’il a posé sont très solides; entr’autres celle ci qu’il faut culti=
ver chez nous le sentiment de la Pitié. Quoique ce soit un mécha=
nisme, il ne laissera pas de produire de grands avantages pour le
bien public, parce que ce sentiment est une aide pour nous porter
à de bonnes actions, et que plus il sera fort, plus aussi nous y
portera-t-il efficacement.

Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Comme l’Anatomie a produit bien des avantages pour la Mé=
decine, de même, a dit Monsieur le Lieutenant Ballival, l’Anato=
mie des sentimens sera utile pour la Morale et la Politique; j’en=
tens par ce dernier terme l’Art de diriger les actions des hommes au
bien public.

On ne sauroit disconvenir que la Pitié ne soit machinale, elle
est une suite de la disposition de notre machine, voilà pourquoi elle
doit être et qu’elle est effectivement générale. Ce qui montre la
Bonté du Créateur, c’est la Sagesse et la Bonté de cette instituti=
on. Si elle dépendoit la Pitié, de la réflexion, trop peu de person=
nes en seroient susceptibles, ils n’en sentiroient pas l’obligation et
la nécessité.

Mais si ce sentiment est bon, s’il est utile au Genre humain,
et digne de Dieu, on doit le perfectionner. Ce sentiment peut aussi
produire de mauvais effets, il faut donc le conduire par la Raison. Il
produiroit, par exemple, de mauvais effets dans un Juge qui en seroit
trop susceptible. Il en produiroit encor de mauvais dans un Prince
qui s’épuiseroit, en répandant des bienfaits, et en accordant des dons
et des pensions à tous ceux qui s’adresseroient à lui, ou qui applique=
roit mal ses graces et ses bienfaits.

Pour bien diriger ce sentiment de la Compassion, il faut distinguer
ce que l’on doit à Dieu, ce que l’on doit eu égard à la justice, ce
qu’on doit à sa propre conservation, d’avec ce qu’on doit aussi aux
/p. 130/ autres par pure bienséance; toutes ces considérations seront un
grand préservatif pour empécher que la Compassion ne nous por=
te à quelque choses de mauvais. Un Juge, p. e., doit considérer
les relations qu’il soutient dans la Société, il est obligé d’en pro=
curer d’avantage, et d’éloigner ce qui peut la troubler. S’il ne
faisoit attention qu’au criminel qui est devant ses yeux, dont
les larmes l’émeuvent, et à l’horreur du supplice auquel il doit
être condamné, il pourroit l’absoudre; mais la compassion qu’il
auroit pour ce scélérat seroit funeste à la Société. Comment ac=
cordera-t-il ces deux sentimens? Il faut qu’il examine ce qu’il
doit à la Société, et ce qu’il doit non pas ce qu’il doit à un parti=
culier; mais à un particulier qui a le cœur corrompu, et dont les
mœurs sont déréglées, il trouvera que la Justice l’engage à main=
tenir la paix dans la Société, qu’il est obligé de protéger les Gens
de bien, d’empécher que la corruption ne se glisse dans le Public,
et qu’il ne doit rien négliger pour éloigner les exemples qui pouroient
être contagieux: au lieu qu’il ne doit à cet Homme qui est devant
lui qu’une bienveuillance générale; les prémiers de ces Devoirs sont
parfaits, ce dernier n’est qu’un devoir d’une obligation imparfaite,
les prémiers le lient à Dieu qui l’a élevé au Poste qu’il occupe, et
à la Société entière; et le dernier ne le lie qu’à un seul homme,
s’il manque aux prémiers il agit contre la Justice, et s’il n’accorde
pas absolution a ce dernier, il ne la viole point. Il doit faire taire
ses mouvemens de Compassion dans cette circonstance; D’ou l’on
peut conclure en général qu’il ne faut pas s’abandonner aveuglé=
ment, et sans réflexion aux mouvemens de compassion qu’on éprou=
ve, et qu’il faut les comparer avec ses autres Devoirs, pour savoir
s’ils s’y accordent, ou s’ils nous en écartent.

La Pitié est un sentiment qu’on peut considérer comme double,Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
de même que la peur et d’autres. Une femme, par exemple, qui
entendroit tirer le canon, pouroit dans certaines circonstances l’en=
tendre sans être effraiée, mais la peur la saisiroit infailliblement si l’on
lui aprenoit que l’on tire à boulet, ou cela redoubleroit sa fraieur,
si le bruit l’avoit déjà émue. De même la compassion est machinale
et réfléchie. La machinale nous avertit, et la réfléchie nous porte
à agir. La prémière quelquefois nous empecheroit d’agir sans
la seconde.

Suivant que la Pitié est mélée avec l’amour ou avec d’au=
tres passions, ou d’autres mouvemens, elle est agréable ou peini=
ble en elle même elle ne donne ni peine, ni plaisir.

/p. 131/ Les Grands ne connoissent pas la Compassion, il la leur faut
insinuer, en leur faisant voir les objets qui en sont dignes, il fau=
droit les conduire dans les Hopitaux, et leur faire faire des réfle=
xions sur le malheur des pauvres et des malades. La réflexion
les conduira plutot à faire du bien que la Pitié machinale.

La Pitié, a dit Monsieur le Bourguemaistre Seigneux, doit
être cultivées pour le bien commun, sur tout chez les Grands, par ce
qu’aiant beaucoup de pouvoir en main, s’ils en sont pénétrés ils pou=
ront répandre leurs secours sur un plus grand nombre de personnes
et en donner à chacun de plus considérables. Mais quand je dis
qu’un Souverain, p. ex., doit y être sensible, je n’entends pas par
là, qu’il doive pardonner à des malfaiteurs, ce qui seroit un mal,
mais qu’il doit être très attentif à ce que les Magistrats qui
dépendent de lui, remplissent bien leurs devoirs, et n’oppriment
pas les peuples: c’est là une Pitié raisonnable. Il faut donc bien
l’inspirer aux jeunes Gens, sur tout à ceux qui sont destinés à com=
mander aux autres.

Les animaux paroissent avoir quelque sentiment de compassion.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLII. Discussion sur les principes de pitié et de compassion traités par Mandeville (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 29 février 1744, vol. 2, p. 112-131, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/483/, version du 24.06.2013.
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